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Traité Yoma 83a, Le malade et le médecin – Réflexion sur l’IA

par: Rav Gerard Zyzek

Publié le 8 Juin 2025

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Traité Yoma 83a. Le malade et  le médecin. Réflexion sur l’IA.  

La Mishna Yoma 82a enseigne :

חולה מאכילין אותו ע »פ בקיאין ואם אין שם בקיאין מאכילין אותו על פי עצמו עד שיאמר די .

‘Un malade (où il y a danger éventuellement) on lui donne à manger sur la bouche de connaisseurs.  S’il n’y a pas de connaisseurs, on lui donne à manger sur sa propre bouche, jusqu’à ce qu’il dise que  cela suffit.’

Rashi sur la Mishna nous fait remarquer que l’expression ‘sur la bouche de connaisseurs’, signifie  ‘sur la bouche de deux connaisseurs qui disent que ce malade est en danger s’il ne mange pas.’

I. La Guemara afférente se trouve dans Yoma 83a : ‘Rabbi Yénaï dit : si le malade dit qu’il a besoin et qu’un médecin dit qu’il n’a pas besoin, on écoute  le malade en vertu de l’expression qui se trouve dans le verset (Mishlé 14,10) נפשו מרת יודע לב, » le  cœur sait l’amertume de son âme ». La Guemara objecte : mais c’est évident ! Tu aurais pu penser  que le médecin s’y connait plus et que l’on n’écouterait pas le malade. Le texte du Rif diffère un  peu : il dit qu’on aurait pu penser que le malade panique et qu’il n’y ait pas véritablement de danger.  La Guemara répond qu’étant donné que le malade dit qu’il a besoin on affirme qu’il sait en lui de  quoi il s’agit, quand bien même y aurait-il un risque qu’il panique en fait et que ce ne soit pas si  dangereux.  [Attention. Dans la Mishna on parle de connaisseurs et dans Rabbi Yénaï on parle de médecin. Cette  nuance sera travaillée dans la suite.]

Le médecin dit que le malade a besoin de manger, et le malade dit qu’il n’a pas besoin de manger, on  écoute le médecin. Pourquoi ? On affirme que le malade est dans le déni de sa gravité. Là aussi il est  possible que le malade sache bien de quoi il s’agit, néanmoins étant donné qu’un avis, le médecin dit  qu’il a besoin, on affirme qu’il est dans le déni de sa gravité.

Il a une question contre Rabbi Yénaî à partir de la Mishna car dans la Mishna on dit que c’est  seulement si deux connaisseurs qui disent qu’il a besoin qu’on lui donne à manger, or d’après Rabbi  Yénaï c’est sur la bouche d’un médecin et non de deux !

La Guemara répond que l’on parle que le malade dit qu’il n’a pas besoin et qu’un médecin dit aussi  qu’il n’a pas besoin et que deux médecins disent qu’il doit manger, alors la Mishna nous enseigne  qu’on lui donne à manger. Là-dessus la Guemara dit que c’est évident car comme c’est un doute sur  un problème de vie ou de mort on va dans le sens de l’allègement ! Donc on est obligé de dire que la  Mishna parle du cas où il y a deux médecins avec le malade qui disent qu’il n’a pas besoin de  manger, et qu’il y a deux médecins qui disent qu’il faut qu’il mange, là-dessus l’enseignement est  que l’on doit lui donner à manger. L’innovation est que bien qu’en général on dise que dans les sujets  d’évaluation on aille toujours selon la majorité des avis exprimés (contrairement aux lois de  témoignages où Rav Safra nous enseigne que deux sont comme cent et que cent sont comme deux),

néanmoins ici comme on touche un danger pour la vie, dès qu’il y a deux avis exprimés qu’il faille  qu’il mange, on lui donne à manger, même contre plus que deux qui disent qu’il n’a pas besoin de  manger.

