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Rome ou l’extension du domaine du marché

par: D. Scetbon

Publié le 9 Juin 2025

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Le traité Avoda zara du Talmud s’ouvre sur presque 6 folios exclusivement consacrés à des agadot. La page 2b décrit une scène qui se déroulera à la fin des temps, scène où les nations du monde viennent rendre compte devant l’Éternel de ce qu’ont été leurs œuvres, tentant de défendre leur « bilan ». Un commentaire des baalei haTosfot [1] souligne qu’il s’agit, non de se prévaloir de hauts faits isolés, mais plutôt pour cette civilisation, de dire ce qu’elle a apporté à travers les générations.

La première nation à se présenter au tribunal divin est celle de Rome, ce qui n’est pas anodin puisque cela revient à bouleverser tant la chronologie historique, que la succession des exils présentée dans le 7ème chapitre du livre de Daniel. Ce dernier fait en effet apparaître la bête qui, aux dires de la Guemara, représente Rome, en 4e et dernière position..

Notre passage du Talmud justifie ce choix étonnant en arguant de l’importance de cet empire par rapport aux autres, importance que le Talmud établit en se fondant notamment sur un passage du livre de Daniel, situé dans le chapitre précédemment évoqué. Ce sur quoi portera l’analyse, c’est plus précisément le discours de Rome et ses implications.

אמר להם הקב »ה במאי עסקתם אומרים לפניו רבש »ע הרבה שווקים הרבה חנויות עשינו הרבה כסף וזהב הרבינו וכולם לא עשינו אלא בשביל ישראל כדי שיתעסקו בתורה אמר להם הקב »ה שוטים שבעולם כל מה שעשיתם לצורך עצמכם להשיב בהן זונות מרחצאות עשיתם שווקים קניית עצים לעצמכם עשיתם כסף וזהב שלי הוא שנאמר לי הכסף ולי הזהב נאם ה’ [צפניה מי בכם יגיד זאת] ואין זאת אלא תורה שנאמר וזאת התורה אשר שם משה מיד יצאו בפחי נפש

D.ieu leur dit « à quoi avez-vous œuvré ? Ils disent devant lui : « Maître du monde ! Nous avons créé de nombreux marchés, institué des établissements de bains, fait abonder l’argent et l’or mais tout cela nous ne l’avons fait que dans le but qu’Israël puisse étudier la Torah.. D.ieu leur répond : « Fous que vous êtes ! Tout ce que vous avez fait vous ne l’avez fait que pour vos propres besoins. Vous avez institué des marchés pour y installer des prostituées, des établissements de bain pour s’y prélasser. L’argent et l’or sont miens […]

Ce texte est très riche et nécessiterait d’être analysé sous de multiples aspects. on s’arrêtera plus spécifiquement sur l’une des divines accusations : Vous avez institué des marchés pour y installer des prostituées. Une première possibilité serait de lire ici une condamnation de Rome, fondée sur le fait que ses réalisations n’ont jamais été dirigées que vers un seul objectif : celui de promouvoir la dépravation. Néanmoins le commentaire des Tossafistes sur ce point nous conduit à modérer cette lecture :

שווקים להושיב בהם. זונות ה »ה דה »מ למימר לעשות בהם סחורה לכל דבר אלא מגנה אותם בדבר גנאי כל מה שיכול כלומר אפי’ לצורך זונות עשיתם שווקים:

