Filiation et Paternité. par Rav Gérard Zyzek
Dire que telle personne est le fils de telle femme ne pose essentiellement pas de problème apparemment. En effet cet enfant est né du ventre de cette femme. Mais qu’en est-il du père ? Comment peut-on dire qu’untel est le fils de cet homme ? La rencontre fécondante entre un homme et une femme est fugace ; un instant suffit pour qu’une femme soit fécondée. D’où la question : qu’est-ce qu’un père.
Nous pourrions dire que cette question est la base de ce que nous pouvons appeler ‘le juridique’. C’est ce qui fait dire à certains que le père, c’est la loi. La question de la paternité est la question première du droit, et partant du droit talmudique.
Toutefois les technologies actuelles ont rendu possible la détermination d’un géniteur de manière presque certaine, ou certaine d’après d’autres. Serait-ce à dire que nos questions présentes deviendraient caduques et dépassées ? D’où la question qui se pose à nous désormais : est-ce que le tout génétique est en quelque sorte une abolition du droit, et de la loi en quelque sorte ? Une abolition de la notion de père.
C’est à ces questions que nous allons nous atteler. Nous serons étonnés de voir combien nos Maîtres du Talmud ont disséqué ces notions dont l’impact nous parait tellement actuel.
Nous conclurons cette introduction en disant que le travail de la Halakha, s’il peut paraître technique et pinailleux pour certains, ou d’horizon limité à une communauté de stricte observance, a pour nous une portée universelle. En effet le travail de la loi est une réactualisation de ce que signifie l’homme créé à l’image de D. .
Les cas abordés sont souvent choquants. Le but n’est pas de choquer, mais on ne peut cerner des notions qu’en abordant les cas limites. D’autre part nous ne sommes pas habitués à réfléchir à ces sujets qui nous paraissent peut-être tabous, ou bien amoraux. De plus la culture française nous fait imaginer que l’article premier de la déclaration universelle des droits de l’homme est un absolu insubmersible qui nous empêcherait dès lors de réfléchir : ‘Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits’. Notre Tradition ne procède pas de grandes déclarations abstraites, mais analyse des cas juridiques concrets. Tout homme certes est créé BéTsélèm Elokim, à l’image de D., cependant tout être est différent et distinct et chaque nuance de sa situation aura des impacts juridiques des plus variés. Discerner une différence n’est pas forcément discriminatoire.
Première partie : גר שנתגייר כקטן שנולד דמי, ‘Un converti qui se convertit est comme un enfant qui vient de naître’.
I. La notion de Guérout.
La Torah considère l’éventualité que quelqu’un qui ne serait pas né juif pourrait le devenir. Cette notion est appelée Guérout, גירות. Nous avons l’habitude de l’appeler ‘conversion’ en français. Mais en fait cette notion est très éloignée de la conception occidentale de conversion. Notre ami le ‘Hakham Georges Hansel nous a appris qu’il vaudrait mieux traduire le terme Guérout par ‘naturalisation’. En effet la Guemara qui traite du sujet (Yévamot 46b et 47a) présente la Guérout de la manière suivante :
אמר רבי חייא בר אבא אמר רבי יוחנן גר צריך שלשה משפט כתיב ביה.
‘Rabbi ‘Hyia bar Aba dit au nom de Rabbi Yo’hanan : le Guèr nécessite trois juges, car le terme Mishpath, jugement, est dit à son sujet’
Rashi explique : ‘le verset dit dans Bamidbar 15,16 « un seul jugement sera pour vous et pour le Guèr qui réside avec vous », et il n’y a pas de jugement à moins de trois juges.’
C’est-à-dire que l’on définit le Guèr, l’étranger qui vient s’associer au peuple d’Israël, selon son statut en droit civil. Il n’y aura qu’une seule législation, que ce soit pour un juif de souche ou pour un immigré. C’est de là que notre Tradition apprend qu’il faut un tribunal de trois juges pour donner un statut de Guèr à quelqu’un. Un Guèr est quelqu’un qui rentre dans la législation interne du peuple d’Israël, nonobstant le fait qu’il ne soit pas d’origine juive.
La Guemara continue :
תנו רבנן ושפטתם צדק בין איש ובין אחיו ובין גרו, מכאן אמר רבי יהודה גר שנתגייר בבית דין הרי זה גר, בינו לבין עצמו אינו גר.
‘Nos Maîtres enseignent : « vous jugerez de manière équitable entre l’homme et son frère et son émigré, Guèr » Devarim1,16), de là Rabbi Yéouda dit : un Guèr qui s’est converti devant un tribunal rabbinique est un Guèr ; s’il l’a fait seul, il ne prend pas le statut de Guèr.’
La procédure de Guérout est l’attestation que cette personne rentre de manière juridique dans la juridiction d’Israël et sera jugée devant les tribunaux juifs. C’est donc une procédure de droit civil, et ne procède pas de la sphère du religieux, que l’on entend dans le concept de ‘conversion’. C’est donc une ‘naturalisation’.
Ceci n’est pas si facile, car le revers de la médaille est que si maintenant cette personne prend un statut juridique d’Israël, quel lien cette personne entretient-elle alors avec sa vie d’avant et avec son ancienne identité ?
Comment peut-on dire à quelqu’un qui était par exemple auvergnat, ou corse, et bien maintenant tu es juridiquement juif ?
Si nous parlons de croyance, et de conviction, de foi, pourquoi pas ! Mais il est question ici d’un changement de statut de la personne. Nous allons analyser dans ce chapitre la notion talmudique qui rend compte de ce changement : גר שנתגייר כקטן שנולד דמי , ‘un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’. C’est-à-dire qu’il y a une redéfinition de sa personne, pas tant au niveau psychologique qu’au niveau juridique.
II. ‘Un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’ (Traité Yévamot 22a).
L’occurrence première de cette notion se trouve dans le Traité Yévamot 22a. Situons le contexte.
La Torah interdit des incestes. Le sujet traité dans Yévamot 22a est la notion de Sheniot LeArayot, שניות לעריות. C’est-à-dire que les Sages ont interdit des mariages qui ressemblent quelque part aux incestes prohibés par la Torah. En effet les mariages prohibés par la Torah font partie des ‘Houkim, des décrets de la Torah dont la logique première ne nous est pas apparente. Il est interdit par la Torah à un homme d’épouser la mère de sa femme, mais il est licite d’après la Torah d’épouser la mère de sa mère. Néanmoins les Sages ont interdit le mariage avec la mère de sa mère, ce qui est donc un interdit rabbinique.
La question qui nous occupe est la suivante :
Un Guer, un converti, se convertit ainsi que la mère de sa mère, est-ce qu’alors leur mariage serait licite ?
Rav Na’hman répond :
אמר ליה, השתא ומה ערוה גופה אי לאו שלא יאמרו באין מקדושה חמורה לקדושה קלה לא גזרו בהו רבנן, שניות מיבעיה.
‘Il leur a répondu : les interdits d’inceste eux-mêmes, si ce n’était qu’il y a un risque que les gens ne disent qu’ils viendraient d’une sainteté rigoureuse pour entrer dans une sainteté légère nous n’aurions pas interdit le mariage, les incestes périphériques serait-ce donc nécessaire d’interdire ?’
Expliquons les dires de Rav Na’hman avec le commentaire de Rashi :
La Guemara dans le Traité Sanhédrin (57b) nous enseigne que les non-juifs sont soumis à des interdits d’inceste. Aller avec sa mère fait partie des interdits d’inceste que la Torah conçoit pour les non-juifs, les fils de Noé. Imaginons qu’un non-juif se convertisse ainsi que sa mère, Rav Na’hman nous dit que structurellement, il pourrait épouser sa mère. Rashi explique : דכקטן שנולד דמי ואין לו קורבה, ‘il est comme un enfant qui naît et il n’a pas de proximité’.
Néanmoins, si nous permettions à un tel converti d’épouser sa propre mère, il y aurait à craindre que les gens ne disent que se convertir, devenir Israël, est une baisse de niveau spirituel, et une source de permissivité, c’est pour cela que nos Maîtres ont interdit une telle union. En conséquence de quoi, les interdits périphériques, comme épouser la mère de sa mère, ne seront pas prohibés pour un converti et une convertie, l’interdit-base n’étant lui-même qu’un interdit rabbinique.
