Notre paracha, une des plus riches de la Torah en évènements narratifs, fondateurs de notre tradition, commence par une nouvelle « apparition » de Ha’Chem, au récemment re-nommé Abraham.
Berechit 18, 1
L’Eternel lui apparut dans les plaines de Mamré alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente dans la chaleur du jour.
Cette vision fait suite à l’alliance réaffirmée par Ha’Chem envers notre patriarche et sa descendance, à la promesse d’une terre et à l’injonction de la B’rit Mila. Abraham vient de se circoncire, ainsi que toute son « assemblée », pour entrer dans cette alliance (B’rit). En dépit de sa souffrance « post-opératoire » , il cherche à exercer son Hessed et se tient à l’entrée de sa tente (qui est en fait son lieu de travail) pour guetter d’éventuels voyageurs dans le désert, s’occuper d’eux et peut-être les convertir.
Sur ce verset, le Midrash Raba cite un verset de Iyov (Job) : Iyov, 19, 26 : A partir de ma chair, je contemplerai Ha’Chem
Ce midrash semble faire le lien entre cette apparition et la B’rit Mila, effectué par Abraham à l’âge de 99 ans. Ce Midrash est étonnant car Ha’Chem s’était déjà montré à plusieurs reprises à notre plus grand patriarche avant sa circoncision, dans la paracha Lekh Lekha :
Berechit 12, 7 :
L’Eternel se montra à Avram et lui dit : je donnerais ce pays à ta descendance.
Berechit 15, 1 :
Après ces évènements, la parole de l’Eternel se fit entendre à Abram, dans une vision, en ces termes: « Ne crains point, Abram: je suis un bouclier pour toi; ta récompense sera très grande »
Berechit 17, 1 :
… Et L’Eternel apparut à Avram et lui dit…
Il nous faut comprendre ce qui a changé depuis, qui rend cette apparition différente des précédentes et la fait dépendre de l’alliance (B’rit) entre Abraham et son créateur.
Autre source d’étonnement : les premières apparitions de Ha’chem à Avram s’accompagnaient toutes de promesses et de bénédictions, alors qu’ici Ha’Chem n’a rien à dire à Abraham (il a pour cela missionné les 3 anges)…
Non, Il lui rend juste visite « pour prendre des nouvelles, au 3ème jour après sa circoncision », selon le commentaire de Rachi, au nom de Rabbi Hama bar Hanina.
C’est donc à un Abraham convalescent qu’Ha’Chem apparait (Vayera), Se faisant voir de lui à partir de sa chair meurtrie, comme dans le verset de Iyov.
Ce que l’on peut comprendre de cette apparition « pour ne rien dire », de cette visite presque gratuite, c’est la grande proximité maintenant établie entre notre patriarche et Ha’Chem, proximité qui serait liée à la circoncision… Ha’Chem rend visite à Abraham comme on rend visite à de la famille ou à un ami proche, sans raison particulière…
Nous pouvons nous réjouir, car cette proximité avec Abraham se déploie en même temps à destination du futur Israël soumis aux Mitsvoth, puisque c’est Ha’Chem lui-même qui nous enseigne ici la mitsva primordiale de rendre visite aux malades « Bikour Houlim, »
Pourtant, cette apparition semble tourner court, puisque dès le deuxième verset, on passe à autre chose : le regard d’Abraham se porte vers 3 hommes au loin, et il se précipite à leur rencontre… Comme si Abraham mettait en attente la révélation (c’est une des deux lectures du verset 3, rapporté par Rachi d’après Berechit Raba), pour exercer une autre mitsva cardinale, celle l’hospitalité (« Hachnasat Or’chim »). La prophétie ultime, la visite et l’apparition d’Aqadosh Barouch Hou à notre patriarche, laisse ainsi le pas à l’empressement que montre Abraham à courir après ces voyageurs qui passent au loin au zénith.
Incroyable! Pour ce premier Hassid, il est plus important de s’occuper des créatures et de leurs besoins les plus triviaux, que d’expérimenter la révélation!
Nous retrouvons cette idée révolutionnaire dans le traité Shabbat :
Chabbat 127a
Rav Yehouda dit au nom de Rav: l’accueil des invités est supérieur à l’accueil du visage de la Che’hina (la présence divine).
Ce hiddoush m‘a fait penser à un autre enseignement rapporté par le Rav Abraham Weingort dans son livre « Droit Talmudique et droit des Nations », au nom de son maitre le Rav Yeh’iël Yaakov Weinberg z.l. (1885-1966). Cet enseignement porte sur une histoire bien connue, également rapportée dans le traité Shabbat.