Il aurait [D.ieu] aussi bien pu leur dire que [la création de marchés] était pour y commercialiser toutes sortes de marchandises, mais il les dénigre par des choses dénigrantes autant qu’il le peut. [Le texte est donc à comprendre comme] : C’est même (afilou) pour la nécessité d’y installer des prostituées que vous avez instauré des marchés. La lecture offerte par ce commentaire, indique donc que la critique divine ne prétend pas réduire la totalité des œuvres de Rome à une vaste entreprise de dépravation, mais plutôt entend leur signifier qu’ils ne peuvent nier que l’installation de prostituées sur leurs ouvrages constituait bien l’un de leurs buts, but qui aurait pu à lui seul motiver leurs réalisations. Les Tossafistes nous enseignent donc que cette accusation procède d’une volonté divine de dénigrer toutes les œuvres de Rome ou plutôt de pointer les motivations peu louables qui en ont été le moteur et ce malgré leurs prétentions. Ce qui frappe dans ce texte talmudique c’est la référence à la prostitution. Elle pourrait apparaître comme une accusation gratuite mais ce n’est pas le cas. À l’occasion d’un commentaire sur un autre texte situé dans le même traité [2], les Baalei hatosfot apportent des précisions sur notre propre passage : להושיב בהם זונות וליטול מס מהם Pour y installer des prostituées et en recueillir un impôt Ce commentaire est éclairant. La remontrance divine n’est désormais plus à voir comme pointant seulement la culture de la dépravation qui présiderait à toutes les intentions de Rome. Ce qui se joue ici c’est autre chose, c’est la marchandisation des corps, marchandisation à laquelle Rome s’alimente.

Pour mieux saisir, il nous faut nous référer à un autre texte talmudique situé dans le traité Méguila [3]. Ce passage offre une description saisissante de la ville de Rome, ou au moins d’une des grandes villes romaines, sous un angle très particulier, description dont nous ne citerons ici qu’un bref extrait :

אמר עולא איטליא של יון זה כרך גדול של רומי והויא תלת מאה פרסה על תלת מאה פרסה ויש בה שס »ה הווקים כמנין ימות החמה וקטן שבכולם של מוכרי עופות והויא ששה עשר מיל על ששה עשר מיל ומלך סועד בכל יום באחד מהן

Oula dit « Italia de Grèce » c’est la grande cité de Rome. Elle s’étend sur une aire de] 300 parsaot de côté et il y a en elle 365 marchés, au même nombre que les jours du soleil. Le plus petit d’entre eux est celui des vendeurs de volailles et il s’étend sur une aire de 16 mil de côté et le roi se restaure chaque jour dans l’un d’entre eux.

Ce texte fait nettement apparaître, comme le laissait déjà poindre le premier passage évoqué, que la notion même de marché représente un aspect fondamental de la civilisation romaine. Le temps est scandé par les marchés, le roi y passe son temps. C’est peut-être là que se niche la critique divine évoquée dans le traité Avoda zara. Cette identification au marché, la place débordante qu’il prend dans cette civilisation, a une conséquence inévitable. Le marché va s’étendre à tout et à tous. Dès lors, l’étape suivante ne peut être que la mise en place d’un système de prostitution, non pas comme une forme de délinquance mais plutôt comme un apanage de l’état lui-même, une institution à caractère officiel dont il tire des revenus. C’est bien lui qui, aux dires de notre passage, s’attache à positionner des lieux de prostitution sur ces grands ouvrages de façon à en tirer un juste tribut. Tout cela n’est que la conséquence inévitable de la place laissée au marché. A s’étendre, celui-ci finit par exiger jusqu’à la commercialisation des corps. Afin de mieux appréhender cette problématique, il est utile d’aborder un texte issu du traité talmudique Kidoushin [4]. Celui-ci ne sera cependant pas cité dans son intégralité.

א »ר רוסי יר רנינא אוא אראה המה השה הבקה הל לביעית תכו’ ו ‘א נונו ונונו בפבפיר שבשביע לסלס מומו את מטלטליו ואת כליו שנאמר בשנת היובל הזאת תשובו איש אל אחוזתו וסמיך ליה וכי תמכרו ממכר לעמיתך

Rabbi Yossi fils de Hanina a dit : ‘viens et vois combien est difficile [grave] la poussière de la 7e année [Rashi : les interdits mineurs de l’année de jachère, la Chemita] : l’homme qui commerce avec des fruits de la 7e année, in fine vendra [se trouvera contraint de vendre] ses meubles et ses objets, comme dit le verset : « en cette année de jubilé vous retournerez chacun à sa terre », verset qui est juxtaposé à « lorsque tu vendras un bien à ton prochain ».