Là-dessus la Guemara objecte sur cette lecture de la Mishna. En effet la seconde partie de la Mishna  nous enseigne que s’il n’y a pas deux connaisseurs on lui donne à manger sur sa bouche. On entend  de cette seconde partie de la Mishna où l’on dit qu’il dit qu’il a besoin que la première partie de la  Mishna aussi parle du cas où il dit qu’il a besoin de manger et que néanmoins on ne l’écoute pas et  qu’on lui donne à manger que sur la bouche de deux experts, et non un d’ailleurs. Tossefot ajoute  qu’il faut comprendre ainsi la seconde partie de la Mishna en disant que s’il n’y a aucun connaisseur  qui dit qu’il n’a pas besoin alors on lui donne à manger sur sa bouche. Ceci signifie que l’on va  toujours d’après l’avis du connaisseur, ce qui contredit l’explication de Rabbi Yénaï qui dit que si le  malade dit qu’il a besoin et que le médecin dit qu’il n’a pas besoin on écoute le malade.  La Guemara répond qu’il manque des mots et qu’il faut lire la Mishna ainsi : S’il dit qu’il n’a pas besoin et qu’un médecin dit qu’il a besoin on lui donne à manger. S’il y a deux  médecins et lui qui disent qu’il n’a pas besoin et que deux disent qu’il a besoin on lui donne à  manger. S’il y a un médecin qui dit qu’il n’a pas besoin de manger et que le malade dit qu’il a besoin  de manger on lui donne à manger sur sa bouche et ainsi sont les mots de la Mishna : il n’y a pas deux  médecins (sous-entendu) qui disent qu’il n’a pas besoin, on lui donne à manger sur sa bouche. Sous entendu de la Mishna d’après Rabbi Yénaï que si le malade dit qu’il a besoin de manger et que deux  connaisseurs disent qu’il n’a pas besoin, on ne lui donne pas à manger.

C’est-à-dire que s’il y a un avis contre lui, dans le cas où il dit qu’il a besoin il a gain de cause et on  lui donne à manger, mais s’il y a plus d’avis de connaisseurs contre lui on ne lui donne pas à manger.  Telle est la lecture de la Mishna de Rabbi Yénaï.

La Guemara rapporte maintenant une seconde lecture de la Mishna, celle de Mor Bar Rav Ashé, la  leçon de Ramban est Rav Ashé. Dès que le malade dit qu’il a besoin on écoute le malade même  contre plusieurs médecins qui diraient qu’il n’a pas besoin de manger, ce qui est contre Rabbi Yénaï.  Il faut alors lire la Mishna que si le malade dit qu’il a besoin il n’y a pas de connaisseur cela signifie  que personne n’est considéré connaisseur si le malade dit qu’il a besoin.

Il y a débat si l’on tranche la Halakha comme Rabbi Yénaï ou comme Mor Bar Rav Ashé, voir  Tossefot. Néanmoins le Rif, le Rosh et Rambam tranchent comme Mor Bar Rav Ashé qui est un avis  postérieur et d’autre part dans Teshouvot HaGuéonim on dit que la Halakha est comme Mor Bar Rav  Ashé dans tout le Shass sauf trois cas.

Il y a un grand débat parmi les Rishonim pour savoir si dans la conclusion on garde l’innovation de  Rabbi Yénaï dans la première partie de la Mishna que dans notre sujet qui touche au risque pour la  vie est-ce que l’on va ou non selon la majorité des avis exprimés des connaisseurs.  Rambam au second chapitre de Shvitat Assor Halakha 8 dit clairement que cette hypothèse dite par  Rabbi Yénaï ne reste pas dans la conclusion où l’on tranche comme Mor Bar Rav Ashé. Le Ramban  dans Torah HaAdam (‘ג הסכנה ענין המיחוש שער (explique cette décision de Rambam de la manière  suivante, lecture reprise dans le Lé’hèm Mishné :

Rabbi Yénaï pense que le malade est un avis égal à celui d’un médecin. Si c’est ainsi lorsqu’il y a un  médecin avec le malade qui disent qu’il n’a pas besoin de manger et qu’il y a deux médecins qui  disent qu’il a besoin de manger, il est évident qu’on lui donne à manger car c’est un doute franc qui  touche un danger de vie. Donc on est obligé de dire que la Mishna nous enseigne une innovation en  disant que dans ces sujets on ne va pas d’après la majorité des avis exprimés lorsque le malade et

deux médecins disent qu’il n’a pas besoin et que deux médecins disent qu’il a besoin, on va d’après  les deux qui disent qu’il a besoin.

