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Yossef est-il un bon gestionnaire ?

par: Emmanuel Bonamy

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A la fin de Parachat Vayigach [[A partir de Berechit 47, 17.]], le récit revient sur le rôle de Yossef à la tête de l’Egypte, après l’épisode longuement raconté des retrouvailles entre Yossef et ses frères, puis la venue de toute la famille de Yaacov en Egypte.


A la fin de Parachat Vayigach [[A partir de Berechit 47, 17.]], le récit revient sur le rôle de Yossef à la tête de l’Egypte, après l’épisode longuement raconté des retrouvailles entre Yossef et ses frères, puis la venue de toute la famille de Yaacov en Egypte. [[Berechit, de 42,1 à 47, 12.]]

1. Quelle est alors la situation ? La famine est venue après les sept années d’abondance, et le monde entier vient s’approvisionner auprès de Yossef qui dispose d’innombrables quantités de blé en réserve. [[Berechit, 41, 53-57]]. Le verset 6 du chapitre 42 résume la position qu’a acquise Yossef : « Et Yossef est le maître du pays, il est le fournisseur [de blé] pour tout le peuple du pays. » Aux versets 13 à 26 s’engage une négociation entre les Egyptiens – que la famine accable – et Yossef. Ils veulent du pain pour ne pas mourir, et Yossef acquiert ainsi en échange – pour le compte de Pharaon – tout l’argent, puis tous les troupeaux, puis toutes les terres, les Egyptiens se retrouvant finalement métayers au service de Pharaon et astreints à lui payer un tribut annuel. L’épisode se clôt ainsi au verset 26 : « Et Yossef en a fait un décret (hoq) jusqu’à ce jour sur la terre d’Egypte qu’un cinquième est à Pharaon ; rien que la terre des prêtres seule n’était pas à Pharaon. »

2. Pourquoi faire une exception pour les prêtres ? La raison en est donnée au verset 22 : « Rien que la terre des prêtres il n’en a pas fait l’acquisition ; car c’est un décret (hoq) pour les prêtres de la part de Pharaon, et ils mangeaient leur portion (hoq) que leur avait donnée Pharaon, ainsi ils n’ont pas vendu leur terre. » Le même mot, hoq, signifie également décret et portion, dans le même verset. Rachi explique : « Un hoq : tant et tant de pain par jour. » Ainsi le statut des prêtres est-il réglé, par décret de Pharaon, et ce décret consiste à leur allouer une portion fixe de nourriture quotidiennement. Celle-ci leur permet de subsister, à l’abri de la famine qui ravage le pays, sans avoir à vendre leurs terres. Or l’enchaînement des versets laisse à penser que Yossef veut en venir à donner à tout le peuple d’Egypte un statut similaire, non pas dans le contenu – les gens du peuple deviennent métayers et non pensionnaires comme les prêtres – mais dans la forme, celle, juridique, du décret, du hoq : « Et Yossef en a fait un hoq. » Pourquoi Yossef a-t-il voulu lier les Egyptiens à leur terre et à Pharaon par la dimension du hoq ?