Ce texte tire donc partie de la juxtaposition de deux versets, l’un ayant trait au jubilé, dont les lois sont en partie similaires à celle de l’année de jachère, et la situation d’une personne conduite à vendre ses biens. Les règles princeps de la Chemita et du jubilé sont constituées essentiellement par la prohibition de certains travaux agricoles. Néanmoins il existe d’autres interdits qualifiés ici de « poussière » en ce qu’ils sont plus secondaires, et en particulier l’interdit de commercer avec les produits du sol issus de cette année. C’est de la transgression de cet interdit qu’on nous dit ici qu’elle conduira à ce que le fauteur se trouve contraint à céder jusqu’à ses biens personnels. Le Talmud va décrire les étapes successives de la chute du transgresseur : לא הרגיש לסוף מוכר את שדותיו S’il n’y a pas été sensible, il finira par vendre ses champs
Rashi explique cette “sensibilité” ainsi : לא שם לבו לפורענות הבא עליו לחזור בו מעבירה שבידו Il n’a pas porté son attention au malheur qui lui arrive pour se repentir de la faute qui est en sa main

Ce texte appelle donc à une prise de conscience. Aucune étape n’est franchie qui n’ait constitué une mise en garde adressée à l’homme. Il chute et cette chute doit le pousser à se reprendre, à saisir les causes de sa déchéance progressive. Le Talmud poursuit en citant les versets successifs et en y décelant les différentes étapes de cette déchéance : il est conduit à vendre sa propre maison, à emprunter à intérêt,… Le passage se prolonge ainsi : לא באת לידו עד שמוכר את עצמו

Il ne prendra pas conscience jusqu’à qu’il en vienne à se vendre lui-même. Le passage poursuit la description jusqu’à la chute finale, qui verra le fauteur lui-même, cédé comme esclave à un temple idolâtre. Comment expliquer le lien entre la faute commise et sa sanction, entre la transgression de l’interdit de commercer avec ces produits et le fait de se trouver en position de devoir tout vendre, jusqu’à sa propre personne, jusqu’à devoir s’avilir au dernier degré en devenant le larbin des idolâtres ?

On pourrait envisager la lecture suivante : l’année de jachère est une période extrêmement contraignante pour les agriculteurs mais elle est aussi une libération. L’interdit de commercer avec les produits agricoles de cette année est aussi une manière d’imposer une trêve à la loi du marché. C’est d’autant plus criant que contrairement à l’interdiction des travaux agricoles eux-mêmes, qui ne concerne essentiellement que les agriculteurs, seuls concernés par les travaux des champs, cette règle s’impose à tout consommateur de produits issus de la terre, c’est-à-dire à tout un chacun. Celui qui s’y refuse en transgressant les lois afférentes à l’année de chemita redonne par sa transgression droit de cité au marché. Là où celui-ci a été mis en pause, il le réactive. La sanction qui s’attache à cette attitude en est le corollaire. C’est ce que décrit le texte. Chaque nouvelle étape conduit à une nouvelle chute, chaque refus de prendre conscience de la gravité de la faute pousse le fauteur vers son inexorable perte. Dans les deux premiers textes examinés (Avoda zara et Megila), Rome ne se targue pas seulement d’avoir créé un tissu économique mais bien d’en avoir fait un système, système auquel elle s’identifie. Ce qui est reproché à l’individu dans le traité Kidoushin, Rome en fait un étendard. Il ne s’agit plus de simples échanges marchands mais d’une société structurée autour du marché.

Par nature, le marché a une tendance à l’extension. Comme le soulignent plusieurs grands penseurs, historiquement, il est passé des biens de consommation, aux services, au travail, ou aux biens immatériels par exemple. Mais cette tendance ne va pas sans danger. A terme, le marché en vient à englober tout, à faire de tout une marchandise, jusqu’au corps humain. Un passage du traité Houlin [5] martèle la nécessité impérieuse d’apporter un frein à cette expansion du marché. Le Talmud affirme que les nations ne subsistent que par le mérite du respect de certaines lois. שלשים מצות שקבלו עליהם בני נח ואין מקיימין אלא שלשה

Des trente commandements qu’ont acceptés les enfants de Noé, ils n’en accomplissent que trois. Parmi ces trois le Talmud cite : שאין שוקלין בשר המת במקולין , Qu’ils ne pèsent pas la viande de cadavre à la boucherie Cette loi compte donc au rang des lois fondatrices, de celles qui font que l’humanité a encore un sens, ne s’égare pas totalement. La compréhension de la loi évoquée par la Guemara est diversement appréciée par les commentateurs mais on peut l’expliquer ainsi [6] : ils ne commercialisent pas sur les marchés, de chair humaine. Bien étrange limite ! Le commentaire du Maharal [7] apporte des éléments de compréhension : Il s’agit de la chose ultime que de vendre de la chair d’un mort, chose dont il est interdit de tirer profit. Et il n’existe rien d’autre qui puisse être considéré comme un vol [8] plus que cela car il vole le mort lui-même.