Mais d’après Mor Bar Rav Ashé qui dit qu’il n’y a pas d’expertise en face du malade, lorsque le  malade et un médecin disent qu’il n’a pas besoin et que deux médecins disent qu’il a besoin il y  aurait une hypothèse solide de dire que l’on suivrait le malade, car il pense que le malade est plus  crédible qu’un médecin, là-dessus la Mishna nous enseignerait l’innovation que l’on va d’après les  deux qui disent qu’il doit manger et que ce serait l’enseignement de la Mishna et que lorsque l’on dit  qu’en toute circonstance le malade est plus crédible c’est dans le cas où il dit qu’il a besoin de  manger et non dans le cas où il dit qu’il n’a pas besoin de manger, dans ce cas il n’est pas plus qu’un  médecin, et telle est l’innovation de la Mishna. Donc d’après Mor Bar Rav Ashé la Mishna ne nous  enseigne pas l’innovation que l’on ne va pas dans notre sujet d’après la majorité des opinions  exprimées. La conséquence étant que si trois disent qu’il n’a pas besoin et que deux disent qu’il a  besoin on ne donne pas à manger au malade.

Le Ramban et le Ran s’oppose à cette démarche et disent que c’est possible de lire la Guemara  comme Rambam, mais c’est hypothétique et qu’une fois que la Guemara a formulé qu’il y a une  grande idée dans le fait de ne pas suivre la majorité des opinions exprimées dans ce sujet de danger  pour la vie, il n’y a pas à rejeter cette notion en se basant sur une lecture plausible mais hypothétique  de la Guemara. Le Roch dit qu’étant donné que c’est un débat entre des grands maîtres, et qu’ici nous  sommes dans un doute de danger pour la vie, nous irons donc d’après la démarche du Ramban et que  si trois disent qu’il n’a pas besoin et que deux disent qu’il a besoin on donnera à manger au malade,  contre la démarche de Rambam qui est en fait la démarche du Shééltot (Parashat Shemot chapitre  38), ainsi que la démarche de Rashi dans Yoma 84b אחרת לדעת מצטרפין אבל מ »דה .

II. Quelle est la preuve que Rashi explique la Guemara comme Rambam ?  

Traité Yoma 84b :

ואין עושין דברים הללו לא ע »י נכרים ולא ע »י קטנים אלא ע »י גדולי ישראל ואין אומרין יעשו דברים הללו לא ע »פ נשים  ולא ע »פ כותיים אבל מצטרפין לדעת אחרת.

‘On ne fait pas ces choses (c’est-à-dire de s’occuper de quelqu’un qui est en danger le jour de  Shabbat) ni par des non-juifs ni par des enfants mais par des hommes juifs adultes. On ne dit pas de  faire ces choses-là ni sur la bouche de femmes ni sur la bouche de Koutim [1]  mais ils s’additionnent à  une autre opinion.’

Que signifie l’expression אחרת לדעת מצטרפין אבל,’ mais ils s’additionnent à une autre opinion.’ ?  Rashi explique : ‘Par exemple, nous sommes dans le cas où deux disent que le malade a besoin de  manger et trois disent que le malade n’a pas besoin de manger, cas pour lequel on ne donne pas à  manger au malade. Par contre si une femme ou un Kouti dit qu’il a besoin, cet avis s’additionne aux  deux qui disent qu’il a besoin de manger, nous sommes alors dans un cas de trois contre trois, ce qui  fait un doute dans un cas de danger et on lui donne à manger.’

Il est clair pour le commentaire de Rashi que dans ces sujets on suit la majorité des opinions  exprimées, même pour interdire de donner à manger, ce qui est la démarche de Rambam et du  Shééltot. Comment les détracteurs de Rambam vont-ils lire ce passage ?

Le Ran dans son commentaire sur le Rif donne la lecture suivante :

‘On ne donne pas à des femmes juives ou à des Koutim de s’occuper de personnes en danger le jour  de Shabbat car on craint qu’ils trainent à transgresser Shabbat et ne soient pas assez zélés. Par contre  on les associe à des hommes juifs adultes si nécessaire et dans ce cas étant donné qu’un homme juif  adulte s’occupe ils sont stimulés par lui et sont zélés.’ Telle est la lecture proposée par le Ran.

