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Parashat Vayishlah’ la shelemout (complétude) de Yaakov

par: David Guinard

Publié le 3 Décembre 2020

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Notre parasha (1) comprend le célèbre épisode relatant la lutte de Yaakov, momentanément esseulé, avec un “ish”, littéralement “un homme”, assimilé par le midrash à l’ange d’Essav (2). Au lever du jour, Yaakov ressort vainqueur de cette lutte, mais il est blessé à la cuisse (yerekh).
Le Maharal, dans Guevourot Hachem (ch. 67), explique la dimension symbolique de ce combat nocturne : le fait que Yaakov soit digne d’être confronté à un ange, être immatériel, est un révélateur de sa stature exceptionnelle, absolument séparée de la matérialité. En effet, explique le Maharal, Yaakov personnifiait la dimension parfaite du tselem Elokim, l’image de D.ieu incarnée en l’Homme. Ainsi, disent ‘Hazal (3), la beauté de Yaakov était équivalente à celle d’Adam haRishon.
Cependant, chez l’homme, cet éclat divin ne peut recouvrir la totalité de l’être. Le Maharal poursuit: si le visage humain est la quintessence de cet éclat, la cuisse représente l’inverse de cette dimension (dans les mots du Maharal, cela a trait à un caractère dévoilé, explicite du visage, par opposition au caractère caché du yerekh).
Ainsi, l’ange a une prise sur cette zone de reliquat de matérialité que constitue la cuisse. En résulte une blessure, et l’interdit qui en découle de consommer le nerf sciatique pour la descendance de Yaakov. Ainsi, suivant la démarche du Maharal, cette blessure semble constituer une mise en lumière d’une certaine bassesse, d’une matérialité persistante dans la personne de Yaakov avinou.
Malgré la blessure, le combat se termine avec le lever du jour et la victoire de Yaakov.
Yaakov constitue la dernière étape du socle des avot. Sa descendance sera incluse en totalité dans l’histoire du peuple élu de D.ieu, sans excroissance vouée à la perte spirituelle. Si Avraham a donné Ishmaël, si Itshak a donné Essav, Yaakov ne donnera naissance qu’à une seule lignée (4). Plus encore, sa descendance est irréversiblement membre du peuple juif. Ainsi, Israel af al pi she Hata, Israel Hou – un juif qui transgresse les commandements demeure Juif (5). Ceci constitue un point de fragilité dans la lutte avec le Sar de Essav, dans le sens où la descendance de Yaakov englobe une complexité inhomogène, mais cependant cela va pouvoir révéler une grandeur particulière, qui est de pouvoir transformer une victoire incomplète, une victoire où Yaakov semble laisser des plumes, en une victoire complète.
Cette idée est bien explicitée dans le Pah’ad Yitzhak (6) : le midrash Rabba (Parasha 77, 3) insiste sur une harmonique particulière que fait raisonner la blessure à la cuisse de Yaakov causée par le Ish: le yerekh (qui signifie cuisse, mais aussi la zone génitale, par euphémisme) est une allusion à l’engendrement, et la blessure préfigure les persécutions (shmad) qui seront perpétrées par les descendants d’Essav sur le peuple juif. “[L’attaquant] porta atteinte aux hommes et aux femmes Justes, aux prophètes et aux prophétesses destinés à être engendrés par Yaakov. De qui s’agit-il? de l’époque des persécutions”
Ce midrash semble difficile à comprendre, car jusque là on avait compris que le yerekh représentait une faiblesse chez Yaakov, et ici on comprendrait en première lecture qu’il fait référence aux juifs morts ‘al kidoush HaShem pendant les persécutions.
Le Rav Hutner lit un peu différemment: fondamentalement, l’Ange ne parvient pas à porter atteinte à Yaakov (Vayar ki lo yakhol lo – Il constata qu’il ne pouvait pas l’atteindre) – cela correspond aux Justes qui surmonteront les persécutions anti-juives. Mais la blessure en elle-même est une référence aux juifs renégats, moumarim, qui apostasient sous la contrainte d’Essav. Par métonymie, il s’agit de l’existence, au sein du peuple d’Israël, de fauteurs, de laïcs, de “mauvais juifs” comme certains diraient.
Dans la suite de la parasha, Yaakov voyage jusqu’à la ville de Soucot, qui peut constituer une allusion aux temps eschatologiques (voir par exemple le Maharal sur la signification profonde des appellations agricoles des 3 fêtes de pèlerinage). Tout de suite après, verset 18 chapitre 33 : vayavo Yaakov shalem. Littéralement, il a voyagé vers la ville de Salem. Mais dans le drash: Yaakov est maintenant shalem, complet, restauré (TB Shab. 33a : complet dans sa dimension physique, dans sa richesse, dans sa torah(7))
Nous sommes tentés d’exprimer les choses ainsi :
Shalem n’est défini que par rapport à son opposé bilti shalem, dimension déficiente. Au début de son histoire, Yaakov est désigné comme “ish tam” un homme intègre, peut-être aussi candide ; il semble qu’on puisse considérer cette temimout comme un ensemble de qualités qui ne révèlent pas une dynamique particulière, une lutte particulière. A l’inverse, la dimension de shlemout, acquise après la lutte avec l’Ange est plus complexe : il s’agit d’intégrer des éléments contradictoires, des difficultés, des épreuves, et d’en forger une dimension stable et cohérente. La faiblesse occasionne une blessure, la blessure guérit, Yaakov en ressort non plus tam mais shalem, ce qui est supérieur.
Essayons de synthétiser ainsi : la blessure est une parabole d’une dimension de complexité, de tension, et ainsi de fragilité intégrée au peuple juif. Cette fragilité est le revers de la médaille de la dimension unifiée – Vayevater Yaakov levado – (et unifiante pour sa descendance) de Yaakov qui fait qu’une complexité existe en lui, et existera dans sa descendance, ce qui permet de rendre celle-ci inextinguible et de la diriger vers la fin de l’Histoire.
Cependant, cette complexité devra être clarifiée, explicitée, devenir lisible (faisons ainsi un lien avec le Maharal), ce qui semble nécessiter une confrontation avec les persécutions antisémites de l’exil. Ainsi Yaakov accède à la shlemout et le nom de Yaakov devient de façon définitive Israël.

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(1)Bereshit chap. 32 versets 25 à 33
(2)Bereshit Rabba, vayishlakh parasha 77, “Rabbi Hama…”
(3)TB Bava Metsia 74a
(4)Yaakov mitato shelema (Vayikra Raba 36,4)
(5)TB Sanhedrin 44a
(6)Rav Yitzhak Hutner in Pahad Yitzhak “kountras vezot hanouka” discours 5
(7)on remarquera qu’on peut dire que la Torah de Yaakov est shelema, mais la Torah en elle-même est temima, comme dit le verset de Tehilim. C’est à dire qu’ici c’est sa torah, il l’a travaillée pour la faire sienne et unique, elle est shelema plutôt que temima. On pourra mettre cela en rapport avec la formulation des principes du Rambam : ani maamin be emouna shelema (…).

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