Les nations ne s’autorisent pas à passer outre cette macabre limite, celle de ne pas commercialiser ce qui par nature échappe au marché, ce dont il est interdit de profiter : un mort, forme de vol ultime, selon les termes du Maharal. Il ajoute : […] Un mort a perdu son âme, et il ne leur suffit pas que son âme l’ai quitté mais son corps aussi ils le livrent au néant absolu. Commercialiser un cadavre c’est s’acharner à réduire l’humain au néant. Cela, les nations ne le font pas. Toutes admettent qu’il y a ici quelque chose d’inaliénable, qu’une certaine limite fondamentale ne doit pas être dépassée.

Il est possible, à l’aune de ces explications et des textes étudiés, de lire ce passage comme une mise en garde. Le marché n’a de cesse de s’étendre. Ce texte sonne alors comme une injonction, celle adressée aux nations de ne pas aller au-delà, d’imposer une limite au marché : celle de ne pas réduire la corporalité humaine à une marchandise. Le rapprochement avec le passage précédemment cité, issu du traité Avoda zara s’impose. Rome est la civilisation de l’extension du marché, celle qui en fait son identité. D.ieu l’accuse justement de cela : cet élargissement du marché va inexorablement jusqu’à la marchandisation des corps. Notons que la chute décrite par le traité Kidoushin était un avertissement adressé uniquement à un individu, concerné par les lois de Chemita, et donc un juif. Le traité Houlin élargit le même principe à toute l’humanité. Imposer une limite au marché c’est garantir toute l’humanité de sa propre perte. La Torah enjoint à propos du Jubilé: וקראתם דרור בארץ לכל ישביה יובל הוא תהיה לכם Et vous proclamerez la liberté sur la terre [sainte] pour tous ses résidents, il sera pour vous un jubilé. Le jubilé est défini comme l’année de la liberté : la liberté pour les esclaves, pour les débiteurs (par la remise des dettes)…

Le jubilé, plus encore que la chemita est un coup d’arrêt radical à la logique de marché. Même lorsque les hommes ont été réduits en esclavage, même lorsque la marché s’est étendu à eux, ou qu’eux même s’y sont abandonnés, le jubilé les défait de cette emprise. C’est donc bien de cela qu’il s’agit. Imposer des limites au marché, c’est rappeler l’homme à sa liberté.
A la fin de la parasha de Behar, on lit le verset suivant : כי־ליבני ־ ישראל עבדים עבדיהם אשר־ הוצאתי אותם מארץ מצרים
Car ils sont à moi les enfants d’Israël, mes serviteurs que j’ai sortis de la terre d’Egypte. Ce verset est lu par le Talmud [9] ainsi : ולא עבדים לעבדים
Ils [sont mes serviteurs] mais pas serviteurs de serviteurs. C’est au fondement de ce passage, que le Talmud déduit la possibilité pour tout salarié de démissionner à tout moment. Même au sein d’une relation “d’asservissement volontaire” comme le salariat, la Torah assigne l’homme à une irréductible liberté, excluant même dans ce contexte de faire de lui une marchandise.


[1] פירוש שואל להם במה זכו בכל דור ודור : Il leur demande : à quoi avez vous œuvré en chaque génération

[2] 18a

[3] 6b

[4] 20a

[5] 92a

[6] Hidoushei agadot du Maharal de Prague ad loc. Dans la suite de son texte le Maharal accentue plus son analyse sur un autre point : la tromperie commerciale.

[7] Hidoushei agadot

[8] Le Maharal cherche ici à rattacher cet interdit à une des lois noahides : la prohibition du vol

[9] Baba metsia 10a

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“Rome ou l’extension du domaine du marché”

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