III. Méditons sur cet enseignement de Rav Na’hman.
Epouser sa propre mère, avoir une relation avec sa mère, est un interdit-base d’inceste que ce soit pour un fils de Noé ou pour un Israël. Néanmoins nos Maîtres nous enseigne que si ce n’était à titre de protection rabbinique, ce serait permis à un Guer, un converti, d’épouser sa propre mère si celle-ci se serait convertie elle-même, en vertu du principe ‘un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’.
Rashi explique dans la suite du texte que, quand bien même la paternité pourrait-elle être sujette à questionnement, la maternité elle est a priori indubitable. En effet on peut affirmer que tel enfant vient de telle maman. Néanmoins notre Guemara nous enseigne que bien qu’il n’y ait aucune ambiguité sur le fait que cette dame est la mère de cet homme, toutefois stucturellement ils pourraient se marier, si ce n’est à titre de barrière rabbinique. Rashi nous donne les mots-clefs : ‘il est comme un enfant qui naît et il n’a pas de proximité, Kourva’.
Nous voyons ici une innovation fondamentale qui nécessite écoute et méditation. Les interdits d’inceste ne sont pas des notions naturelles, ou d’ordre psychologique, comme s’ils coulaient de source. Ici nous sommes en face d’une certitude : cette femme est la mère de cet homme. Néanmoins le fait qu’il soit devenu Israël fait que maintenant il n’a pas ce que nos Maîtres appellent ‘proximité’, Kourva, avec cette femme (quand bien même cette femme se serait-elle convertie de son côté). Il ressort clairement de ce passage de la Guemara de Yévamot 22a que, pour que s’applique l’interdit d’inceste, il n’est pas suffisant que l’on sache que cette femme est la génétrice de cet homme, encore faut-il qu’il y ait une Kourva, une proximité entre ces deux personnes. L’interdit est formulé dans la Torah de la manière suivante (Vayikra 18,6) : איש איש אל כל שאר בשרו לא תקרבו, ‘Que tout homme ne s’approche pas à toute proximité de sa chair’.
C’est-à-dire que s’il y a rupture dans la transmission, repositionnement radical de la personne dans le cas où l’homme s’est converti, et qu’elle se soit convertie de son côté, l’interdit d’inceste ne s’applique pas.
Peut-être pouvons-nous maintenant rendre compte de la notion enseignée par nos Maîtres de la manière suivante. Une personne en général se définit par la femme qui l’a mise au monde, c’est ce que l’on appelle ‘sa mère’. Si cette personne fait une Guérout, une ‘conversion’, elle se redéfinit à ce moment-là. Ce n’est pas sa naissance qui la définit, loin de là, puisque cette personne a pu naître bretonne par exemple et maintenant se définir comme Israël. C’est ce que les ‘Hakhamim ont voulu rendre par l’expression ‘Un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’. C’est-à-dire qu’il naît maintenant, ce n’est pas sa mère, sa génitrice qui l’a mis au monde. Si ce n’était la protection rabbinique, il pourrait épouser sa génitrice. A ce niveau-là il nous est donc difficile de dire ‘sa mère’.
Seconde partie : אין אב למצרי, ‘L’égyptien n’a pas de père’. La notion de paternité.
De nombreux passages dans le Talmud abordent la notion de paternité selon des aspects très contradictoires. Nous n’avons pas trouvé le moyen de faire l’économie de l’analyse de plusieurs de ces aspects paradoxaux. Nous ne cherchons pas à alourdir les propos. Notre volonté est de nous éveiller petit-à-petit au fait que si intuitivement il nous parait simple de dire qu’untel est le père d’untel, et qu’untel est son fils, néanmoins, au niveau du droit juif en l’occurrence, ces notions n’ont rien d’évident ni de premier, bien au contraire.
I. Traité Yévamot 97b et 98a. ‘L’égyptien n’a pas de père’.
La Beraïta[1] nous enseigne (97b) :
שני אחים תאומים גרים לא חולצין ולא מייבמין, ואין חייבין משום אשת אח. היתה הורתן שלא בקדושה ולידתן בקדושה לא חולצין ולא מייבמין אבל חייבין משום אשת אח.
‘Deux frères jumeaux convertis n’ont ni à faire ‘Halitsa ni à faire de Yiboum, et ils ne sont pas passibles à titre de femme de son frère. Si leur conception ne fut pas dans la Sainteté d’Israël et que leur naissance fût par contre dans la Sainteté d’Israël, ils n’ont toujours pas à faire ‘Halitsa ni Yiboum, mais ils seront passibles à titre de femme de son frère.’
Il est écrit dans la Torah (Devarim 25,5) :
כי ישבו אחים יחדיו ומת אחד מהם ובן אין לו לא תהיה אשת המת החוצה לאיש זר יבמה יבא עליה ולקחה לו לאשה ויבמה.
‘Si des frères vécurent ensemble et que l’un mourut sans enfant, la femme du défunt n’ira pas à l’extérieur vers un homme étranger, son beau-frère ira avec elle et se l’acquerra pour lui comme femme et fera Yiboum’.
Le Yiboum est la procédure qui scelle le mariage entre un homme et sa belle-sœur dans le cas où son défunt frère n’eût point d’enfant.
Si le frère du défunt ne veut pas faire Yiboum (ou d’autres raisons enseignées dans le Traité Yévamot), la Torah prévoit une procédure de rupture du lien entre la veuve et son beau-frère de manière à ce que celle-ci puisse se remarier avec quelqu’un extérieur au cercle des frères du défunt. Cette procédure s’appelle la ‘Halitsa.
Ces deux procédures, Mitsvot de la Torah, incombent à des frères, mais qui sont considérés frères ?
La Guemara (Yévamot 17b, rapportée par Rashi sur le verset) nous enseigne que ne sont considérés frères, par rapport à ce sujet, que des frères par le père. En effet le verset dit כי ישבו אחים יחדיו, ‘si des frères vivent ensemble’, c’est-à-dire qu’ils ont quelque chose qui les relie : l’héritage, la capacité de s’hériter l’un l’autre. Or des frères par la mère et non par le père ont peu de chance de s’hériter l’un l’autre, puisque selon la Torah les patrimoines suivent les lignées paternelles et non les lignées maternelles.
Pour résumer, l’obligation de Yiboum ou de ‘Halitsa incombera à des frères par le père, mais qui sera considéré père quant au sujet qui nous occupe ?
Nous pouvons maintenant développer les enseignements de cette Beraïta.
Deux frères jumeaux non-juifs se convertissent et se marient en tant qu’Israël. L’un meurt sans enfant de son épouse juive. La Mishna et notre Beraïta nous enseignent que le frère restant n’a aucune obligation de Yiboum ou de ‘Halitsa à l’égard de la veuve de son défunt frère. Cet enseignement n’est nullement surprenant en vue du principe que nous avons étudié précédemment, le principe de גר שנתגייר כקטן שנולד דמי , ‘un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’. En effet dès que le premier des deux frères jumeaux se convertit, les liens de fratrie se redéfinissent, et quand bien même génétiquement seraient-ils indubitablement frères, juridiquement ces liens de fratrie ne sont plus efficients. Ceci a pour conséquence qu’il n’y a pas d’obligation de Yiboum et ‘Halitsa. La Beraïta ajoute que ces frères jumeaux ne sont pas passibles à titre de femme de son frère.
Le verset nous enseigne (Vayikra 18,16) : ערות אשת אחיך לא תגלה ערות אחיך היא, ‘La nudité de la femme de ton frère tu ne dévoileras pas, elle est la nudité de ton frère’.
Le verset nous enjoint de ne pas épouser la femme de notre frère. Mais si elle est la femme de son frère, elle sera interdite tout au moins à titre d’adultère ! Il faudra comprendra que cette union sera prohibée même si le frère eût décédé, ou bien qu’il l’eût divorcée.
Par contre dans le cas d’espèce qui nous occupe, la Beraïta nous enseigne que le mariage avec la femme de son frère n’est pas interdit, car ils ne sont pas considérés juridiquement frères.
