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Après Chavouot : sortir des impasses

par: Stéphanie Allali-Klein

Publié le 15 Juin 2022

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Il est toujours très délicat de revenir sur l’histoire des ascendants de Ruth et Boaz. Tous les deux viennent de deux histoires très complexes et qui vont à l’encontre de la morale.
Pour Ruth, l’histoire de Loth et de ses filles ; et pour Boaz, l’histoire de Yéhouda et de Tamar.
Dans le premier cas, il s’agira d’inceste ; dans l’autre cas de prostitution.
Tentons déjà de comprendre comment ces trois femmes en sont arrivées là. Il n’est pas question, ici de justification d’actes immoraux mais d’une grille de lecture qui choisit un autre angle que celui de la morale.
Après l’épisode de Sodome et Gomorrhe, les filles de Loth pensent que la terre est dépeuplée. Elles souhaitent donc la repeupler. Elles sont seules avec leur père ; il n’y a pas d’autre homme.

Il est évident pour elles d’avoir une relation intime avec leur père pour tomber enceinte et repeupler le monde.

Loth s’installe dans une caverne avec elles :

« Loth monta de Tsoar et s’établit dans la montagne avec ses deux filles, car il n’osait rester à Tsoar ; il demeura dans une caverne, lui et ses deux filles. » (Paracha vayera, 19, 30)

Que se joue-t-il dans cette caverne loin du monde et qui se rejoue dans leur esprit ?
Comment ont-elles vécu l’épisode de Sedom ?
Pour Loth, ayant appris l’hospitalité d’Avraham, il est normal d’accueillir les trois visiteurs qui se postent devant sa maison.
Il sait que le contrat social de Sedom devrait l’empêcher de faire cela, mais il le fait.
La violence s’amplifie et les habitants veulent tuer les invités. Loth, comme on le sait, leur donne ses filles. Que peuvent retenir les filles de Loth de cet épisode monstrueux ?

L’invité fait partie du domaine public, lorsqu’on le fait rentrer chez soi, on l’intègre à notre domaine privé.  Nos enfants font partie de notre domaine privé, si on les donne en pâture comme le fait Loth à l’extérieur, au domaine public. Que peut-il se passer dans la tête de ses filles ?
Leur père, qui devrait les protéger, préfère protéger les invités. Il y a dès lors confusion entre domaine privé et domaine public.
Dans la caverne, que l’on pourrait analyser comme huis clos et enfermement, cette confusion se rejoue mais à l’envers, c’est le domaine public, ce qui existe en dehors de la maison à savoir la sexualité, qui rentre dans le domaine privé et l’inceste est commis.

Une bonté authentique établit toujours des priorités, la famille avant les invités, ce ne fut pas le cas pour Loth. Un des deux fils né de cette union incestueuse s’appelle Moav, du père. Ruth est une moabite. Elle vient d’une liaison incestueuse. D’une liaison où le hessed a pris une direction tortueuse, celui d’une sexualité dépravée.
Pourtant, cette notion de hessed retrouvera sa vertu des générations après, à travers Ruth la convertie, la baalat hessed, qui consacrera sa vie à Naomie et au peuple juif.
L’histoire de Yéhouda et de Tamar est autre, et parle avant tout de la problématique du Yboum, du lévirat. Tamar est la femme de Er, fils de Yehouda ; celui-ci meurt ; elle épouse son frère Onan, qui meurt aussi. Il reste le petit dernier Chela, qui est trop jeune pour l’épouser. Mais le temps passe et pas de Chela. Il semble que Yehouda a peur d ‘une troisième perte. Mais Tamar, elle, veut ce Yboum, elle veut perpétuer le nom de son défunt mari. Elle se déguise en prostituée et Yehouda succombe à ses charmes. Elle tombe enceinte de deux enfants, Zerah et Perets, dont Boaz descendra. Après s’être emporté, Yehouda reconnaitra la grandeur de Tamar et sa faute.

« Yehouda les reconnut et dit : « Elle est plus juste que moi, car il est vrai que je ne l’ai point donnée à Chela mon fils. »(Paracha Vayechev, 38, 26)
Cette reconnaissance traversera les générations et c’est Boaz qui reconnaitra que Ruth peut épouser un homme juif et qu’elle a le droit de perpétuer le nom de son défunt mari Mahlon, fils de Naomie.

Ce que l’on peut retenir de ces deux histoires, ce sont les motifs de ces trois femmes.

Quels sont-ils ?
Avoir une descendance certes, mais que cela signifie-t-il lorsque tout est opacité ?
Quel est ce choix de vouloir coûte que coûte une descendance ? Et que cela signifie-t-il par extension pour Ruth et la lignée du Machiah ?
Emmanuel Levinas, dans son ouvrage Difficile liberté, analyse un passage du Talmud sur les temps messianiques. Tentons de relier son analyse avec notre étude.

