La paracha Chelah Lekha fait le récit de la faute des explorateurs. Cette faute est liée à leur parole médisante sur la terre d’Israël. Rachi appuie sur le fait que cette faute fait suite à la calomnie de Myriam.
Cependant, ce n’est pas leur parole qui fait l’objet principal des commentaires mais la problématique autour du cœur et des yeux. Problématique qui met l’accent sur le mot tour qui évoque tantôt l’exploration elle-même : « Envoie des hommes et ils exploreront (vayatourou) le pays de Canaan » (chelah leha,13,2)
Tantôt l’égarement du cœur et des yeux et qui se répare par le port des tsisith :
« Et vous ne vous égarerez (tatourou) pas par derrière votre cœur et derrière vos yeux » (ibid, 15, 39)
Cet égarement se traduit par une parole dévastatrice pour les bene Israël, puisqu’ils comprennent face au récit des explorateurs (qui se comparent à des sauterelles face à des géants), qu’ils ne pourront pas trouver de place dans ce pays qui les rejette.
Cette parole entraîne un exil de quarante ans. Exil qui fait perdre les moyens à cette génération comme l’exemple du ramasseur de bois, Tselofhad, qui profane chabbat et se fait lapider.
Deux des douze explorateurs, Calev et Yehoshua, s’éloigneront de cette parole destructrice et préfèreront la prière. Pourtant, de ces dix princes qui médisent, la loi juive retient l’idée du minyan, le quorum qui est essentiel à la prière collective.
Contre quoi le texte veut-il exactement nous mettre en garde ?
Ce mécanisme d’une parole de médisance destructrice n’a-t-elle pas déjà trouvé son mécanisme lorsque l’homme était au Gan Eden ?
1- Le mécanisme du cœur :
Le traité Sota 38a affirme que les explorateurs avaient avant l’entrée en terre de Canaan, de mauvaises intentions. Les intentions viennent du cœur et non de la raison. Elles naissent de sentiments légitimes ou non qui nous dirigent.
Si la Paracha commence par l’expression “Chelah lekha”, c’est parce que c’est D. qui demande à Moché de les envoyer explorer la terre. La suspicion du peuple montre qu’ils n’entendent ici plus D. et qu’ils font sans Lui.
Ce manque de confiance montre déjà l’intention qui prédomine.
Et ce manque de confiance déforme leur vision. Ils remarquent beaucoup de funérailles et comprennent que la terre engloutit ses habitants. Rachi explique que D. a fait cela afin que les habitants, en deuil, ne leur prêtent aucune attention. D. est bien avec eux !
Ils se sentent petits face aux géants. Mais sont-ils petits ? Y a-t-il des géants ?
Ils disent : « Et là nous avons vu les nefilim ; fils de Anaq, provenant des nefilim : nous étions à nos yeux comme des sauterelles, et ainsi étions nous à leurs yeux » (ibid, 13,33)
Le traité Sota 35a explique le verset : « et ainsi étions nous à leurs yeux » de cette manière : « Nous les avons entendu se dire : il y a des sauterelles dans les vignes et elles ressemblent à des hommes ».
Même si leur constat est parfois réaliste, leur manque de confiance exacerbe la situation et crée une vision déformée mais surtout un discours dévastateur. Ne croyant plus en eux, ils ne peuvent croire en la terre. Ne croyant plus en D., ils ne peuvent croire en leur avenir ; ils n’avancent plus.
Cette parole qui fige est celle de l’idolâtre. Dès que l’on se vide de soi, l’extérieur devient danger et agression ; il faut donc l’amadouer. D. permet d’être rempli de soi. Nul besoin d’expérimenter, comme l’ont voulu les explorateurs. Si D. est en soi, on traverse n’importe quelle situation de la même manière.
Le cœur est une région à dominer. On sait que les justes de la Torah s’expriment al libam, sur leur cœur. Ils le dominent. Les impies, eux, pensent belibam, dans leur cœur. Ils se laissent submerger, envahir par leurs émotions. Cela vient combler un vide existentiel. Ce vide c’est soi sans D.
L’idole est en dehors de soi, comme une parole envahissante qui vient justifier son vide existentiel.
Ces dix explorateurs sont des princes ; ils ont un statut, une posture. Et pourtant, ils partent déjà vides de D.