Regardons la seconde partie de la Beraïta :
‘Si leur conception ne fut pas dans la Sainteté d’Israël et que leur naissance fût par contre dans la Sainteté d’Israël, ils n’ont toujours pas à faire ‘Halitsa ni Yiboum, mais ils seront passibles à titre de femme de son frère.’
De quel cas parle-t-on ? Un non-juif s’est marié avec une non-juive. Cette femme est fécondée de lui. Enceinte, elle se convertit et accouche après sa conversion de deux garçons jumeaux. Ces garçons ont été conçus hors de la sainteté d’Israël mais, par contre, sont nés dans la Sainteté d’Israël.
Ce cas de figure soulève de multiples questions, en particulier celle de savoir comment la conversion de la mère peut être opérante pour les fœtus.
Rava, dans notre Guemara (98a), veut déduire de notre enseignement un principe fondamental du droit hébraïque.
אמר רבא הא דאמור רבנן אין אב למצרי לא תימא משום דשטופי בזמה דלא ידיע אבל ידיע חיישינן אלא אפילו דידיע נמי לא חיישינן דהא שני אחין תאומים דטפה אחת היה ונתחלקה לשתים וקתני סיפא לא חולצין ולא מייבמין שמע מינא אפקורי אפקריה רחמנא לזרעיה.
‘Rava dit : ce que nos Maîtres disent qu’il n’y a pas de père pour l’égyptien ne signifie pas que cela viendrait d’une incertitude par dévoiement des mœurs[2]. Ce qui aurait pour conséquence que si nous pouvions savoir avec certitude qui est le père et qui est la mère nous devrions alors prendre en compte la paternité du géniteur. Non, telle n’est pas l’analyse, car en fait, même s’il n’y a aucune incertitude sur le géniteur[3], nous dirons qu’il n’y a pas de paternité pour l’égyptien. La preuve en est que notre Beraïta enseigne que deux frères jumeaux, qui sont le fruit d’une seule goutte de semence qui s’est scindée en deux, sont exempts de Yiboum et de ‘Halitsa[4]. Ceci signifie que la Torah a banalisé la semence de l’égyptien, a considéré cette semence comme néant.’
II. Démarche de Rashi.
Tous les commentateurs demandent : mais quelle est la différence entre ce second cas de la Beraïta et le premier cas, pourquoi ne dirions-nous pas aussi dans ce cas qu’un converti qui s’est converti est comme un enfant qui nait ?
Rashi répond (דה »מ לא תימא משום דשטופי זימה) : ואי נולד בקדושה דליכא למימר כקטן שנולד ליהוי ליה נמי שאר אב דהא ודאי אבוה הוא.
‘Et dans le cas où ces enfants seraient nés dans la Sainteté d’Israël il n’y a pas lieu de dire qu’ils soient comme des enfants qui naissent, alors nous pourrions imaginer qu’ils auraient proximité par le père puisque cet homme est leur père !’
Rashi explique que, lorsque la femme se convertit enceinte, on ne dit pas que cet enfant est comme un enfant qui nait. Indubitablement, il y a ici une anomalie. En effet cette femme s’étant convertie rompt ses liens juridiques de proximité ! Par la conversion de la femme il devrait y avoir rupture de liens juridiques avec le géniteur de ces enfants. Pourquoi Rashi affirme-t-il, pour rendre compte du raisonnement de Rava, que dans le cas d’enfants nés dans la Sainteté d’Israël ne s’applique pas le principe de ‘un converti est comme un enfant qui nait’ ?
Il nous faut expliquer ainsi.
Il y a deux notions. La mère, elle, est une convertie. A son sujet nous pouvons appliquer le principe de ‘un converti est comme un enfant qui nait’. Par contre l’enfant, ou les deux jumeaux en question, ne sont pas des convertis. Ils naissent d’une mère juive. Le concept de Guérout, de conversion, s’applique à des êtres ayant une individualité pour qu’il puisse être pertinent de dire que s’applique à leur sujet une mutation de statut, une redéfinition des liens de proximité. Par contre ces enfants prennent une individualité juridique à leur naissance. A cet instant ils naissent d’une femme juive. Le paradoxe sous-jacent au raisonnement de Rava est que, quand bien même dirions-nous que cette femme rompt par sa conversion les relations de proximité antérieures, par contre les enfants ne sont pas des convertis. A leur sujet, nulle rupture[5] ! Ce sont des enfants nés juifs dont le père n’est pas juif et sur lequel nous n’avons aucune incertitude sur l’identité. Ces enfants, n’ayant pas le statut de Guérim, le principe de repositionnement des liens de proximité, גר שנתגייר כקטן שנולד דמי, ne s’applique pas. Si c’est ainsi, demande Rava, pourquoi ces frères jumeaux n’auraient-ils pas l’obligation de Yiboum ou de ‘Halitsa ? Force est de dire que la Torah considère qu’il n’y a pas de notion de paternité, de liens par le père, si ce géniteur est un idolâtre.
L’innovation de Rava est qu’indépendamment de la notion de ‘un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’ il y a une autre notion, la carence de notion de paternité dans le monde idolâtre, que nos Maîtres appellent : ‘il n’y a pas de père chez l’égyptien’, l’égyptien antique étant considéré comme l’archétype de l’univers idolâtre. Ces deux frères jumeaux ne seront donc pas considérés frères par le père, quand bien même n’aurions-nous aucune incertitude sur le fait qu’il s’agit du même géniteur.
Nous pouvons nous demander si la Guemara veut dire qu’il n’y a pas de paternité pour ces deux frères jumeaux parce qu’ils sont Israël désormais, mais que de manière générale il y a paternité dans la conception du droit que la Torah conçoit pour les non-juifs, ou bien que cette notion est à prendre de manière générale, et de dire qu’il n’y a pas de notion de paternité hors du contexte précis du don de la Torah à Israël. En d’autres termes, est-ce que cette notion est relative ou générale ?
III. Question contre cette notion et démarche du Ramban.
La Guemara dans le Traité Kidoushin (17b et 18a) nous enseigne au nom de Rava qu’un non-juif hérite de son père d’après la Torah. La Guemara amène plusieurs versets pour étayer cette Halakha.
Mais cela est fort étonnant, car d’après ce que nous venons de voir dans le paragraphe précédent il n’y a pas de paternité pour le non-Israël !
Le Ramban dans son commentaire sur la Guemara de Yévamot (98a) propose la démarche suivante :
‘Tous les avis cités dans la Guemara de Sanhédrin (57b) sont d’accord que les proches par la mère sont interdites d’après la Torah aux fils de Noé[6]. Par contre il n’y a aucun interdit de proximité du fait du père, si ce ne sont deux exceptions spécifiées par le verset : la sœur du père par la mère, selon Rabbi Eliézèr. C’est-à-dire la sœur du père par la mère et non par le père indubitablement. Et la femme de son père, d’après Rabbi Akiva. La preuve à notre démarche est l’enseignement de Rav Houna (58b) : le fils de Noé est autorisé à aller avec sa propre fille. Le fondement de Rav Houna est notre Guemara de laquelle nous apprenons que l’on ne prend pas en compte la descendance du fait du père (patrilinéaire, si ce ne sont exceptions).
Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait aucune notion de filiation. En effet nous trouvons que les fils sont affiliés à leurs pères (Traité Yévamot 62a[7]). Et au sujet de l’héritage nos Maîtres nous enseignent (Kidoushin 17b et 18a) : le non-juif hérite de son père d’après la Torah. Ceci n’est pas une question, c’est la Torah qui nous le spécifie explicitement, mais quant aux interdits d’inceste de manière patrilinéaire, il n’y aucun interdit car la Torah nous enseigne que nous n’avons nullement à prendre en compte la lignée paternelle du non-Israël, si ce n’est par rapport à l’héritage car la Torah nous l’a spécifié spécialement’.
Cette synthèse de notre grand Maître le Ramban est difficile. Nous pourrions dire qu’il pose plus de questions qu’il n’en résout. En effet nous sommes maintenant en présence de quatre catégories qui chacune à des incidences distinctes :
– par rapport aux lois d’inceste, il n’y a pas de paternité pour l’égyptien.
