Parashat Terouma: donner ou s’élever ?
par: Haïm ElbazPublié le 12 Février 2016
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לע »נ א »מ כש »ט מר שמעון בן רבי יקותיאל אלבאז ז »ל
Le Midrach Rabba (Chemoth 33,1) soulève la difficulté que pose le second verset de la paracha (Chemoth 25, 2) :
דבר אל בני ישראל ויקחו לי תרומה
« Parle aux fils d’Israel, qu’ils prennent pour moi un prélèvement »
Or, à priori, c’est de donner qu’il s’agit, pas de prendre. Le contexte nous indique que le verset parle de la contribution de chacun à la construction du Tabernacle. Pourquoi le verset semble vouloir inverser la proposition ?
Ibn ‘Ezra répond par un argument philologique : c’est une façon de s’exprimer, propre à l’hébreu : ponctionner ce qui nous appartient, sous-entendu pour le donner ensuite. Sforno contourne le problème en expliquant qu’il s’agit d’un ordre donné aux Gabbaïm, aux préposés, de prélever parmi le peuple.
Mais le Midrach semble trouver la difficulté digne d’autres réponses. Voici l’une de celles qu’il propose, qui semble énigmatique de prime abord :
« …c’est ce que dit le verset (Proverbes 4, 2):
…כי לקח טוב נתתי לכם תורתי אל תעזובו
«car c’est une bonne acquisition que je vous ai donnée, ma thora ne l’abandonnez point »
N’abandonnez pas l’acquisition que je vous ai offerte »
Première interrogation sur le sens de ce Midrach : que signifie cette paraphrase, que propose le Midrach en guise d’explication du verset cité? Que nous rajoute-t-elle qui puisse contribuer à la compréhension du verset ?
Mais poursuivons d’abord notre lecture du Midrach :
… « il arrive que quelqu’un fasse une acquisition, si elle contient de l’or, elle ne contiendra pas d’argent, si elle contient de l’argent, elle ne contiendra pas d’or, mais l’acquisition que je vous ai donné contient or et argent ;[…] s’il s’agit d’un champ, ce ne sera pas une vigne, si c’est une vigne, ce ne sera pas un champ, mais l’acquisition que je vous ai donnée contient l’un et l’autre… ; […] il arrive que quelqu’un fasse une acquisition, et personne ne sache de quoi il s’agit ; mais du montant de la commission de l’intermédiaire il peut être deviné la nature de la chose acquise ; de même la Thora, personne n’en connaît la véritable nature, mais de la récompense qu’en a reçu Moché, ainsi que le dit le verset :
« et Moché ne savait pas que sa face resplendissait lorsqu’il Lui parlait… »
[de même], y a-t-il un exemple de vente où le vendeur se vende lui-même avec l’objet de sa vente ? [alors qu’ici] Le Saint, béni soit-Il, déclare : « Je vous ai vendu ma thora, Je Me suis vendu avec elle ; c’est ce que dit le verset : ויקחו לי תרומה « qu’ils Me prennent comme prélèvement »
Plusieurs questions se posent : quelle est la pertinence de cette image, et des concepts ici évoqués ? La comparaison avec l’or, l’argent, les champs et les vignes sont ils à même de rendre justice à la thora, pur esprit et immatérielle autant qu’intemporelle ?
L’auteur du Chem Michmouel propose la lecture suivante :
Bien qu’il serait apparemment plus adapté, dans ce verset des Proverbes, de parler de donמתן, plutôt que d’acquisition לקח, puisqu’il s’agit d’une déclaration de la part de D. (תורתי), cependant le choix du terme « acquisition » se trouve pleinement justifié par le fait qu’il reste toujours une démarche à accomplir, de la part de l’homme, pour intégrer cette thora qui lui est révélée : c’est bien un don de la part de D., mais il faut l’acquérir par l’étude pour se l’approprier, et c’est cette dimension de la thora que le Midrach retrouve dans le verset. D. veut souligner : plus qu’un don de Ma part., ce qui caractérise la thora, c’est la démarche d’intégration, d’appropriation לקחde la part de l’homme.
De même que si l’on place devant la personne des mets mais qu’il ne mange pas, il ne sera pas nourri, ainsi si la thora est placée devant l’homme mais que celui-ci ne l’étudie pas, le don lui-même perd de sa pertinence et de son sens : c’est pourquoi elle est désignée par le vocable לקח, qui souligne la démarche terminale de validation de la pertinence de cette thora, qui est son étude.
C’est aussi pourquoi Chavouot est appelée « זמן מתן תורה », Moment du don de la thora, et non « זמן קבלת התורה », Moment de la réception de la thora : en effet, cette réception ou acceptation se fait à tout moment, à toutes les époques, au moment de son étude, qui est proprement le moment où on l’intègre, où on la reçoit.
Ainsi nous avons pu comprendre le choix, par le verset des Proverbes, du vocable לקח, acquisition, pour désigner ce qui nous semblait à priori plutôt devoir être défini comme un don.
