Chemot, chapitre 21, versets 7-11 : « Et si un homme vend sa fille comme servante, elle ne sortira pas comme sortent les esclaves. Chemot, chapitre 21, versets 7-11 : « Et si un homme vend sa fille comme servante, elle ne sortira pas comme sortent les esclaves. Si elle est mauvaise aux yeux de son maître qui se l’était destinée, il la libérera ; à un peuple étranger il n’a pas le pouvoir de la vendre, l’ayant trahie. Et si c’est à son fils qu’il la destine, selon le statut des filles il fera pour elle. Si une autre il prend pour lui, sa nourriture, son habillement et sa relation intime il ne réduira pas. Et si ces trois choses-là il ne fait pas pour elle, elle sortira gratuitement, il n’y a pas d’argent. »
Que signifie « le statut des filles (michpat habanot) » au verset 9 ? Selon Rachi, il s’agit du verset suivant, que nous avons traduit selon ses explications : « Si une autre il prend pour lui, cheera (la nourriture), kessouta (l’habillement) et ‘onata (la relation intime) il ne réduira pas. » Dans le contexte de polygamie alors existant, on garantit à la première femme que l’entrée d’une seconde dans le foyer n’entraîne pas une diminution de son traitement. D’après cette version, le sens des versets serait donc que le statut d’une femme juive est la capacité en toutes circonstances d’exiger de son mari de ne pas être frustrée dans ces trois besoins fondamentaux. Il s’agit du seul endroit dans la Torah où il est fait mention explicite des obligations du mari envers son épouse. Pourquoi l’apprendre d’un cas aussi particulier ?
En effet, contrairement à ce qu’on pourrait attendre s’agissant d’un statut juridique, le cas énoncé ici n’est pas un cas général, mais un cas limite. Un homme acculé à la misère a le droit de « placer » sa fille mineure, qui est juridiquement et économiquement sous sa dépendance, en la vendant comme servante, à la condition éventuelle que son maître l’épouse par la suite. C’est à son propos que la Torah énonce « le statut des filles » comme pour avertir, souligne Rav S. R. Hirsch en s’appuyant sur la Mekhilta,[[La Mekhilta est le midrach halakhique sur Chemot.]] que le traitement de cette fille, servante et dont le père est au plus bas de la société, ne doit pas être « plus léger à tes yeux » que celui d’une autre, libre et de bonne famille. Il s’agit, toujours selon Rav Hirsch, d’un cas particulier du principe « elle monte avec lui mais ne descend pas avec lui. »[[Ketoubot, page 48a.]] C’est-à-dire qu’une femme est en droit d’exiger un niveau de vie égal à celui de son mari s’il est supérieur à celui de sa famille, et peut refuser, si elle est habituée à un niveau de vie supérieur, de s’abaisser à celui de son mari.
Mais comment déduit-on le statut des femmes de ces versets ? Rambam (Maïmonide), dans son Sefer hamitsvot fait le décompte des 613 commandements positifs et négatifs énoncés explicitement dans la Torah. Le commandement négatif 262 « Interdiction à celui qui a épousé sa servante juive de l’affliger » décline les conséquences juridiques des versets 9 et 10. Après avoir cité le cas de la servante, Rambam écrit « cet interdit s’applique également à quiconque épouse une juive : ne pas l’affliger de l’une des trois manières que nous avons dites, de façon à ne pas lui causer peine et souffrance. Du fait que le verset oblige en relation à la servante juive (…) mais ajoute « selon le statut des filles il fera pour elle », on en déduit que « selon le statut des filles » signifie qu’il est également défendu de diminuer les dépenses de nourriture et d’habillement en leur faveur, ainsi que les relations intimes. »
Faire le décompte des mitsvot de la Torah n’est pas enregistrer automatiquement chaque occurrence d’un « fais ceci » ou d’un « ne fais pas cela ». Ainsi Rambam dans l’introduction du Sefer hamitsvot fixe-t-il quatorze règles permettant de définir si un énoncé doit être retenu ou non. La règle 9 stipule qu' »il ne faut pas baser le décompte sur le nombre de fois qu’un commandement particulier, positif ou négatif, est répété dans la Torah ; au lieu de cela il faut le fonder sur la nature d’une action interdite ou permise. » Le décompte est une véritable lecture des versets, qui suppose une analyse des problèmes, au sein de la Tradition où ceux-ci sont discutés : « il est impossible de savoir si l’interdiction ou l’injonction qui est répétée a pour but d’apporter un nouveau sujet à moins d’être guidé par un maître, qui soit lui-même dépositaire des commentateurs de la Torah, que la paix soit sur eux. » Statuer sur ce qui relève de la Torah écrite c’est donc être déjà dans le processus dynamique de la Torah orale.
Ainsi Rambam, en retenant l’interdiction du verset 10 » cheera, kessouta et ‘onata il ne réduira pas » dans le compte des 613 mitsvot, fait une lecture des versets ayant des incidences légales majeures. Au niveau des obligations comprises dans cette interdiction, il tranche qu’il s’agit de la nourriture, de l’habillement et des relations intimes, sur la base de la Mekhilta Michpatim 49. Au niveau de la nature de ces obligations, il tranche qu’elles ont toutes trois un statut deoraïta, c’est-à-dire dont la source est la Torah elle-même, à la différence des mitsvot derabanan dont la source est rabbinique, sur la base de la Mekhilta Michpatim 47. Cette lecture est rapportée comme décision légale dans le Michne Torah, Hilkhot Ichout chapitre 12. « Halakha 1 : Un homme qui épouse une femme (…) a dix obligations envers elle (…) Halakha 2 : Et trois parmi ces dix sont de la Torah, et les voici : cheera, kessouta et ‘onata. Cheera c’est sa nourriture ; kessouta c’est comme le sens habituel (ses vêtements) ; ‘onata c’est la fréquence à laquelle il va avec elle de manière habituelle. » Cette décision est celle rapportée dans le Choul’han Aroukh, Even HaEzer, chapitre 69.