Shabbat, 31 A.
Nouveau récit d’un étranger qui vient un jour se présenter devant Chamaï et lui dit : « Convertis moi à condition que tu m’apprennes toute la Torah le temps que je me tienne sur un pied ». Chamaï le repousse avec la règle d’architecte qu’il tient dans ses mains. Il se rend alors auprès de Hillel, qui le convertit en lui disant : « Ce qui est haïssable à tes yeux, ne le fait pas à ton prochain », voici toute la Torah, le reste n’est que commentaires… Va et étudie !
Le rav Weinberg analyse d’abord ce que désire ce non-juif candidat à une conversion « à sa mesure ». Sa mesure c’est justement de rester sur un seul pied, c’est à dire recevoir le bon côté de la Torah, sans en accepter les contraintes. Le problème, c’est qu’en restant sur un pied, on n’avance pas… Et c’est justement la « halakha » (la « marche » à suivre) qui faisait peur à ce non-juif !
Chamaï le sait et c’est pour cela qu’il utilise sa « règle d’architecte », celle qui permet d’avancer droit, pour repousser-et peut-être faire avancer- cet aspirant prosélyte.
Hillel semble au contraire faire confiance à ce prosélyte aussi pressé que paresseux, mais le rav Weiberg analyse finement la démarche du maître, en s’étonnant de la formulation qu’il choisit pour enseigner à cet homme toute la Torah en une phrase. Pourquoi Hillel utilise-t-il une forme négative, « Ne fait pas à autrui ce qui est haïssable à tes yeux », plutôt que la célèbre injonction « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »?
En bon pédagogue, Hillel sait qu’une telle formule constitue un idéal difficile à réaliser… Car qui peut vraiment aimer son prochain comme lui-même ?!
Non, Hillel préfère rester dans le réel et le réalisable… Nous savons tous ce qui est haïssable à nos yeux, ce qu’on n’aimerait pas que l’on nous fasse, cette ligne de conduite est donc plus facile à observer. Hillel nous délivre ici un enseignement majeur : la Torah ne vise pas une espèce d’idéal absolu, mais se réalise dans un vécu concret et quotidien!
Abraham illustre -et inaugure- ce principe puissant, lorsqu’il se précipite auprès des voyageurs, au moment même où Hachem lui apparait. Il est d’ailleurs remarquable que cette révélation survienne à ce moment précis, comme si la visibilité de Dieu à Abraham, l’hébreu maintenant circoncis, passait justement par cet élan incroyable en direction des autres.
Regardons maintenant l’attitude de notre patriarche envers ces hommes dont il ne sait pas encore qu’ils sont des anges (il les prend pour des bédouins arabes…).
Le Hessed d’Abraham impressionne, il est fait d’empressement et de largesses.
Berechit, 18, 6-8
Abraham se hâta vers sa tente, vers Sara et dit: « Vite, prends trois mesures de farine ordinaire et fleur de farine, pétris et fais-en des gâteaux. »
Puis, Abraham courut au troupeau, prit un veau tendre et gras et le donna au jeune serviteur, qui se hâta de les préparer.
Il prit de la crème et du lait, puis le veau qu’on avait préparé et le leur servit…
Il faut s’imaginer cet homme de 99 ans, au pire jour de sa convalescence, peut-être encore ensanglanté de la brit, courir dans la chaleur après ces hommes, sa maisonnée, ses bêtes, et organiser le repas… La Guemara (Baba Metsia, 87B) nous en détaille le menu : les 3 mesures de farine font 24 kilos (un « séa » fait 8 kg!), et ce n’est pas un seul veau qu’Abraham est parti chercher mais trois, afin de préparer trois langues de veau épicées à la moutarde, une par voyageur. Le tout agrémenté de crème et de lait… Bref, un festin de roi, très inattendu en plein désert !
Mais tout aussi impressionnant que la largesse de ce repas est la modestie avec laquelle notre patriarche le présente aux voyageurs :
Berechit, 18, 4-5
Qu’on aille quérir un peu d’eau; lavez vos pieds et reposez-vous sous l’arbre.
Je prendrais une tranche de pain, vous rassasierez votre cœur, puis vous poursuivrez votre chemin…
Abraham anticipe ici de façon magnifique l’enseignement de Chamaï dans Avot 1, 15 :
« … Parle peu et agis beaucoup, accueille toute personne en lui faisant bonne figure ».
Puissions-nous nous inspirer d’Abraham Avinou, il nous montre le chemin à suivre, comme il est écrit dans le traité Sota (34A) : « Ma’assé avot, siman levanim », les actes des pères sont un signe pour leurs enfants…
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