– pour Rabbi Akiva, la femme de son père lui est prohibée. Pour Rabbi Eliézèr, la sœur de son père par la mère lui est prohibée.
– nonobstant le fait qu’il n’y ait pas de paternité, il y a une certaine filiation (Yévamot 62a).
– le non-juif hérite de son père.
Comment rendre compte de manière quelque peu cohérente de ces différents aspects de la notion de paternité ?
IV. Tentative de synthèse.
Nous aimerions proposer la démarche suivante. Avoir un père, avoir un fils, est de l’odre de l’instinctif. C’est mon fils, c’est mon père. Je me projette dans mon enfant, c’est ma continuité. De la même manière nous nous définissons par nos parents, par nos ascendants. C’est notre histoire, là d’où je viens. L’héritage, dont la Torah prend acte, est la dimension instinctive de la lignée humaine, de son devenir.
Mais lorsque nous parlons des interdits d’inceste, nous touchons à une autre dimension. Nous avons vu dans la première partie de cette étude relative à la notion de ‘un converti qui se convertit est considéré comme un enfant qui naît’ que les interdits d’inceste touchent une relation de שארות, de ‘proximité’. C’est ce que nous voyons dans le verset (Vayikra 18,6) :
איש איש אל כל שאר בשרו לא תקרבו לגלות ערוה אני ה’, ‘Que tout homme ne s’approche pas à toute proximité de sa chair pour dévoiler la nudité, je suis l’Eternel’.
La Guemara dans le Traité Sanhédrin déduit de l’expression ‘tout homme’ que cette injonction concerne tout homme, juif et non-juif.
Nous avons vu donc dans la première partie de cette étude que, dès que quelqu’un s’est converti, les liens de proximité se redéfinissent, et que les liens avec sa mère s’étant délités, il serait quant au fond permis d’épouser sa mère, étant donné qu’il n’y a plus de proximité avec elle.
Si telle est la définition globale des lois d’inceste, il nous semble que le fait que la Torah prenne acte que le non-juif hérite de son père implique cela même qu’il n’y ait pas fondamentalement d’incestes patrilinéaires.
L’instinct est un absolu. Je revendique que c’est mon enfant. Mon enfant est ma projection. Certes, cela implique que mon enfant m’hérite. Mais cela implique aussi qu’il n’y a pas de paternité, de concept de paternité, car la paternité, qui implique des interdits d’inceste, est une relation de proximité. La perception spontanée de c’est mon fils, c’est mon père, exclut la proximité. L’enfant est l’enfant de sa mère. La mère porte l’enfant. Ce n’est pas une projection, c’est une réalité. A priori le père vient d’une pulsion de reproduction, de pérennité, où est la proximité de père ?
Il nous semble que les prémisses de ce que nous proposons se trouvent dans ce que nous avons entendu de notre cher Maître Rav Eliaou Abitbol. Il pose la question : La Guemara, dans le Traité Kidoushin 31a, décrit le dévouement extraordinaire d’un idolâtre à l’égard de son père. De même nos Maîtres décrivent aussi le respect hors norme qu’avait Essaw à l’égard de son père Its’hak. Or il ressort que le commandement de respecter son père et sa mère est une innovation des commandements de la Torah, la Torah n’enjoignant pas les non-juifs à ce commandement. Il propose de dire que l’un implique l’autre. L’idolâtre se définit par des absolus. Il fonde son identité idolâtre sur le respect insigne de ses parents. Le commandement de respecter ses parents est presque l’inverse. Ce n’est pas fonder une identité, c’est construire une relation avec des personnes concrètes, qui sont ses parents. Ce n’est pas construire son absolu, c’est tisser pas à pas sa relativité.
C’est cela l’innovation de la notion de paternité, qui n’existe pas chez l’idolâtre.
V. ‘C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère et se collera à sa femme’ (Béréshit 2,24).
Ramban se pose à lui-même une grande question : s’il n’y a pas de paternité dans les lois des fils de Noé liée aux lois d’inceste, pourquoi d’après Rabbi Akiva la femme de son père est interdite, ou bien la sœur du père par la mère d’après Rabbi Eliézèr ?
Ramban répond que ce sont des exceptions dictées par le verset.
Essayons d’écouter ce que le Ramban est en train de nous dire. En quoi ces exceptions ne remettent pas en question tout son édifice ?
La Guemara analyse les lois noa’hides dans le septième chapitre du Traité Sanhédrin. La Beraïta nous enseigne (58a) :
תניא על כן יעזוב איש את אביו ואת אמו רבי אליעזר אומר אביו אחות אביו אמו אחות אמו. רבי עקיבא אומר אביו אשת אביו אמו אמו ממש.
‘On enseigne : « c’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère ». Rabbi Eliézèr dit : « son père » désigne la sœur de son père. « Sa mère », cela désigne la sœur de sa mère. Rabbi Akiva dit : « son père » désigne l’épouse de son père. « Sa mère », cela désigne sa mère effectivement.’
ודבק ולא בזכר. באשתו ולא באשת חבירו.
‘ « Il se collera », et non avec un autre homme. « A sa femme », et non avec la femme d’un autre. ‘
Cette Beraïta nous enseigne les bases des interdits sexuels concernant toute l’humanité. Le verset parle de la rencontre entre Adam et la femme au tout début de Béréshit. L’homme se devra d’aller à la rencontre de la femme, de mettre son père et sa mère de côté et se coller à sa femme.
Mais nous avons étudié que nos Maîtres nous enseignent qu’il n’y a pas de paternité en ce qui concerne les incestes pour le monde non-Israël !
Nous voudrions apprendre du commentaire de Ramban qu’il y a deux notions dans les interdits sexuels de la Torah. Il y a des interdits que l’on apprend du verset de Vayikra 18,6, interdits qui visent les personnes proches. Dans ce contexte de proximité, les interdits ne visent que les lignées matrilinéaires.
Par contre du verset de Béréshit 2,24, on apprend une autre dimension. Ce ne sont pas les incestes en tant que tels qui sont visés par le verset mais les conditions pour qu’il y ait une rencontre entre un homme et une femme : rompre avec son père et sa mère. Si, d’après Rabbi Eliézèr, la sœur de son père est interdite, ce n’est pas parce qu’il y a une proximité avec la sœur de son père, mais par le fait que cette femme représente son père, or il faut se détacher de son père, comme de sa mère, pour s’attacher à sa femme. C’est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, une exigence vitale d’exogamie qui est visée par le verset. Donc peu importe qu’il y ait ou non proximité avec le père.
VI. Réflexion générale sur la notion de paternité.
Nous avons appris dans les paragraphes précédents qu’il est possible que quelqu’un soit indubitablement le fils de telle personne et que sur certains aspects juridiques ne soit pas considéré comme son fils, et le corollaire qu’untel ne soit pas considéré son père. Nous pouvons dès lors nous interroger sur le statut juridique que la Torah pourrait donner aux tests génétiques par lesquels les scientifiques peuvent affirmer de manière quasi certaine la paternité de telle personne. Cette affirmation a-t-elle la force de conférer un statut de père ou de fils ? La certitude est-elle génitrice de droit ?
Troisième partie (Etude complémentaire): Introduction au juridique. Le cœur de la notion de paternité.
Traité Baba Batra 127a (בבא בתרא קכ »ז ע »א ) :
שלחו ליה בני אקרא דאגמא לשמואל ילמדנו רבינו היו מוחזרים בזה שהוא בכור ואמר אביו על אחר בכור הוא מהו.
‘Les gens de la ville de Akra Dé Agma demandèrent à Shemouel (1ère génération des Amoraïm, maîtres du Talmud) : que notre Maître nous enseigne, nous avions la présomption forte sur cet homme qu’il est le fils aîné et son père affirme sur un autre que cet autre est le fils aîné, qu’en est-il ?’
Essayons d’expliquer la question. Le sujet traité dans ce passage de Baba Batra est le statut du premier-né, le Bekhor.
La Torah gratifie le premier-né d’une double part dans l’héritage comme la Torah le stipule dans Devarim 21,17, néanmoins la question se pose : comment savons-nous que telle personne est l’aînée ? Cette question simple, voire comique à première vue n’en est pas moins au niveau juridique une question fondamentale et difficile : comment définir l’identité juridique de l’individu ?
