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Zot haBerakha : Aux yeux de tout Israël

par: Jérôme Bénarroch

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La Tora se termine par ces mots : « Et toute la main forte, et toute la terreur grandiose que Moshé avait faite aux yeux de tout Israël ». La Tora se termine par ces mots : « Et toute la main forte, et toute la terreur grandiose que Moshé avait faite aux yeux de tout Israël ».

Or, Rachi explique que l’expression « aux yeux de tout Israël » se rapporte…aux premières tables de la loi que Moshé avait brisées « devant leurs yeux », à la suite de l’épisode du veau d’or. Ainsi, cette ultime paracha de la Tora, où Moshé délivre ses dernières et sublimes paroles prophétiques aux tribus, et où on le voit mourir dans un baiser divin, se bouclerait, non pas par une évocation messianique de plénitude et d’espoir, mais par le rappel douloureux d’un épisode noir : la brisure des tables et la faute d’infidélité d’Israël.

N’est-ce pas étonnant ?
Que peut signifier que la Tora se termine par cette vision de destruction et d’échec ?

Cela est étrange, d’autant plus que d’autres commentaires expliquent l’expression de façon beaucoup plus attendue, et apparemment plus simple.
Le Sforno dit qu’il s’agit de la splendeur du visage de Moshé qu’Israël avait vu quand il était redescendu du mont Sinaï, et de la crainte que cette lumière avait générée. On comprendrait là qu’en effet, la Tora se termine par cette vision d’un homme, le Talmid Hakham accompli, accédant à l’image de D., et pouvant susciter une même crainte que Lui auprès des créatures.

Le Or Ha’haïm y voit un élément supplémentaire de la grandeur unique de Moshé, le plus grand prophète d’Israël, en tant qu’il a pu amener le peuple à voir par lui-même les paroles de D., et qu’il était un prophète de D. dont la Tora était vraie. Cela rend bien compte du contexte de la fin de la paracha qui fait la louange de la grandeur de Moshé après sa mort.

Ramban explique l’expression de deux manières :

1. pour établir un parallélisme entre les prodiges que Moshé a accomplis aux yeux de Pharaon et de sa maison (passouk 11), et ceux accomplis aux yeux d’Israël : c’est-à-dire « la main forte » : l’ouverture de la mer des joncs, et « la terreur grandiose » : la Tora au mont Sinaï.

2. pour dire que ces miracles n’avaient été « fait(s) » par Moshé que pour la constitution d’Israël.

Qu’est-ce qui pousse Rachi à donner cette explication (mentionnée plus haut) ? Et que vient-elle signifier ?

Notons que Rachi tire son explication de Rabbi Eleazar dans le Sifri, qui voit dans l’expression « aux yeux de tout Israël » une guezera chava avec l’expression de Moshé qui relate l’épisode de la brisure des tables « je les brisai à leurs yeux ».

Mais Rachi ne suit pas entièrement Rabbi Eleazar car celui-ci dit de « toute la main forte » qu’il s’agit de ce qui a eu lieu devant le mont Sinaï. Rachi lui s’inspire apparemment ici de Taanit Yeroushalmi qui raconte que Moshé a dû tirer les tables des mains de D. pour s’en saisir, et que D. l’a félicité de sa victoire en lui disant « toute la main forte ».
Pour « toute la terreur grandiose » : Rachi dit qu’il s’agit des miracles et prodiges du désert grand et terrifiant, dont la source pourrait être à nouveau Rabbi Eléazar dans le Sifri.

L’explication de Tora Temima permet de rendre compte de la logique de Rachi. Premièrement, le passouk doit être coupé en deux. En effet, l’expression « qu’avait fait Moshé » ne peut pas porter sur « la main forte », car au sens simple, on ne fait pas une main…Donc « la main forte » ne se rapporterait pas à un élément public, comme le ferait la fin du passouk. Il s’agirait donc de ce moment privé entre D. et Moshé, où celui-ci pu recevoir, de main à main, les tables. Or, le Sifri ne semble pas avoir pris en compte cette dimension de la langue dans son explication. Puis, étant donné que tout ce passage traite de la grandeur unique de Moshé, il fallait expliquer chaque élément du passouk comme un point particulier de son aspect inégalable. Or, « aux yeux de tout Israël », au sens littéral, ne paraît pas représenter une qualité singulière, car par exemple Yéoshoua réalisa aussi des miracles pour tout Israël en arrêtant le soleil et la lune.

La brisure des tables représente une grandeur unique dit Tora Temima, car il a fallu à Moshé un fabuleux courage et une très haute inspiration pour prendre cette décision de son propre chef. Comment comprendre cet événement ?