3. Qu’est-ce qu’un hoq ? La Guemara [[Yoma 67b.]], en analysant le verset [[Vayikra, 18, 4.]] « Vous ferez mes législations et vous garderez mes décrets, je suis Hachem votre D. » établit une distinction entre législation (michpat) et décret (hoq) : « Vous ferez mes législations : ce sont les choses qui, si elles n’avaient pas été écrites, il serait logique qu’on les écrive. Ce sont : [les interdits] de l’idolâtrie, de l’inceste, du meurtre, du vol et du blasphème. Vous garderez mes décrets : ce sont les choses contre lesquelles se rebellent le Satan et les peuples du monde. Ce sont : [les interdits] de manger du porc, de porter des vêtements de laine et de lin mélangés, halitsa, la purification après la lèpre, le bouc émissaire, la vache rousse. Peut-être diras-tu que ce sont des actes vains (maase tohou), c’est pourquoi il est dit « Je suis Hachem » : C’est Moi Hachem qui ai prescrit, vous n’avez pas le droit de les critiquer. » A première vue, un hoq semble relever d’une pure décision divine que nous devons respecter en tant que telle, sans nécessairement la comprendre. Au contraire, les michpatim semblent pouvoir être déduits rationnellement, étant somme toute les règles nécessaires à la bonne marche de la société. Il ne s’agit pas d’analyser ici cette distinction ; un point toutefois peut nous aider à comprendre le problème posé dans nos versets. Rachi, sur notre Guemara, explique hoq ainsi : « Cela signifie que ce ne sont que des décisions du roi (guezerot hamelekh). » Et il donne comme exemple précisément notre verset, « Et Yossef en a fait un hoq. » [[Un autre verset est rapporté comme exemple : « A partir de ce jour il en fit un décret et une coutume pour Israël, encore valable aujourd’hui. » Chmouel I, 30, 25.]] Ce Rachi est difficile à comprendre : en quoi notre verset est-il pertinent pour illustrer la définition de la Guemara ? Il s’agit certes d’un « décret du roi », mais Yossef semble être ici bien plus l’excellent gestionnaire d’un pays qui a besoin de lui qu’un roi imposant des décrets vécus comme arbitraires ! D’un côté la définition de la Guemara coïncide mal avec notre verset, et de l’autre il est difficile de voir en quoi les décisions politiques et sociales de Yossef en Egypte nous enseignent sur la signification des houqim donnés par Hakadoch Baroukh Hou aux Bnei Israël !

4. En quoi consistent les décisions de Yossef ? Le verset 6 du chapitre 42, nous l’avons vu, donne une certaine définition de Yossef en Egypte. Celle-ci comporte deux dimensions : celle de maître (chalit) et celle de fournisseur (machbir). Yossef est à la fois celui qui domine l’Egypte, en la réorganisant, et celui qui la nourrit, en dispensant la subsistance. Les deux dimensions sont liées : de la justesse de sa domination dépend sa capacité à être nourricier. Ainsi rapporte-t-il toutes les richesses qu’il acquiert à Pharaon, sans s’enrichir personnellement. [[Voir verset 47, 14.]] Ainsi pratique-t-il les justes prix du marché bien qu’étant en situation de monopole, sans faire de spéculation, selon le midrach [[Pirqé de Rabbi Eliézer, chapitre 39.]]. Le Tsror Hamor [[Rabbi Avraham Sebbah, de la génération des expulsés d’Espagne, est l’auteur du Tsror Hamor.]] lie explicitement cette dimension d’intégrité et de droiture de Yossef, sa dimension de Tsadiq, à son aptitude à être celui qui dispense la subsistance : « Yossef était le juste (tsadiq), et le juste est le fondement du monde, il était capable d’avoir pitié d’eux et de les nourir de manière à ce qu’ils ne meurent pas. » Sur cette base, le Tsror Hamor donne une lecture de l’échange entre Yossef et les Egyptiens où tout se passe comme si Yossef construisait petit à petit, et difficilement, un cadre où droiture et subsistance sont possibles en même temps, pour être durable. La relation première entre Yossef et les Egyptiens est une relation de suspicion : Yossef met tout l’argent chez Pharaon pour se libérer du soupçon qui pèse sur lui d’en donner à sa famille tout juste installée ; inversement il ne croit pas le peuple quand celui-ci lui dit avoir donné tout l’argent. Le Tsror Hamor montre que, face à un peuple condamné à mourir et prêt à accepter n’importe quelle exigence de la part de Yossef, celui-ci, bien que tenant tout entre ses mains, ne se départit pas de sa droiture. Alors que les Egyptiens sans argent cherchent à obtenir la charité, Yossef refuse d’assister ceux qui possèdent des biens et des troupeaux. Alors qu’ils sont prêts à se vendre comme esclaves en même temps que leurs terres, Yossef acquiert les terres mais refuse d’acquérir les personnes. A chaque étape, les Egyptiens prêts à se livrer entièrement insistent sur la dimension nourricière de Yossef au détriment de sa droiture, en arguant que Yossef le Juste ne saurait devenir la cause de leur mort. Le Tsror Hamor décrit un véritable chantage, jusqu’à ce que Yossef en arrive à établir son décret, juste mesure qui tient ensemble la subsistance, la culture de la terre, et la soumission à Pharaon.