Rambam synthétise la Guemara de Yoma 84b de la manière suivante dans les Hilkhot Shabbat  second chapitre Halakha 2 (nous en donnons notre traduction):

‘Lorsque l’on fait ces choses (c’est-à-dire de s’occuper de quelqu’un qui est en danger le jour de  Shabbat) on en le fait pas par des non-juifs, ni par des enfants, ni par des esclaves, ni par des femmes  pour que le Chabbat ne soit pas léger à leurs yeux, mais par des adultes juifs et leurs personnalités’

Le Maguid Mishné et le Kessef Mishné disent que Rambam avait une autre version du texte de Yoma  84b et qu’il avait la version du Rif qui lit dans la Guemara :

ואין אומרים לעשות דברים הללו לא ע »י נשים ולא ע »י כותים מפני שמצטרפים לדעת אחרת

‘On ne dit pas de faire ces choses-là ni sur la bouche de femmes ni sur la bouche de Koutim parce  qu’ils s’additionnent à une autre opinion.’

Que veut dire cette expression ‘parce qu’ils s’additionnent à une autre opinion’ ? Parce que les  femmes et les enfants vont généraliser et s’autoriser à transgresser Shabbat pour des malades même  si cela ne s’impose pas d’un point de vue Halakhique.

Nous avons vu donc comment Rashi lit la Guemara de Yoma 84b et que selon lui la conclusion de la  Guemara réfute l’innovation que dans ces sujets de sauver la vie on ne suit pas la majorité des avis  exprimés. Cette lecture ne remet pas en question les détracteurs car il y a d’autres manières de lire la  Guemara et d’autres versions du texte, comme nous venons de le voir.

III. Bien que le Ramban s’oppose à Rambam et au Shééltot, néanmoins il leur apporte une  preuve solide ! 

La Guemara de Yoma 83a qui est la base de notre sujet dit que dans les lois d’argent parfois il est  nécessaire que le tribunal rabbinique fasse des Oumdanot, des expertises. Dans ces cas-là on va  d’après la majorité des avis exprimés. Le Ramban, dans Torat HaAdam, ajoute que dans les lois de  pénal, Diné Néfashot, aussi lorsqu’il est nécessaire d’expertiser on va d’après la majorité des avis  exprimés. On voit cette notion d’expertise en droit pénal dans le Traité Baba Kama 90b. Or dans les  cas de droit pénal, Diné Néfashot, la vie de l’accusé est en danger et néanmoins on va d’après la  majorité des avis, quitte à le condamner à mort même s’il y a une minorité qui affirme qu’il n’est pas  condamnable ! Certes la Guemara dans Yoma 93a à un moment précis veut dire que pour rendre  compte de la Mishna nous serions obligés de dire que dans les sujets de danger comme jeûner pour  un malade le jour de Yom Kippour nous n’irions pas d’après la majorité, néanmoins pourquoi ne pas  dire que la Guemara revient de cette affirmation ?

Cette grande question sera en fait l’articulation centrale de notre sujet. Regardons d’abord comment  le Ramban y répondra, ensuite nous aborderons étape par étape la démarche de Rambam.

Rapportons les mots de Ramban (nous en donnons notre traduction) :  ‘La Guemara de Baba Kama est indubitablement un élément qui va dans le sens de Rambam et du  Shééltot, néanmoins puisque notre Guemara affirme que dans une expertise d’un malade on ne va  pas selon la majorité, on ne repousse pas une Guemara explicite pour un raisonnement plausible mais  hypothétique. Il faut dire qu’il y a une différence structurelle entre notre sujet et le sujet du  Sanhédrin. Dans le Sanhédrin nous recherchons à ce que tout le quorum de juges s’exprime. Dans  notre sujet, dès que deux experts ont dit que le malade a besoin de manger, l’affaire est close, il doit  manger et nous ne portons aucun intérêt à ceux qui disent qu’il peut jeûner sans problème.’  Il nous semble qu’en ces quelques mots Ramban a exprimé le fond de sa pensée et de sa lecture de la  Guemara. Dans notre sujet, nous sommes en face d’une Mitsva, d’une obligation de la Torah, qui  peut entraîner des dangers. Mais on ne peut pas laisser les choses au petit bonheur, il faut structurer  le sujet. Dès que nous avons deux médecins ou deux connaisseurs qui disent que le malade a besoin  de manger, il ne nous en faut pas plus. On ne prend plus en compte ceux qui disent qu’il peut jeûner.  Le malade est alors habilité à manger le jour de Yom Kippour. Ce n’est pas une expertise en bonne et  due forme, c’est une habilitation.