Rachi sur Chemot 32-19 cite la guemara de Chabat 87a qui explique le raisonnement de Moshé : si pour une mitsva seulement parmi les 613 mitsvot la Tora dit de l’idolâtre : « il ne mangera pas » du korban pessa’h, alors n’est-ce pas clair que je ne peux leur donner la Tora entière s’il sont des renégats (car les enfants d’Israël dansaient en musique autour du veau d’or). Le raisonnement explique bien qu’il n’ait pas donné la Tora, mais il lui a fallu de l’audace pour casser les tables. N’était-ce pas blasphématoire ?

Dans la guemara Menakhot 99b, Resh Laquish dit : « parfois l’annulation de la Tora c’est cela le fondement car il est dit « que tu as brisées » et D. a dit à Moshé « droite ta force » (c’est bien) de les avoir cassées. ».

Rachi commente : « par exemple pour sortir un mort, ou accueillir une fiancée on interrompt la Tora, et cela est une chose fondamentale, c’est-à-dire qu’on reçoit un salaire comme si on s’était occupé de Tora comme il est dit « que tu as brisées » et cela n’a pas été dit dans un langage de colère, on entend de là que l’esprit divin a acquiescé au geste de Moshé d’avoir annulé la Tora et brisé les tables puisque c’était dans une bonne intention ». Il faut comprendre qu’une action qui annule extérieurement la Tora peut être juste en réalité, dès lors qu’elle est effectuée pour la gloire de D.

Mais dire cela, voilà un danger extrême pour la Tora et les mitsvot. Pourtant, dans Berakhot 63a, Rava explique le passouk de Thehilim « c’est le moment d’agir pour Hachem, ils ont annulé ta loi » de deux façons. La deuxième est que parfois, il est bon d’annuler la loi, pour Hachem. Rachi explique : par exemple le prophète Elie qui offre un sacrifice à l’extérieur du Temple pour détourner les juifs de l’idolatrie.

Le Nefesh Ha‘haïm I-22 comprend que la Tora termine par cet aspect élogieux de Moshé (« Il ne s’est pas levé en Israël de prophète semblable à Moshé ») précisément pour dire qu’après lui l’annulation de la Tora ou d’une quelconque mitsva est impossible car seul Moshé pouvait par sa proximité unique avec D. percevoir en quoi un acte d’annulation apparente était en fait une sanctification du Nom. Il prend ainsi le contre-exemple du roi ‘Hiskiaou, et explique qu’Elie était prophète et que la Tora elle-même demande d’écouter toutes ses paroles (sauf l’idôlatrie). Néanmoins cela ne semble pas être le sens des deux passages talmudiques cités.

On voit qu’il y a là un point de butée et un enseignement.

La Tora et les mitsvot sont tout l’héritage d’Israël. Sa gloire et sa profondeur aux yeux de l’humanité. Mais aussi la forme parfaite et absolue de la volonté de D. pour l’homme. Il est impossible d’annuler quoi que ce soit de cette Tora. Qu’il puisse arriver que néanmoins, parfois, il faille en annuler un élément pour le nom de D. est déjà difficile à comprendre. Ce serait dire que la réalité est parfois, de façon voulue par D., inadaptée à la vérité (la Tora), et qu’alors, pour un bien supérieur, une transgression est exigée. On ne se sent certainement pas à même de mesurer ces moments.

A moins que l’enseignement ne vise précisément cette acquisition. Une intériorisation, ou une proximité telle avec la loi que ces moments deviennent perceptibles. Comme un musicien dont la partition est acquise à ce point qu’il sait les moments où il faut, pour la vie de l’art, ajouter ou raccourcir un temps.

Au moment où Moshé redescend avec les tables, après 40 jours de jeûne, et qu’il voit Israël qui renie la Tora, qui renie la parole de D., sa force a faibli et son cœur s’est brisé aussi violemment que les tables de pierre. La Tora était pour Moshé son cœur même. Cette intériorité parfaite de la Tora dans le cœur, donc dans son être, était telle qu’elle était visible aux yeux de tout Israël. Et ce qu’Israël a vu lors de la brisure, était donc tout autant le déchirement de Moshé que l’annulation de la Tora. Qu’il se soit montré capable de cette destruction, sachant l’amour qu’il avait pour elle indiqua qu’il n’y avait aucun blasphème, mais justement une blessure.

Il me semble que la Tora se termine sur cette vision (d’après Rachi d’après Rabbi Eleazar) pour montrer où doit mener l’amour de la Tora : à une identification totale avec elle. De sorte que lorsque la réalité se présente sous un jour contradictoire, sous un jour réel justement, nous soyons capables avec l’aide de D., de ne pas rester des exécutants soi-disant fidèles mais morts de la loi, mais des benés Israël, droits devant D., des serviteurs libres pour sa gloire.

Le programme est certes ambitieux, mais premièrement, il s’agirait là d’un enseignement ultime de la Tora. Deuxièmement, il se joue sans doute à de multiples niveaux dans nos vies.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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