Chelah lekha n’est pas lekh lekha. Chelah lekha veut dire : envoie, toi des hommes. Je ne suis pas avec eux dans leur cheminement. Lekh lekha, va pour toi, signifie rempli de soi car D. est là.
Il est intéressant de noter que Yehoshua est béni par Moché et que Calev part prier comme nous le souligne Rachi, sur le tombeau des patriarches.
« Il vint (Calev) jusqu’à Hevron » (ibid, 13, 22)
Les deux dirigent leur cœur de la juste manière par la prière, par la relation à D. pour ne pas se perdre.
Le Midrach Tanhouma exprime que : le cœur et les yeux sont les explorateurs du corps et se font ses agents pour les péchés : l’œil voit, le cœur désire et le corps les commet.
Y a-t-il dans la faute des explorateurs, une redite de ce qui s’est joué au Gan Eden au moment de la faute ? La parole du serpent, qui est considérée comme la première parole médisante de la Torah, a-t-elle des points communs avec celle des explorateurs ?
Elles incitent l’œil à voir les choses autrement. L’arbre du Gan Eden tout comme les fruits d’Israël sont perçus différemment.
« La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à l’œil, et précieux pour l’intelligence ; elle prit de son fruit et en mangea, puis en donna à son époux et il mangea. » (Berechit, 3, 7)
Avant la faute, il est dit que Adam voyait le monde comme à travers l’écorce d’une orange. Il n’y avait aucune opacité entre lui et le monde. Ainsi, les éléments de la nature n’étaient pas extérieurs à lui. Faisant partie intégrante de la création divine, il en comprend chaque élément comme il se comprend lui-même. Il maîtrise le monde et sait que c’est à lui de le faire avancer.
« Et l’Eternel D. prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour en faire le service et le garder. » (Berechit, 2, 15)
Sa parole est aussi créatrice : « Or aucun produit des champs ne paraissait encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne poussait encore ; car l’Eternel D. n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et d’homme, il n’y en avait point pour cultiver la terre » (ibid, 2, 5)
Rachi : Et pour quelle raison n’avait-il pas fait pleuvoir ? Parce que « d’homme, il n’y en avait pas pour travailler la terre ». Il n’y avait donc personne qui pouvait apprécier les bienfaits des pluies. Et lorsque l’homme est arrivé, il a reconnu que les pluies étaient nécessaires au monde. Il a prié pour elles, et elles sont tombées. C’est alors que les arbres et les végétaux se sont mis à pousser.
Prier le monde nous rend responsable de sa création. L’entrée en Israël des bene Israël devaient les amener à s’occuper du monde et de sa création à travers la prière et les mitsvot.
2- Tsitsith et mitsvot :
Le port des Tsitsith englobe toutes les mitsvot : « Ce sera pour vous un tsitsith, vous le verrez, vous vous souviendrez de toutes les mitsvot de Hachem, vous les ferez, et vous ne vous égarerez pas derrière votre cœur et derrière vos yeux, après lesquels vous vous prostituez » (chelah leha, 15, 39)
Selon le Ramban, les tsistsith sont un rempart contre l’oubli des mitsvot.
Selon Rachi, le chabbat englobe aussi toutes les mitsvot. Le passage relatif au ramasseur de bois qui profane chabbat est à la suite du paragraphe relatif à l’idolâtrie. Transgresser chabbat a un lien avec le culte idolâtre parce cela signifie le reniement de son potentiel de pouvoir créateur. Il s’agirait de penser le monde en dehors de chabbat, sans son pouvoir créateur, sans sa responsabilité dans le monde. Le ramasseur de bois a profané chabbat car il était en exil, loin de D. Il est sorti de l’alliance. Il est l’exemple de celui qui refuse ce lien d’intimité avec D. Cet exil représente le silence de D. qui vient à la suite des paroles négatives des explorateurs. Il est à l’image de l’exil d’Adam et Hava qui surgit après la parole négative du serpent et qui remet en compte le pouvoir illimité de D. et le pouvoir créateur second de l’homme.
Cette terre promise à Avraham est celle du pouvoir créateur de D. En exil, dans le désert, cette idée de D. ne peut émerger. Sans pouvoir créateur, il n’y a plus de chabbat, il n’y a plus de mitsvot, il y a l’errance et la mort. Le nombre des explorateurs qui parlèrent contre la terre fut de dix. La tradition relie ce nombre au quorum des hommes lors de la prière, le minyan.