Mais cela nous amène aussi à comprendre la suite du texte du Midrach :
Selon des parallèles bien établis par ailleurs, l’or est symbolique de la Crainte (יראה), alors que l’argent représente l’Amour (אהבה) ; les champs, où pousse le blé, évoque la Sagesse (חכמה) (comme il apparaît du Talmud Berakhoth 40 : le jeune enfant ne sait dire « Papa » qu’après qu’il ait goûté aux céréales), la vigne (le vin) représente la Perspicacité (בינה). Ainsi le sens du Midrach s’éclaire : la thora, c’est cette acquisition (לקח), de la part de chacun, au fur et à mesure de sa progression dans l’étude, qui consiste à s’approprier toutes ces dimensions ; elles se trouvent disposées en elle depuis le don de la thora, mais deviennent siennes lorsqu’il les « prendra », lorsqu’il les intègrera par l’étude. Crainte et Amour, Sagesse et Perspicacité seront ses « achats » au fil de sa progression. Et ce que veut souligner le Midrach dans cette comparaison, c’est que dans cette même entité –la thora- peuvent être contenus tous ces aspects, même s’il est évident que leur intégration par l’être humain doit être étalée dans le temps.
Peut-être peut-on ici proposer que la fin du passage cité du Midrach suggère qu’au terme de la démarche d’intégration des différentes « acquisitions » (dont on peut trouver une liste plus détaillée dans la Braïta de Kinyian Thora imprimée après le cinquième chapitre des Pirké Avoth), l’acquisition suprême qui est promise à chacun, c’est celle de la connaissance de D.
Mais il nous reste à comprendre l’intrigante paraphrase du début du passage du Midrach. Que signifie : «N’abandonnez pas l’acquisition que je vous ai offerte » ? En quoi y a-t-il dans cette phrase un supplément d’explication qui facilite ou même simplement modifie, le sens du verset d’origine?
Un autre passage du Midrach Rabba (Devarim 8,4) va nous aider :
A propos du verset (Proverbes 4,22) : כי חיים הם למוצאיהם
« Elles -les paroles de thora- sont source de vie pour qui les expriment… »
« …Rabbi ‘Hanina dit : Elle (la thora) a été donnée avec tous ses ustensiles, son humilité, sa justice, sa droiture […] »
L’expression « ustensiles » (littéralement « outils de travail ») suggère l’idée que de la même façon que les outils de travail de l’artisan sont indispensables à l’obtention de l’ouvrage, ainsi la thora, qui permet à l’homme d’intégrer de quelque façon une dimension divine – D. et sa thora sont un – nécessite, pour son acquisition, d’intermédiaires non moins indispensables. De la même façon que l’âme, toute de spiritualité, qui ne peut se mouvoir sans un corps matériel, a besoin d’ « interfaces » pour pouvoir habiter ce corps, ainsi la thora, spirituelle et d’essence divine, devra passer par des intermédiaires pour pouvoir intégrer l’homme, inscrit dans le monde matériel. Ainsi les ustensiles, humilité, justice, droiture sont aussi indispensables pour « prendre », avoir une prise sur l’aspect divin de la thora, sans lesquels son étude devient aussi banale et quelconque que celle de n’importe quelle autre science. C’est ce qui fait dire aux Sages (Yébamoth 109b) « tout celui qui affirme je n’ai que la thora, même la thora il ne l’a pas ». Or, ces ustensiles, ces outils de travail ont été également donnés avec la thora, parce que leur acquisition elle-même nécessite la maîtrise de la thora. Mais alors comment commencer, si chacun des deux éléments est indispensable à l’autre ? C’est donc par pur bonté divine que la personne qui se penche avec sincérité et sensibllité à l’étude, obtient , de façon provisoire et limitée, ces outils en prêt, pour amorcer en quelque sorte le processus d’étude, qui, à terme, lui permettra une acquisition ferme et définitive.
Ainsi, la thora elle-même, toute de spiritualité, ne peut se « prendre » autrement que par l’intermédiaire de ses « outils ».
A la lueur de ce qui précède, le Midrach s’éclaire :
…ויקחו לי תרומה
« … qu’ils prennent pour moi un prélèvement »
c’est ce que dit le verset (Proverbes 4, 2):
…כי לקח טוב נתתי לכם תורתי אל תעזובו
Que nous pouvons maintenant traduire autrement : non pas « c’est une bonne acquisition que je vous ai donnée, ma thora ne l’abandonnez point »
Mais plutôt, et c’est là tout le sens de l’apparente paraphrase du Midrach :
« …n’abandonnez pas les outils que je vous ai offerts »
c’est-à-dire ne perdez pas cette opportunité de vous approprier les outils indispensables à l’acquisition de la thora, qui vous sont prêtés par pur acte de bonté.
La cantilation confirme d’ailleurs cette exégèse du Midrach. Elle suggère de lire le verset ainsi :
כי לקח טוב נתתי לכם – תורתי-
« car c’est une bonne acquisition (les outils) que je vous ai donnée – (qui vous permettent d’atteindre) la thora-… »
Ici figure un Mafsik, qui suggère que là se place une césure ; puis ensuite vient la fin :
אל תעזובו
«… ne l’abandonnez pas ! » (l’acquisition)
qu’il faut donc comprendre comme se rapportant au début de la proposition : c’est ce que développe le Midrach.
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