Le Ramban ajoute : ‘Le Sanhédrin, le tribunal habilité à juger les condamnations à mort, aussi lorsqu’il va condamner la  Torah exige qu’il faille deux personnes en plus qui vont dans le sens de la condamnation. Et non une  simple majorité. Ceci prouve que lorsque la Torah dit que l’on va d’après la majorité dans les lois de  pénal, ce n’est pas que la vérité émane de cette majorité mais que la Torah met en place un protocole  précis pour condamner, ou gracier, ce qui n’a rien à voir avec le sujet du malade à Yom Kippour.  Dans le sujet de doute de danger on ne va pas selon la majorité dans l’expertise.’   Nous proposons de dire que d’après Ramban, nous ne recherchons pas ici la vérité de la situation.  Les Sages veulent cadrer rabbiniquement la problématique. Dans le Sanhédrin c’est un tout autre  sujet, il faut juger, décider, ce sont d’autres protocoles.  Pour aborder la démarche de Rambam, il nous faut traiter un point subtil et assez difficile : la  différence entre le médecin et l’expert.

IV. La différence entre le médecin et l’expert. 

Nous avons relevé au début de notre étude une différence de langage entre la Mishna et  l’enseignement de Rabbi Yénaï. La Mishna parle que l’on donne à manger au malade sur la bouche  de connaisseurs, tandis que Rabbi Yénaï parle de médecins. Parle-t-on de la même chose ou serait-ce  des notions différentes ?

Nous voyons que Rambam au second chapitre de Shvitat Assor Halakha 8 différencie ces deux  notions :

חולה שיש בו סכנה ששאל לאכול ביום הכפורים אע »פ שהרופאים הבקיאין אומרין אינו צריך מאכילין אותו על פי עצמו עד  שיאמר דיי. אמר החולה איני צריך והרופא אומר צריך מאכילין אותו על פיו והוא שיהיה רופא בקי. רופא אחד אומר צריך  ואחד אומר אינו צריך מאכילין אותו. מקצת הרופאין אומרין צריך ומקצתן אומרין אינו צריך הולכין אחר הרוב או אחר  הבקיאין ובלבד שלא יאמר החולה צריך אני אבל אם אמר צריך אני מאכילין אותו. לא אמר החולה שהוא צריך ונחלקו  הרופאים והיו כלם בקיאין ואלו שאמרו אינו צריך כמנין שאמרו צריך מאכילין אותו.

‘Un malade dont la maladie est grave dit qu’il a besoin de manger à Yom Kippour, bien que les  médecins experts disent qu’il n’a pas besoin de manger, on lui donne à manger sur sa bouche jusqu’à  ce qu’il dise que cela suffit. Le malade dit qu’il n’a pas besoin de manger et un médecin expert dit  qu’il a besoin de manger, on lui donne à manger, dans la condition que ce médecin soit expert. Un  médecin dit qu’il a besoin de manger et un médecin dit qu’il n’a pas besoin de manger, on lui donne  à manger. Certains médecins disent qu’il a besoin de manger et certains médecins disent qu’il n’a pas  besoin de manger, on va d’après la majorité des opinions exprimées ou bien d’après les experts, mais  ceci à condition que le malade ne dise pas qu’il a besoin, mais si le malade dit qu’il a besoin on lui  donne à manger. Le malade ne dit pas qu’il a besoin et les médecins sont partagés, et ils sont tous au  même niveau d’expertise, et ceux qui disent qu’il doit manger sont le même nombre que ceux qui  disent qu’il n’a pas besoin, on lui donne à manger.’

Évidemment nous voyons clairement que Rambam tranche la Halakha comme Mor bar Rav Ashé et  que d’après lui la notion qu’on ne va pas d’après la majorité des avis dans ce sujet n’est pas retenue  comme nous l’avons dit plus haut.