La démarche de Rambam, qui est celle retenue par la Halakha, consiste à affirmer que la Torah elle-même nous enseigne « le statut des filles », c’est-à-dire la cadre concret des dépendances matérielles et affectives dans lequel se vit la relation entre un homme et sa femme. La Torah oblige l’homme à répondre, si elle l’exige, aux besoins fondamentaux de sa femme. (Il existe des obligations de la femme envers son mari qui ne sont pas le sujet ici.)
Le Ramban (Na’hmanide) dans son commentaire sur le ‘Houmach a une démarche entièrement opposée. Il refuse la traduction que donne Rachi, qui est la même que celle d’Onkelos et qui est celle que suit Rambam, sur la base de la Guemara dans Ketoubot 47a. En effet, il est écrit dans la Michna[[Ketoubot page 46b.]] « le mari a l’obligation de nourrir sa femme. » La Guemara se demande alors quelle est la teneur de cette obligation et propose plusieurs démarches. La première, rapportée dans une Beraïta, considère que c’est une takana derabanan, une règle rabbinique, faisant dépendre l’obligation pour le mari de nourrir sa femme de l’obligation pour la femme de donner ce qu’elle gagne à son mari. La seconde démarche, rapportée au nom de Rava, considère que « celui qui enseigne cet michna » est d’avis que l’obligation est deoraïta, la source dans la Torah se trouvant dans notre verset. Cette démarche, qui consiste à définir les termes problématiques de cheera et de ‘onata à partir du sens qu’ont ces mots dans d’autres versets, se décline en trois avis, le premier étant la source de la traduction de Rachi et de Rambam.
Ramban repousse cette deuxième démarche, arguant que « celui qui enseigne cet michna » est seul, et qu’ainsi la halakha ne peut pas aller selon son avis. Il tranche donc que l’obligation de nourrir sa femme est une règle rabbinique. Comment comprend-il alors notre verset ? Selon lui, « cheer », littéralement « chair, viande, corps » ne saurait signifier « nourriture ». En s’appuyant sur de nombreux versets, il prouve qu’il s’agit de la chair « unie à et proche de la chair de l’homme », comme dans l’expression « cheer bessaro »[[Vayikra, 18, 6.]], « la chair de sa chair » qui désigne le proche parent ; ou dans « ki im licheero »[[Vayikra, 21, 2.]], « sauf pour sa chair » qui désigne sa femme.[[Cf. Yevamot 22a.]] « Cheer » est l’équivalent de « bassar », « viande, chair », dans le verset « et il s’unira à sa femme et ils seront une chair (bassar) une. »[[Berechit, 2, 24.]] A partir de cette lecture du verset, Ramban s’appuie sur une troisième démarche dans la Guemara de Ketoubot, rapportée au nom de Rav Yossef qui considère que « cheera » signifie « kirouv bassar », « la proximité de la chair » c’est-à-dire « ne pas faire comme les Perses qui ont des relations intimes avec leurs vêtements » ; cet avis confirme Rav Houna qui dit qu’un homme n’a pas le droit d’exiger de sa femme que la relation se fasse « lui dans son vêtement et elle dans son vêtement ».
Selon Ramban, « le statut des filles », exprimé dans un langage chaste et concis, ce sont « les trois sujets qui concernent l’homme avec sa femme dans leur union » : « cheera » c’est la proximité de la chair ; « kessouta » c’est la couverture du lit (i.e. avoir un endroit convenable et approprié) ; « ‘onata » c’est la période où il va avec elle. » Ainsi ce dont il s’agit pour Ramban c’est de la relation intime uniquement. L’obligation de la Torah ne porte que sur l’obligation pour l’homme, si sa femme l’exige, d’avoir une relation véritable, convenable et régulière avec elle. Nourrir et vêtir ne sont que des obligations derabanan.
Contrairement à Rambam qui définit un cadre matériel comme étant essentiel à la relation, Ramban selon sa lecture concentre l’obligation sur l’attention portée à la relation physique et intime entre les deux personnes. « Le statut des filles » voulu par la Torah est alors l’impossibilité pour l’homme de se comporter avec sa femme « comme avec une concubine en allant avec elle par hasard, ou n’importe où comme avec une prostituée. » L’élément essentiel est alors la qualité du rapport intime et personnel au sein du couple et non la satisfaction des besoins élémentaires. Rav Hirsch écrit que cette démarche est la marque d’une très haute considération. De même que nourrir ses enfants ne fait pas l’objet d’une obligation de la Torah,[[Cf. Ketoubot 49b.]] le désir d’un père étant naturellement porté au bien-être de ses enfants, de même « le statut des filles » transmis par la Torah ne comporte-t-il pas d’obligations matérielles envers la femme, son bien-être reposant sur l’amour et le respect que l’homme lui porte. La seule obligation est l’attention à la relation elle-même, intime, condition pour qu’un désir se réalise.
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