Guemara Sanhedrin, 181 :
Baraïta : selon Rabbi Eliezer, les temps messianiques dureront quarante ans, car il est dit “pendant quarante ans cette génération Me répugnera” (ps.95, 10). Selon, R. Eleazar b. azaria, ils dureront soixante-dix ans : Il est dit “en ce jour, Tyr tombera en oubli pour soixante-dix ans, juste la durée d’un roi unique” (Isaï, 23, 15). Qui est donc ce roi unique ? On peut affirmer que c’est le Machiah. Selon Rabbi, les temps du Machiah dureront trois générations, car il est dit: “ils te craindront tant que brillera le soleil, tant que luira la lune, une génération et deux générations” (ps. 72, 5).

Quant à Rabbi Hillel, il soutient qu’il n’y aura pas de Machiah pour Israël, car il l’a déjà « consommé » à l’époque d’Ezéchias. Rabbi Yossef a dit que « D. pardonne à Rabbi Hillel ! Ezechias, à quelle époque vivait-il ? A l’époque du premier temple. Or Zacharie, à l’époque du deuxième temple, prophétisait : réjouis toi fort, fille de Sion, jubile, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi juste et victorieux, humble, monté sur un âne  (Zaccharie, 9,9)»

Emmanuel Levinas s’intéresse à l’opinion de Rabbi Hillel qui s’oppose aux autres. Que vient-elle dire du Machiah par opposition ?

Voici les propos d’Emmanuel Levinas :
[…] Les commentateurs unanimes font dire à Rabbi Hillel ceci : si pour Israël le Messie est déjà venu, c’est qu’Israël attend la délivrance par D. lui-même. La voilà l’espérance la plus haute ! L’opinion de Rabbi Hillel comporte une méfiance à l’égard de l’idée messianique, à l’égard de la rédemption par le Messie. Israël attend une excellence plus grande que celle qui consisterait à être sauvé par un Messie. Et on peut interpréter de diverses manières ce dépassement de l’idée messianique. Celle qui rejoindrait M. Jankélévitch n’est pas la moins bonne : si l’ordre moral est dans son perfectionnement incessant, il est toujours en marche, jamais aboutissement. L’aboutissement moral est immoral. L’aboutissement de la moralité est absurde comme l’immobilisation du temps qu’il suppose. La délivrance par D. coïnciderait avec la souveraineté d‘une moralité vivante, ouverte sur des progrès infinis. » (Difficile liberté, page 112)

Voici ce qu’expriment ces trois femmes. Ici, il n’est pas question de faire l’apologie des moyens utilisés pour se sortir de leur impasse. Il est question de se sortir de l’impasse. Attendre de D. la délivrance, c’est attendre de soi, de sa partie divine en soi la délivrance. Lorsque tout est opacité, comment se délivrer ?
L’idée du Machiah se porte en soi tous les jours. Elle est l’idée de faire émerger de soi du renouveau. Mais ce renouveau ne peut émerger sans l’autre, sans don de soi à l’autre de manière humaniste et profonde.

C’est ce que dira Emmanuel Levinas dans un autre commentaire qui portera sur une opposition entre Rabbi Yohanan et Shmouel sur ce que résoudra l’époque messianique. Pour Rabbi Yohanan, l’époque messianique résoudra « toutes les contradictions politiques et mettra fin à l’inégalité économique pour inaugurer une vie contemplative […], une vie au-dessus du politique et du social désormais rendus inoffensifs. Dès lors, la position de Shmouel prend toute sa force : pour lui, la vie spirituelle, comme telle, reste inséparable de la solidarité économique avec autrui, le donner est en quelque façon le mouvement originel de la vie spirituelle ; l’aboutissement messianique ne saurait le supprimer. Il en permet seulement le plein épanouissement et la plus grande pureté et les plus hautes joies, en conjurant la violence politique qui fausse le donner. Non pas que les pauvres dussent subsister pour que les riches aient la joie messianique de les nourrir. Il faut penser d’une manière plus radicale : autrui est toujours le pauvre, la pauvreté le définit en tant qu’autrui, et la relation avec autrui restera toujours offrande et don, jamais approche « les mains vides ». La vie spirituelle est essentiellement vie morale et son lieu de prédilection est l’économique. » (Difficile liberté, page 112)

Ces trois femmes en voulant une descendance ont fait don d’elles-mêmes comme Ruth plus tard.
La Torah va au-delà de la morale en ce qu’elle propose une direction d’ouverture et de renouveau. Chaque idéologie, chaque revendication empêche de penser ses propres ressources, sa propre structure qui s’ancre dans une démarche intemporelle ; celle de la Torah qui propose de travailler ce qui se joue à l’intérieur de soi, afin que le juste mouvement s’opère : celui de soi vers le monde et non l’inverse.

Voilà la force et l’espoir que nous donnent les filles de Loth, Tamar et Ruth.

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1983
Enseignante

“Après Chavouot : sortir des impasses”

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