Comment savons-nous qu’untel est le fils de telle personne ? C’est évident, c’est naturel, serions-nous tentés de dire. Mais en vérité de quoi est-on sûr ? Peut-être y a-t-il eu échange à la pouponnière ?
La Torah nous enseigne plusieurs démarches pour aborder ces incertitudes fondamentales. La première de ces démarches est la notion de ‘Hazaka, חזקה, de force de la présomption. La Torah nous enseigne de suivre, en cas d’incertitude, la connaissance que nous avions a priori du sujet traité, cette connaissance fera, à défaut, force de loi.
Cette notion est une des plus fortes de la loi juive, de la ‘Halakha, ce qui s’entend dans son nom même Hazaka, ‘forte’, et a force de loi même dans le domaine du pénal comme nous le voyons dans le Traité Kidoushin 80a (קידושין פ’ ע »א ) :
אמר רבי חייא בר אבא אמר רבי יוחנן מלקין על החזקות, סוקלין ושורפין על החזקות.
‘Rabbi ‘Hyia bar Aba dit au nom de Rabbi Yo’hanan : on condamne de flagellation sur la base des ‘Hazakot, on condamne de lapidation et de combustion sur la base des ‘Hazakot’.
אמר רבי שמעון בן פזי אמר רבי יהושע בן לוי משום בר קפרא מעשה באשה שבאת לירושלים ותנוק מורכב לה על כתיפה והגדילתו ובא עליה והביאום לבית דין וסקלום לא מפני שבנה ודאי אלא מפני שכרוך אחריה.
‘Rabbi Shimon ben Pazi enseigne au nom de Rabbi Yéoshoua ben Lévy : une fois une femme est arrivée à Jérusalem avec un enfant qui chevauchait sur ses épaules. L’enfant grandit auprès d’elle. Une fois grand, il eut une relation avec elle, on les amena au Beth Din (tribunal) et on les lapida. Non que nous puissions affirmer qu’il fût son fils mais parce qu’il suivait cette femme[8].’
Le propos de cette étude est le cas où les affirmations du père contredisent cette ‘Hazaka, cet a priori fort que nous avions de la situation familiale.
I. La crédibilité juridique que la Torah confère au père. Le din de Yakir, יכיר.
Pour trancher cette question la Guemara dans le Traité Baba Batra rapporte l’enseignement suivant :
תניא יכיר, יכירנו לאחרים. מכאן אמר רבי יהודה נאמן אדם לומר זה בני בכור, וכשם שנאמן לומר זה בני בכור כך נאמן אדם לומר זה בן גרושה וזה בן חלוצה. וחכמים אומרים אינו נאמן.
‘On enseigne : « Il reconnaîtra » c’est-à-dire il fera reconnaître aux autres, Rabbi Yéouda déduit de là : l’homme est cru de dire c’est mon fils Bekhor, mon fils aîné. Et de même qu’il est cru (juridiquement) de dire c’est mon fils aîné, de même est-il cru de dire mon fils est l’enfant d’une femme divorcée ou l’enfant d’une ‘Haloutsa.
Les ‘Hakhamim disent : il n’est pas cru.’
La discussion entre Rabbi Yéouda et les ‘Hakhamim porte sur l’interprétation d’un mot de la Torah, le mot יכיר, Yakir, ‘il reconnaîtra’.
Regardons ce mot dans son contexte (Devarim 21,17).
Pour exposer les lois du Bekhor, du fils aîné quant à l’héritage, la Torah aborde le cas complexe d’un homme qui a plusieurs femmes et qui aurait de fortes raisons de privilégier dans son testament les enfants d’une femme au détriment des enfants d’une autre.
Les versets disent :
והיה ביום הנחילו את בניו את אשר יהיה לו לא יוכל לבכר את בן האהובה על פני בן השנואה הבכור.
‘Ce sera le jour où il fera hériter à ses enfants ce qu’il possèdera, il ne pourra privilégier le fils de la femme aimée au détriment du fils de la femme haïe qui est le Bekhor, qui est l’aîné.’
כי את הבכור בן השנואה יכיר לתת לו פי שנים וכו’
‘car le fils aîné fils de la femme haîe il reconnaîtra pour lui donner deux parts etc.’
Que signifie le mot , Yakir, יכיר, ‘il reconnaîtra’ ?
Rabbi Yéouda explique que par ce mot, plutôt par cette expression, la Torah confère au père la crédibilité, נאמנות, de désigner qui est son fils aîné. La notion de נאמנות, Néémanout, ‘crédibilité’, est une notion très importante dans l’univers de la Halakha.
En français nous dirions : le père est cru de dire etc. Mais que signifie ‘être cru’ ? Est-ce à dire qu’arbitrairement tout ce que le père est digne de foi ?
Ce qu’il faut comprendre tout d’abord c’est que le juridique est la base de l’approche des ‘Hakhamim du texte de la Torah. Lorsque nous disons ‘il est cru’, cela ne signifie pas que psychologiquement, il y aurait de bonnes raisons de le croire, mais cela signifie que la Torah confère une crédibilité à cette personne.
Expliquons-nous. Ce qui nous occupe est comment peut-on affirmer qu’untel est le fils aîné d’untel. La question n’est pas d’affirmer en société et de se pavaner devant le beau monde en disant ‘je vous présente mon fils aîné’, mais de conférer un statut juridique à cette personne.
Or la réalité fondamentalement est un tissu d’incertitudes, un tissu de doutes, de ספקות.
Un pan très important de la Torah Orale est de nous enseigner comment statuer au sein de ce tissu d’incertitudes. Nos Maîtres nous font découvrir que la Torah nous enseigne des modes d’approche de ces incertitudes : ‘Hazaka, que nous avons déjà mentionnée, le principe de Rov, de majorité, les témoignages, un témoin, deux témoins etc.
La Torah nous enseigne aussi la capacité qu’a le père de conférer un statut de Bekhor, d’aîné à son enfant. Nous l’apprenons du verset יכיר, ‘il reconnaîtra’.
L’opinion de Rabbi Yéouda est que cette capacité, cette Néémanout, est plus forte que le principe de ‘Hazaka, plus forte que la force de présomption première. C’est-à-dire que si nous savions par ‘Hazaka, par présomption forte, qu’untel était son fils aîné et que le père affirme sur un autre que cet autre est son fils aîné, le statut de Bekhor, d’aîné, reviendra à celui que le père aura ainsi désigné. C’est cela Yakir, ‘il reconnaîtra’, d’après Rabbi Yéouda.
Les ‘Hakhamim s’opposent à cette opinion.
II. Développement de l’avis de Rabbi Yéouda.
En réalité l’opinion de Rabbi Yéouda va plus loin. Reprenons le texte de la Guemara de Baba Batra :
וכשם שנאמן לומר זה בני בכור כן נאמן אדם לומר זה בן גרושה וכו’
‘Et de même qu’il est cru de dire c’est mon fils aîné, de même est-il cru de dire mon fils est l’enfant d’une divorcée…’
Rabbi Yéouda dit que, du fait que la Torah confère au père la possiblité de désigner son fils aîné, de ce fait même pouvons nous déduire qu’un Cohen serait cru de dire que son fils est né d’une femme divorcée, c’est-à-dire que cet enfant serait un Cohen ‘Hallal[9], un Cohen profané qui perdrait sa sainteté de Cohen.
C’est-à-dire que de même que la Torah confère une crédibilité au père de désigner son fils aîné, de la même manière la Torah lui confère-t-elle une crédibilité de donner un statut invalidant à son fils. Cette affirmation de la Guemara soulève de nombreuses questions.
Tout d’abord, demandent Tossefot, si le père est cru de désigner son aîné, comment de là pouvons-nous déduire qu’il aurait une quelconque crédibilité de donner un statut invalidant à son enfant ?