5. Yossef, qui exerce une domination sans partage ne cherche pourtant jamais à transformer celle-ci en une emprise totale et liée à sa personne. Le temps de la famine est un temps de rigueur, un temps où tombent les illusions de liberté et les fausses dépendances. Le fondement, la recherche de la subsistance, est mis à jour. Le travail de Yossef, sa avoda, n’est pas de recouvrir ces questions par un nouveau pouvoir, ni par une gestion efficace des choses. Son travail est d’établir le rapport vrai entre les choses, les êtres et la terre, de manière à ce qu’il puisse être vécu comme nourricier. Ainsi les Egyptiens dirent à Yossef à propos du décret : « Tu nous as donné la vie » [[Verset 25.]].

6. La Guemara [[Betsa 16a.]] demande : « D’où savons-nous que le mot hoq a un rapport avec la subsistance ? Parce qu’il est écrit : « et ils mangeaient leur portion (hoq) que leur avait donnée Pharaon. » Rav Simson Raphaël Hirsch, dans son commentaire sur ce même hoq du verset 22, celui des prêtres égyptiens explicitement lié à la nourriture, définit ce terme. Il s’oppose d’abord à la conception habituelle ne voyant dans le hoq qu’un décret arbitraire. Au contraire, « Hoq est ce qui est exigé selon la condition, le besoin ou la destination de la créature, du désir ou de la relation, et il découle donc de la structure profonde des choses et est une condition de leur subsistance et de leur destination. » Nous pouvons maintenant essayer de comprendre pourquoi Rachi a choisi le décret de Yossef comme exemple pour les houqim de la Torah. La fin de Parachat Vayigach nous décrit Yossef en train de « construire » un hoq dans un rapport difficile aux Egyptiens, et nous montre ainsi ce qu’il est parfois difficile de voir face aux houqim de la Torah. Un hoq est la vérité de la chose telle qu’elle fait vivre. Comme on le voit avec Yossef, il s’agit d’une perception juste, en adéquation avec la réalité profonde des choses. Or cette perception ne se donne pas de manière transparente. De même que Yossef fixe les Egyptiens par leur asservissement à Pharaon en un certain lieu pour un certain travail, ainsi la soumission au hoq ancre dans une réalité, qui est en fait la nôtre, à laquelle la Torah demande que l’on se confronte, ce que nous n’aurions pu, dans une illusion de liberté, faire de nous-mêmes. De même que Yossef refuse les dépendances stériles de la charité et de l’esclavage en établissant les choses de manière à ce que la terre soit travaillée, ainsi le hoq exige une position active face à la vérité, de recherche et de travail, d’avoda pour que les houqim aient une réalité pour nous et que nos actes ne soient pas des « actes vains », des maase tohou. On apprend donc de Yossef que par le biais du hoq, en ce qu’il rend possible une justesse dans le vécu profond des choses, une action nourrissante et féconde peut être durable, sans rapports de pouvoir ni efficacité de gestionnaire.

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Emmanuel Bonamy est professeur de philosophie au lycée Georges Leven à Paris. Titulaire d’un Master de philosophie (Paris 1) et d’anthropologie des religions (EHESS/EPHE), il a étudié au Centre d’Études et de Réflexion Juives de Villeurbanne et à la Yechiva des Étudiants de Paris. Il a enseigné et enseigne le talmud dans plusieurs programmes d’étude (Pilpoul, Havrouta, SNEJ, ACT, etc.)

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