Le point qui nous occupe maintenant est l’usage que Rambam fait de la notion d’expert, de Bekiim,   .בקיאים

‘Certains médecins disent qu’il a besoin de manger et certains médecins disent qu’il n’a pas besoin  de manger, on va d’après la majorité des opinions exprimées ou bien d’après les experts.’

Il y a débat dans les Rishonim pour rendre compte de ce que dit Rambam ici.

Le Maguid Mishné, Rabbi Vidal de Tolosa, propose de dire que l’incidence pratique de ce que dit  Rambam est le cas où le nombre de médecins qui disent qu’il a besoin de manger et le nombre de  ceux qui disent qu’il n’a pas besoin de manger est égal, dans ce cas si les médecins qui disent qu’il  n’a pas besoin de manger sont plus experts que les autres, on ne lui donne pas à manger. Le Maguid  Mishné dit que Rambam a tiré cette nuance du fait que la Mishna, contrairement aux mots de Rabbi  Yénaï, dit qu’on lui donne à manger sur la bouche des experts.

Néanmoins le Ran dans son commentaire sur le Rif tranche, et cette opinion est réfutée par le  Ramban dans Torat HaAdam, qu’un médecin expert qui discute avec deux médecins ou plus, on suit  l’avis du médecin expert. Cette démarche rend compte de la différence de langage entre la Mishna et  l’enseignement de Rabbi Yénaï.

Nous proposons de dire que telle est l’opinion de Rambam, contre la lecture du Maguid Mishné si  nous pouvons nous permettre.

En effet nous avons vu qu’il y a un grand débat entre Rambam et Ramban sur la lecture finale de  Mor bar Rav Ashé. Mais outre l’incidence légale, quel est le débat de fond ?

Nous proposons de dire comme cela :

Mor bar Rav Ashé dit que si le malade dit qu’il a besoin de manger, on le suit même contre tous les  experts. Rambam dit, et telle est la démarche des Guéonim (Shééltot), qu’à partir de ce moment, on  va d’après la majorité si les médecins s’expriment. Mor bar Rav Ashé nous dit qu’ici nous ne  recherchons pas une permission de lui donner à manger. Nous recherchons la vérité de la situation.

Le malade est considéré qu’il connaît le danger, il se connaît, ce qu’il dit est vrai. De même si un  médecin expert dit qu’il a besoin de manger ou qu’il n’a pas besoin de manger, il sait, ce n’est pas  une évaluation, c’est une connaissance. Par contre si le malade ne se prononce pas et qu’il n’y a pas  de médecin expert, on demande à des médecins. Dans ce cas on ira d’après la majorité des avis  exprimés, comme dans les situations de débats dans des tribunaux où ma Torah dit d’aller d’après la  majorité. Mais il faut savoir que dans les lois d’argent par exemple, si le juge sait, connaît la vérité,  dans des cas précis à définir, il ne suivra pas les témoins, ni d’autres éléments juridiques, il ira  d’après ce qu’il sait. Par contre, si nous ne savons pas la vérité, la Torah nous dit de suivre la majorité  des avis exprimés. De même ici, dès que Mor bar Rav Ashé dit que le malade est écouté plus que  tous les médecins, la Guemara change complètement d’optique et d’analyse du problème. D’après  Rabbi Yénaï, dès que deux médecins, experts ou non, disent que le malade a besoin de manger, on  donne à manger. Nous pouvons dire que c’est un היתר, une permission, un Héiter. Les Sages ont  structuré dans quel cas on donne à manger à un malade : dès que deux avis disent qu’il a besoin. Mor  bar Rav Ashé, en disant que le malade est plus cru que des experts, nous dit qu’ici c’est un autre  problème : nous sommes en face d’un פסק, d’une décision vraie.

Le Ramban lit que dans la conclusion même Mor bar Rav Ashé ne s’oppose pas à l’analyse de Rabbi  Yénaï, sinon le Talmud l’aurait dit explicitement. Rambam assume de dire qu’il y a une discussion  de fond entre Rabbi Yénaï et Mor bar Rav Ashé et que l’on tranche qu’ici ce n’est pas une institution  rabbinique mais une loi de la Torah, un Psak, une décision légale.