Tossefot répondent :
ויש לומר כיון שנאמן לבכר, בכל ענין האמינו הכתוב ואפילו על אחד מבניו הקטנים נאמן לומר שהוא בכור ואם כן בניו הגדולים ממזרים הם מאיש אחר הם, והכי נמי נאמן לומר בן גרושה עכ »ל
‘il y a lieu de dire ainsi : puique la Torah croit le père pour désigner son aîné, dans tous cas de figure sera-t-il cru, même dans le cas où il désignerait le cadet de ses enfants comme étant son aîné, ce qui invaliderait ses grands enfants car il affirmerait que ces enfants ne sont pas les siens mais d’un autre homme, donc qu’ils seraient adultérins, ce qui leur confèrerait un statut de Mamzer. C’est de là que nous pouvons apprendre qu’un Cohen sera cru de dire que son enfant est né d’une femme divorcée, donc que son enfant serait un Cohen ‘Hallal, un Cohen profané.’
Cette explication de Tossefot soulève un problème important : admettons comme le disent Tossefot que le père soit cru dans tous les cas de figure, et même dans le cas où il désignerait son cadet comme étant son aîné, ce qui invaliderait ses enfants plus grands, nénamoins cette possibilité du père rentre dans le cas de la désignation du fils, de Yakir, c’est-à-dire dans le cadre de la désignation du fils aîné. Comment de là extrapoler à un autre statut invalidant, en l’occurrence le statut de Coehn ‘Hallal, de Cohen profané, cas qui n’a rien à voir avec le contexte du verset ?
Fort de cette question, Tossefot proposent une seconde explication, rapportée au nom de Rabbi Eliaou de Paris comme quoi le terme de Yakir, ‘il reconnaîtra’, ne se rapporte pas seulement à un fils aîné mais aussi à un autre terme du verset בן השנואה, ‘fils de la femme haïe’. Nos Maîtres dans le Traité Yévamot 23a nous expliquent au nom de la Tradition Orale que les termes ‘femme aimée’, ‘femme haïe’, ne signifient pas uen question sentimentale mais une question juridique et qu’il faut comprendre ‘femme haïe’ une femme dont le mariage est haï par la Torah comme par exemple un Cohen qui épouserait une femme divorcée, c’est-à-dire qui transgresserait un interdit de la Torah et dont l’enfant serait Cohen ‘Hallal.
Conséquence, d’après cette démarche, que la Torah confère deux capacités au père :
– de désigner son fils aîné (quand bien même cela aurait pour conséquence d’invalider les enfants plus grands)
– invalider son enfant, comme de dire qu’il a eu un enfant d’une femme qui lui était interdite.
Conséquence pratique de cette démarche de Rabbi Eliaou de Paris : le père aurait la capacité de dire que son enfant est l’enfant qu’il a eu d’une femme Mamzeret, donc de conférer à son enfant un statut invalidant, capacité que l’on apprendrait du verset בן השנואה יכיר, ‘le fils de la femme haïe il reconnaîtra’.
III. Démarche de Rambam et du Shoul’han Aroukh.
Qu’en est-il au sujet d’un enfant que l’on considèrerait à titre de présomption forte, à titre de ‘Hazaka, qu’il était son enfant, de dire qu’il n’est pas son enfant, et d’affirmer que sa femme l’a eu d’un autre homme et d’affirmer ainsi que cet enfant est Mamzer, adultérin ?
D’après ce que nous venons d’apprendre du commentaire de Rabbi Eliaou de Paris, c’est impossible car d’après lui tout ce que la Torah confère au père c’est une capacité de donner un statut à ses enfants, non de dire que son enfant n’est pas son enfant.
Dire que cet enfant est Mamzer, c’est affirmer qu’il n’est pas son enfant, or, a priori, la Torah ne donne pas une telle capacité au père.
Certes, nous venons de le voir, le père peut désigner son cadet comme étant son fils aîné, ses grands enfants prennent alors le statut de Mamzerim mais ceci est à titre de conséquence, non de manière directe. C’est à titre de la capacité que la Torah donne au père de désigner son fils aîné, son Bekhor.
Le Shilté Guiborim sur la Guemara dans Kidoushin 79b (קידושין ע »ט ע »ב) tranche comme conclusion légale comme Rabbi Eliaou de Paris :
שעל בנו האמינתו תורה ולא על שאינו בנו.
‘Car c’est sur son fils que la Torah l’a cru et non de dire qu’il n’est pas son fils’.
Néanmoins ce ne sont pas les conclusions de Rambam ni du Shoul’han Aroukh.
Rambam, Hilkhot Issouré Biah, chapitre 15, Halakha 16 :
וכשם שנאמן אדם לומר בני זה בכור כך נאמן לומר שהוא ממזר או בן גרושה או בן חלוצה. וכן אם היתה אשתו מעוברת נאמן לומר עובר זה אינו בני וממזר ויהיה ממזר ודאי.
‘Et de même qu’il est cru de dire mon fils-ci est mon fils aîné, de même est-il cru de dire qu’il est Mamzer, ou fils de divorcée, ou de ‘Haloutsa.
De même, si sa femme était enceinte, il est cru de dire : ce fœtus n’est pas mon fils et il est Mamzer. L’enfant prendra alors le statut de Mamzer de manière certaine.’
Halakha 19 du même chapitre :
אשת איש שהיתה מעוברת ואמרה עובר זה אינו מבעלי אינה נאמנת לפוסלו והרי הבן בחזקת כשרות שלא האמינה תורה אלא האב.
‘Une femme marièe enceinte qui dit : ce fœtus n’est pas de mon mari, n’est pas crue pour l’invalider et l’enfant reste dans l’a priori qu’il est casher, car la Torah ne confère de crédibilité qu’au père.’
Le Shoul’han Aroukh, chapitre 4 de la section Evèn HaEzèr §29 rapporte intégralement les paroles de Rambam.
Nous voyons de Rambam et du Shoul’han Aroukh deux choses :
– le père est cru pour invalider son enfant quand bien même dirait-il par cela qu’il n’est pas son fils, contrairement à la démarche de Rabbi Eliaou de Paris.
– la mère n’a aucune crédibilité dans tout le domaine dont il est question ici.
Deux questions se posent. Premièrement comment du verset יכיר, ‘il reconnaîtra’, pouvons-nous apprendre une quelconque capacité du père d’invalider sa progéniture jusqu’à dire que son enfant n’est pas le sien ?
Deuxièmement, comment pouvons-nous dire que le père est ru de dire que son enfant n’est pas de lui tout en disant que la mère n’est pas crue de le dire ? Bien au contraire, il y a tout lieu de dire que la mère sait ce qui s’est passé, tandis que le père a priori ne le sait pas !
Le Shoul’han Aroukh insiste dans le paragraphe 26 du même chapitre 4 pour dire que les dires de la mère n’ont strictement aucune incidence sur le statut de l’enfant.
Paroles de Rabbi Moshé Isserles :
אבל אם זנתה תחת הבעל, אפילו אומרת של פלוני הוא ואוה ממזר אין חוששין לדבריה דתולין רוב בעילותיה בבעל וכשר ומותר בקרובי אותו פלוני שאומרת עליו.
« S’il y a des témoins qu’une femme mariée serait allée avec un autre que son mari, et qu’elle affirme que l’enfant qu’elle attend est de cet homme et que cet enfant est donc Mamzer, nous ne prenons nullement en compte ses dires, et affirmons que puisqu’elle est mariée et continue à avoir une vie maritale, l’enfant est Casher et vient du mari. Cet enfant pourra épouser sans aucune restriction les personnes proches familialement de cet homme duquel cette femme affirme être enceinte.’
Comment est-ce possible ?
IV. Tentative de synthèse.
Le Gaon de Vilna ז »ל dans son commentaire sur le Shoul’han Aroukh (ס »ק ע »ו) répond à la première question d’une manière phénoménalement concise :
‘La démarche du Rambam et du Shoul’han Aroukh est la même que celle de Tossefot dans sa première réponse dans Baba Batra.’
Nous avions d’ailleurs souligné dans le second paragraphe de notre étude les difficultés que nous posait cette première réponse de Tossefot. Comment répondre à une question par la question elle-même ?
Il nous semble qu’il faille expliquer ainsi : il est clair et c’est ainsi la Halakha pour tous les commentateurs, que le père, à titre du verset de יכיר, a la capacité de nommer son premier né dans tous les cas de figure quand bien même nommerait-il le plus petit et que par ce fait les grands se trouveraient être Mamzerim. Ce point est clair et tranché (בבא בתרא קכ »ח ע »ב).