3- Les explorateurs et le minyan :
Voici ce qu’en dit le traité Meguila, p. 23b
« D’où apprenons-nous l’origine du minyan ? Rabbi Hiyya bar Abba dit au nom de Rabbi Yohanan, car le verset dit : « et je serai sanctifié au milieu des enfants d’Israël » (emor, 22, 32) Toute proclamation de la sainteté divine ne peut se faire à moins de dix personnes. Comment justifier cette déduction ? Car Rabbi Hiyya a enseigné par rapport à l’expression « au milieu ». En effet, il est écrit ici : « Et Je serai sanctifié au milieu des enfants d’Israël » et là-bas il est écrit : « Écartez-vous au milieu de cette assemblée » (chelah leha, 14, 11, 13, 14) Il s’agit ici des dix explorateurs qui refusaient l’entrée en Israël. De même dans le récit des explorateurs « assemblée » signifie dix hommes, aussi l’assemblée de Korah. Il s’agit de dix personnes. »
Comment comprendre l’idée du minyan à travers cela ?
Cette parole collective apparaît à un moment où il s’agira pour les bene Israël de parcourir une terre sans la visibilité de D., à savoir sans miracles. Il ne s’agira plus ici d’explorer un désert qui reçoit les miracles et qui est au-dessus des lois de la nature. La terre d’Israël est le pays où les bene Israël doivent vivre en lien avec la nature et ses lois, avec l’ordinaire et non l’extraordinaire. La description des dix explorateurs montre leur aliénation à l’extraordinaire. Ils se rattachent à D. comme on se rattache à l’idole. Ils se positionnent face à un dieu qui ne pourra rien pour eux, et ne pourra être en relation avec eux si ce n’est par des miracles.
Le minyan nous questionne sur cela : cette parole collective va-t-elle avoir une relation paganiste d’intérêt à D. ou au contraire va-t-elle se mettre en relation avec D. dans ce monde ci, celui de la nature ? Le minyan va-t-il attendre de D., quitte à L’en exclure ? Ou au contraire va-t-il travailler main dans la main avec D. ?
Le Midrach Tanhouma, rapporte que dans ce nombre dix réside le pouvoir d’écarter la rétribution. La rétribution est ce qui est donné en échange d’un service ou d’un travail. Ce nombre dix empêche le rapport d’intérêt à D. et la déresponsabilisation envers Lui.
Le récit des explorateurs montre que ce nombre peut entraîner l’inverse. Mais les conséquences sont nombreuses : exil, rejet des mitsvot, idolâtrie. Plus loin, dans la Paracha Pinhas, une assemblée de femmes, celle des filles du ramasseur de bois, Tselofhad, nous montrera quel type de relation il faut avoir avec D.
C’est par l’argumentation et l’ancrage dans la réalité, qu’elles vont permettre à leur père d’obtenir, à titre posthume, une place en terre d’Israël. Car le lien naturel à la terre se construit par la discussion entre les hommes et les femmes pour penser les lois de D.
Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirtsa viennent de la tribu de Ménaché, fils de Yossef. Rachi explique que Yossef est mentionné car il aimait la terre et sa descendance aussi.
Aimer la terre c’est y vouloir une place, c’est refuser l’éloignement des mitsvot et refuser l’exil ( Yossef n’a jamais accepté son exil malgré son statut en Egypte). Aimer la terre, c’est créer un lien naturel à D. sans attente ni intérêt.
C’est profiter de ce qui émerge de soi et non attendre de ce qui se jouerait à l’extérieur de soi et qui est souvent envahissement. Traverser la vie avec cette pleine conscience de soi permet une parole ancrée.
Faire confiance à D. signifie se sentir responsable du monde et savoir le maîtriser. Si les explorateurs s’étaient sentis accompagnés par D., ils auraient maîtrisé la terre. Il n’y aurait pas eu d’exil et Tselofhad n’aurait pas transgressé chabbat.
S’ils avaient cru en leur pouvoir créateur, il n’y aurait pas eu d’errance mais l’entrée dans une terre à l’image du (Gan Eden ?) chabbat, à l’image d’un juste repos.
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