V. Intime conviction et décision juridique.  

Comme nous l’avons prouvé dans les paragraphes précédents, Rambam explique que d’après Mor  bar Rav Ashé, et telle est la conclusion légale, l’avis du malade lorsqu’il dit qu’il a besoin de manger  n’est pas une estimation mais une certitude. De même si un médecin expert s’exprime, cela prévaut  face à de multiples autres avis. Ce n’est que lorsque nous n’avons pas ces certitudes que nous faisons  appel à des estimations qui seront tranchées selon la majorité.

Nous trouvons dans Rambam une démarche similaire dans la manière de trancher les lois qui  touchent à l’argent dans le vingt-quatrième chapitre des lois relatives au Sanhédrin, Halakha 1 :

יש לדיין לדון בדיני ממונות על פי הדברים שדעתו נוטה להן שהן אמת והדבר חזק שהוא כן אף על פי שאין שם ראיה  ברורה ואין צריך לומר אם היה יודע בודאי שהדבר כן הוא שהוא דן כפי מה שיודע. שאין הדבר מסור אלא ללבו של דיין  לפי מה שיראה לו שהוא דין האמת אם כן למה הצריכה תורה שני עדים שבזמן שיבואו לפני הדיין שני עדים ידון על פי  עדותן אע »פ שאינו יודע אם באמת העידו או בשקר.

‘Il incombe au juge de juger dans les lois relatives à l’argent selon ce que sa pensée penche où va la  vérité et que cette conviction est forte en lui-même, bien qu’il n’ait pas de preuve formelle, raison de  plus s’il sait pertinemment qu’elle est la vérité, et c’est selon cette intime conviction qu’il doit juger.

(…) En effet la décision du juge est confiée au cœur du juge, selon ce qu’il estime que telle est la  vérité. Si c’est ainsi pourquoi la Torah a-t-elle exigé le témoignage de deux témoins ? Cette exigence  vient pour le cas où deux témoins viennent devant le juge et alors il lui faudra trancher selon ce  témoignage quand bien même ne sait-il pas s’ils témoignent vrai ou faux.’

Il y a une certaine ambiguïté dans les mots de Rambam. En effet en première lecture il a l’air de  ressortir que si viennent deux témoins il incomberait au juge de les suivre quoi qu’ils disent.

Néanmoins en seconde lecture, il ressort que le juge n’est soumis dans les lois d’argent de suivre les  témoins que dans le cas où il n’a aucune connaissance du sujet d’aucune manière. En effet Rambam  dit qu’il doit suivre les témoins ‘quand bien même ne sait-il pas s’ils témoignent vrai ou faux’. Il  ressort que s’il sait, sans avoir de preuve formelle, qu’ils témoignent faux, il ne doit pas suivre leur témoignage.

Cet enseignement de Rambam est fondé sur plusieurs passages du Shass, en particulier le passage  suivant du Traité Ketoubot 85a :

ההיא איתתא דאיחייבא שבועה בי דינא דרבא אמרה ליה בת רב חסדא ידענא בה דחשודה אשבועה אפכה רבא לשבועה  אשכנגדה זימנין הוו יתבי קמיה רב פפא ורב אדא בר מתנא אייתו ההוא שטרא גביה א »ל רב פפא ידענא ביה דשטרא פריעא  הוא א »ל איכא איניש אחרינא בהדיה דמר א »ל לא א »ל אע »ג דאיכא מר עד אחד לאו כלום הוא א »ל רב אדא בר מתנא ולא  יהא רב פפא כבת רב חסדא בת רב חסדא קים לי בגווה מר לא קים לי בגוויה. אמר רב פפא השתא דאמר מר קים לי בגוויה

מילתא היא כגון אבא מרי ברי דקים לי בגוויה קרענא שטרא אפומיה קרענא ס »ד אלא מרענא שטרא אפומיה.