Tossefot déduit de là : donc il peut directement donner un statut invalidant à son enfant. Quel est ce ‘donc’ ? Quelle est la relation de cause à effet ?
Il nous semble qu’ici nos Maîtres nous répondent aux deux questions en même temps.
Qu’est-ce que יכיר, ‘il reconnaîtra’ ? Yakir, יכיר, c’est reconnaître son enfant. La Torah confère au père la capacité de nommer son fils, de désigner son fils, d’exprimer : ‘c’est mon fils aîné’, le père est cru.
L’innovation fondamentale de Tossefot est la suivante :
Désigner son fils n’est pas là pour nous informer de ce que nous ne savions pas, car à ce compte la mère serait à meilleure enseigne que le père. Désigner son fils c’est lui conférer un statut juridique. Tossefot disent : alors dans le fond il n’y a pas de différence entre le statut de fils aîné et d’autres statuts comme Mamzer ou de Cohen ‘Hallal, ou autres.
L’innovation est que dire c’est mon fils aîné n’est pas une information, mais c’est exprimer une parole, ou bien en d’autres termes : c’est exprimer un statut juridique.
Expliquons-nous.
Pour nous un père, un fils, sont des choses qui vont de soi. C’est son père, c’est son fils, c’est normal.
Il nous semble que notre étude nous invite à la réflexion suivante : les notions de père et de fils ne sont pas des notions naturelles.
Chez les animaux, il n’y a pas de père, d’enfants. Il y a des petits, mais il n’y a pas de père, pas de fils.
Les notions de père, de fils, sont fondamentalement des notions que nous appellerions culturelles, c’est-à-dire non-naturelles.
Tossefot nous enseignent : plus que culturelles, ce sont des notions juridiques, des statuts juridiques.
C’est le père à qui la Torah confère la capacité d’exprimer sa filiation, c’est la parole du père qui confèrera le statut de fils.
Il est possible que ce que dit la mère soit vrai, mais ce n’est pas le propos, le propos est de conférer un statut juridique, or qui dit père, fils, paternité, filiation, dit juridique.
Nous disons souvent : ‘c’est son père biologique’, les mots père et biologique ne veulent rien dire ensemble. Le mot ‘père’ est de l’ordre de l’humain, de l’ordre du juridique, non de l’ordre du seul biologique. Le juridique nous sauve de l’asservissement du tout biologique, de l’asservissement de la vérité.
La parole du père sauve de l’asservissement du tout maternel. Loin de nous de dire qu’il y aurait un déni de la naturalité, de la spontanéité. Bien au contraire. Mais le vivant, ou une parole vivante, vient d’une tension entre une dimension première, naturelle, et une parole qui a du mal à s’y exprimer et qui finalement s’y exprimera.
Nous aimerions conclure cette étude par la réflexion suivante[10].
Quand bien même définirions-nous par des tests génétiques une quelconque paternité, il nous semble que cela n’aurait pas d’incidence juridique, ou peu, car la génétique est de l’ordre de la matière, la paternité est de l’ordre du Yakir, de la parole, du fondamentalement humain, de l’humain capable de parole, de l’humain créé בצלם אלקים, créé ‘avec un reflet divin’.
La femme mettant au monde son enfant est de l’ordre de l’évidence. Les notions de paternité et de filiation ne sont pas de l’ordre de l’évidence mais viennent d’une capacité d’exprimer une parole.
Quatrième partie : innovation de Rabbi Akiva, s’il n’y a pas de paternité, il n’y a pas de maternité.
Si le respect des parents est une donnée fondamentale dans l’humanité, nous avons étudié plus haut que la Torah néanmoins ne considère pas que ce soit un commandement pour les fils de Noé, un commandement Noa’hide.
Par contre dès le don de la Torah les enfants d’Israël furent enjoints de plusieurs commandements à l’égard de leurs parents. Rambam répertorie quatre commandements relatifs aux parents :
– ne pas les maudire
– ne pas les frapper
– les honorer
– les craindre
Chacun de ces commandements comporte des conditions d’applications spécifiques. Il ne rentre pas dans le cadre de cette étude d’entrer dans les détails de chacun de ces commandements. Il est toutefois nécessaire de savoir que maudire ses parents en utilisant le Nom de D. est condamnable en pénal, ainsi que frapper ses parents en les blessant.
I. Enseignement du Rambam dans les Hilkhot Mamrim.
Rambam, au cinquième chapitre des Hilkhot Mamrim, Halakhot 9 et 10 rapporte le Torat Cohanim Parashat Kedoshim (chapitre 20, verset 9) ainsi que le Yéroushalmi (Yévamot, chapitre 11, Halakha 2) :
גר שהורתו שלא בקדושה אף על פי שלידתו בקדושה אינו חייב על מכת אביו וקללתו.
‘Un converti dont la conception ne fut pas dans la sainteté d’Israël, quand bien même sa naissance le fût, n’est pas condamnable en pénal sur le fait de frapper ou de maudire son père.’
כשם שאינו חייב על אביו כך אינו חייב על אמו, שנאמר שנאמר ומקלל אביו ואמו, את שהוא חייב על אביו חייב על אמו, וזה שאינו חייב על אביו אינו חייב על אמו.
‘De la même manière qu’il n’est pas condamnable en pénal sur son père, de la même manière il n’est pas condamnable sur sa mère, comme dit le verset (Shemot 21,17) « celui qui maudira son père et sa mère sera condamnable à mort », celui qui est condamnable sur son père sera condamnable sur sa mère, celui qui n’est pas condamnable sur son père ne sera pas condamnable sur sa mère.’
La première partie de l’enseignement correspond à ce que nous avons étudié dans le chapitre ‘il n’y a pas de père à l’égyptien’. En effet il y a été démontré que, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la dimension naturelle de la paternité (mise en relief par le fait qu’il y a héritage) ne donne pas un statut de paternité.
La source de la seconde partie de cette Halakha de Rambam est un enseignement de Rabbi Akiva dans le Torat Cohanim et le Talmud Yéroushalmi.
Rabbi Akiva apprend d’une insistance du verset qu’il n’y a pas de condamnation s’il y a offense à sa mère si cette personne ne pourrait pas être condamnable sur l’offense de son père, or comme dans le cas d’un converti dont la conception ne fut pas dans la sainteté d’Israël, quand bien même sa naissance le fût, le père n’est pas considéré son père, il ne sera pas condamnable sur l’offense de sa mère, quand bien même y aurait-il indubitablement statut de maternité.
Regardons le verset analysé par les ‘Hakhamim (Vayikra 20,9) :
כי איש איש אשר יקלל את אביו ואת אמו מות יומת אביו ואמו קלל דמיו בו.
‘Car tout homme et homme qui maudirait son père et sa mère mourra, son père et sa mère il a maudit, son sang est sur lui’.
Nous pouvons de toute évidence constater des insistances dans ce verset. Le Torat Cohanim et le Talmud de Jérusalem expliquent ainsi les nuances du verset :
‘Tout homme et tout homme’, cela vient inclure le fait que les femmes sont aussi enjointes par cet interdit.
D’autre part, pourquoi le verset reprend-il ‘son père et sa mère il a maudit’ ? Rabbi Yossi HaGallili dit que cette insistance vient nous dire qu’il sera condamnable même s’il ne maudit que son père ou que sa mère. Sans cette insistance nous aurions déduit du verset ‘qui maudirait son père et sa mère’, qu’il ne serait condamnable que s’il maudit son père et sa mère ensemble. L’insistance vient nous dire qu’il sera condamnable même s’il n’a maudit qu’un seul des deux.
Rabbi Akiva s’oppose à Rabbi Yossi HaGallili, et suit la démarche de Rabbi Yonathan qui pense que, lorsqu’un verset dit comme celui qui nous occupe ‘son père et sa mère’, il n’y a nullement à imaginer qu’il ne faille condamner que s’il maudit les deux. Donc l’insistance suivante ‘son père et sa mère il a maudit’ aura une autre fonction. Et de dire que l’on ne sera condamnable sur l’offense de sa mère que si potentiellement nous eussions été condamnables sur l’offense de son père. Donc si dans un profil familial le géniteur n’est pas considéré son père juridiquement on ne sera pas condamnable sur l’offense à sa mère, quand bien même serait-elle sa mère indubitablement.