‘Une fois une certaine femme a été condamnée par le tribunal de Rava à faire un serment. La fille de  Rav ‘Hissda (qui était l’épouse de Rava, le chef du tribunal) dit à son mari : je connais cette femme,  elle est soupçonnée de faire de faux serments. Rava a donc fait jurer le parti adverse à faire le  serment. Une autre fois Rav Papa et Rav Ada bar Motna siégeaient au tribunal de Rava. Quelqu’un a  amené un contrat de créance devant ce tribunal. Rav Papa dit à Rava : je sais que ce contrat a été  remboursé. Rava lui dit : as-tu un autre témoin avec toi ? Il lui répondit : non. Rava lui répondit :  quand bien même serait-ce vous cher Rav Papa, un témoin seul n’est pas recevable en droit civil !  Rav Ada bar Motna se permis de demander : mais que Rav Papa ne soit pas moins que la fille de Rav  ‘Hissda (votre épouse, or une femme est inapte à témoigner d’aucune manière en droit civil !) ! Rava  répondit : la fille de Rav ‘Hisda je la connais véritablement, mais vous cher monsieur, je ne vous  connais pas véritablement (quand bien même êtes-vous un grand Rav !). Rav Papa déduit de là la  chose suivante : maintenant que Rava nous a enseigné qu’il y a une notion de connaître quelqu’un  véritablement, si mon fils Rav Mori me dit que tel contrat est problématique je le considèrerai ainsi  sur sa bouche.’

Cette mise en parallèle avec les lois de droit civil nous confirme que les lois abordées dans la Mishna  du Traité Yoma relatives au malade à Yom Kippour sont des lois contraignantes de la Torah et non  une institution rabbinique, selon la lecture de Rambam. Et il y a alors deux niveaux : soit une intime  conviction exprimée par le malade lui-même ou par un expert véritable, ou bien lorsque l’on n’a pas  de connaissance véritable de la situation l’on va d’après des estimations et la décision sortira de la  majorité des avis, comme nous l’enseigne la Torah au sujet des tribunaux.

VII. Réflexion que cette démarche de Rambam nous suggère. Y a-t-il une place à nous humains  après les prodiges de l’Intelligence Artificielle ? 

Pour synthétiser, il ressort que Rambam explique que l’on suit le quorum de médecins si le malade  ne dit pas qu’il a besoin de manger. Si celui-ci dit qu’il a besoin de manger, aucune expertise ne peut  s’opposer à son dire, en vertu du principe que « le cœur connaît l’amertume de son âme ». De même,  nous avons prouvé que, d’après Rambam, un médecin expert fait force de loi, face à des médecins

qui n’ont pas son expertise (encore faut-il définir précisément de quoi il s’agit). Si nous pouvons  réfléchir aux outils actuels où les médecins ont la possibilité de consulter l’IA, les questions se  posent : quelle est la place du médecin aujourd’hui ? Et quelle est la place du patient ? L’étude  approfondie de notre sujet peut nous donner des éléments pour répondre à ces grandes questions.  L’IA n’est somme toute qu’une évaluation, excellente mais extérieure au sujet lui-même. C’est  comme un quorum de bons médecins qui planchent sur le sujet. La personne elle-même sait de quoi  elle parle, car elle le vit de l’intérieur. Certes il peut y avoir panique et erreur, néanmoins nos Maîtres concluent que cette personne est la mieux placée pour savoir ce qui se passe en elle. De même,  d’après Rambam, et cela ressort du langage de la Mishna comme nous l’avons souligné plus haut, il  y a une différence entre un médecin et un Baki, un connaisseur. Un médecin a priori estime la  pathologie. Il fait une אומדנה, une estimation. Quelque part il est extérieur, par définition. Certes il a  des outils multiples et divers, mais somme toute il n’est pas dans la personne. Par contre, il existe des  médecins, rarement, qui savent de quoi il s’agit. Ils connaissent. Là on ne parle plus d’estimation  mais de certitude, bien que l’humain puisse se tromper. Dans ce cas, dit Rambam, il peut décider face  à un quorum de médecins habituels. Nous pouvons déduire que ne tiendront face à la déferlante de  l’IA que ceux qui savent de quoi ils parlent, car l’IA, somme toute, est comme les médecins habituels extérieure au sujet.


[1] Les Koutim sont ce que l’on appelle les Samaritains. C’est une peuplade babylonienne qui a été déportée en terre  d’Israël sous le règne de San’hériv l’empereur assyrien. En terre d’Israël ils s’enjuivèrent, prirent sur eux d’appliquer  d’une certaine manière les commandements de la Torah, sans devenir enfants d’Israël véritables pour autant. Leur  statut juridique précis fait l’objet de débats.

 

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Traité Yoma 83a, Le malade et le médecin – Réflexion sur l’IA”

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