Beaucoup de grands commentateurs se sont demandé s’il était légitime de généraliser cet enseignement. En effet nous avons introduit cette étude par les différents commandements relatifs à l’égard aux parents : interdit condamnable en pénal de frapper, injonction de respecter et de craindre. Est-ce que nous pouvons extrapoler à partir de cet enseignement de Rabbi Akiva aux autres commandements. Serait-ce alors légitime de dire que si nous sommes dans un cas de profil familial où il n’y aurait pas de paternité il n’y aurait pas de commandement de respecter sa mère par exemple ?
Le Peri Mégadim[11] (אורח חיים פתיחה כוללת חלק ב’ אות י »ט ) relève qu’a priori il serait légitime de généraliser, et de dire que si déjà il n’est pas condamnable sur l’interdit de maudire qui est gravissime, raison de plus qu’il y aurait lieu d’exempter sur les autres commandements relatifs à l’égard des parents. Néanmoins le Peri Mégadim émet une réserve importante en cela que cette Halakha n’est mentionnée dans le Rambam et dans le Shoul’han Aroukh qu’au sujet de l’interdit de maudire. D’autre part il ressort du commentaire du ‘Hafets ‘Haïm[12] sur le Torat Cohanim que l’enseignement de Rabbi Akiva vient d’une lecture de l’insistance du verset qui n’est dite qu’au sujet de l’interdit de maudire les parents. Néanmoins le Min’hat ‘Hinoukh[13] reprend cette réflexion dans plusieurs endroits de son ouvrage, et penche à dire que nous ferons la même déduction pour l’interdit de frapper ses parents (Mitsva 33,§2, Mitsva 48,§6).
Nous aimerions dire que l’enseignement de Rabbi Akiva n’est pas à généraliser aux autres commandements relatifs à l’égard des parents. Premièrement, comme le dit le Peri Mégadim, du fait que les décisionnaires ne mentionnent cet enseignement qu’au sujet de l’interdit de maudire. Deuxièmement, du fait de la spécificité de cet interdit de maudire. En effet, de manière extrèmement surprenante cet interdit introduit la liste des interdits sexuels de la Torah à la fin de la Parashat Kedoshim (Vayikra 20,8 et suivants) :
ושמרתם את חוקותי ועשיתם אותם אני ה’ מקדישכם.
‘Vous respecterez mes décrêts et vous les appliquerez, je suis D. qui vous sanctifie.’
כי איש איש אשר יקלל את אביו ואת אמו מות יומת אביו ואמו קלל דמיו בו.
‘Car tout homme et homme qui maudirait son père et sa mère mourra, son père et sa mère il a maudit, son sang est sur lui’.
ואיש אשר ינאף את אשת איש אשר ינאף את אשת רעהו מות יומת הנואף והנואפת.
‘Et un homme qui se débauche avec une femme d’un autre homme, qui se débauche avec la femme de son ami, mourront l’homme qui se débauche et la femme qui se débauche.’
ואיש אשר ישכב את אשת אביו וכו’.
‘Et l’homme qui coucherait avec la femme de son père (etc.).’
Le sujet principal est la mise en place des commandements de Kedousha, de mise en place de la sainteté d’Israël. Ces interdits sont appelés ‘Houkot, ‘décrêts’. Et le second verset explique : ‘Car tout homme et homme qui maudirait (…)’. La mise en place de cette Kedousha, de cette sainteté, se positionne par la structure parentale. L’interdit de maudire ses parents exprime la spécificité du décrêt fondamental qui structure la sainteté. Dans cette structure il y a un père et une mère, ou tout au moins un père et une mère à ne pas offenser.
II. Essayons de méditer sur cet enseignement de Rabbi Akiva.
Essayons de méditer sur cet enseignement de Rabbi Akiva, rapporté en conclusion légale par le Rambam et le Shoul’han Aroukh Yoré Déah chapitre 241,§8. Que l’on généralise à partir de l’interdit de maudire ou non, il n’en reste pas moins que d’après tous les décisionnaires, on ne sera condamnable en pénal sur l’offense à sa mère que si potentiellement l’on pourrait l’être pour son père. Mais pourquoi, c’est sa mère indubitablement ! Nul ne dira qu’il n’y a pas d’interdit d’inceste avec sa mère s’il n’y a pas de paternité.
Nous proposons de dire qu’il y a deux catégories : les interdits d’inceste et les interdits relatifs à l’égard vis-à-vis de ses parents, dont l’archétype est l’interdit de maudire.
Quant aux interdits d’inceste c’est sa mère indubitablement.
Par contre la Torah nous enjoint d’exprimer un égard, une crainte, un honneur, vis-à-vis de nos parents. S’il n’y a pas de père, ou bien que juridiquement il y a absence de paternité, tout l’espace est rempli par la maternité. La mère est ce dont on est sur, certain. On ne peut avoir l’obligation d’égard que s’il y a un retrait, une certaine distance. Si je suis pris par le fait qu’il n’y a qu’une mère, en absence de paternité, je ne peux conférer un respect, un poids. C’est le père qui relativise la naturalité de la mère, et peut faire accéder la mère à un statut de maternité.
Grâce à cette Halakha de Rabbi Akiva, rapportée en conclusion légale par le Rambam, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi il n’y a pas de commandement de respecter ses parents dans le droit noa’hide que la Torah fait incomber aux fils de Noé.
Comme nous l’avons prouvé dans les chapitres précédents de cette étude, dire qu’il n’y a pas de père pour l’égyptien ne signifie nullement que la Torah ne prend pas en compte l’objectivité de cette paternité, la preuve est qu’il y a lois d’héritage. Ce que la Torah nous enseigne en disant qu’il n’y a pas de père à l’égyptien, c’est qu’une naturalité, une objectivité n’est pas une paternité. Une paternité est un recul subtil par rapport à la naturalité. Ce recul subtil peut à son tour conférer au fait brut de la mère un statut de maternité. C’est ce que mettront en relief les lois innovées par la Torah de respect des parents, du père et de la mère.
[1] Une Beraïta est un enseignement complémentaire des Mishnaïot.
[2] C’est-à-dire que, les mœurs étant tellement dévoyés, on ne pourrait pas savoir qui est le père de qui.
[3] Par exemple le cas où cet homme eût été enfermé des mois seul avec cette femme.
[4] C’est-à-dire qu’ils ne sont pas considérés frères par le père quand bien même n’y aurait-il dans ce cas aucune incertitude sur le fait qu’ils n’ont qu’un géniteur unique !
[5] Cette analyse n’est pas si simple car manifestement la Guemara dans Yévamot (78 a et b) demande comment l’immersion dans le bain rituel de la mère peut être efficace pour la conversion de l’enfant in utero ? Voir Tossefot 78a דה »מ אלא הא דאמר רבא.
[6] En effet la Torah conçoit sept commandements pour toute l’humanité. Ce sont les sept Mitsvot des fils de Noé. Entre dans ces Mitsvot l’interdit d’inceste. La Guemara dans Sanhédrin 57b et 58a définit quels sont les incestes interdits aux fils de Noé.
[7] Comme nous le verrons en détail dans la suite, ceci étant le cœur de notre sujet.
[8] Et qu’a priori nous avions donc la présomption forte qu’il fût son fils.
[9] Les Cohens, descendants d’Aaron, ont comme vocation de faire le Service au Temple. La Torah leur émet des restrictions au niveau des mariages. Entre autres un Cohen n’a pas le droit d’épouser une femme divorcée. L’enfant qui naîtrait d’une telle union perd sa sainteté de Cohen, et est appelé Cohen ‘Hallal.
[10] Nous soulevons la réflexion et ne sommes pas décisionnaire. Ces questions sont en débat chez les décisionnaires contemporains.
[11] Rabbi Yossef Téomim.
[12] Rabbi Israël Méïr Kagan HaCohen.
[13] Rabbi Yossef Babad.
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