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Parachat Bechalah

par: Jérôme Bénarroch

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(Début de la section) Les enfants d’Israël sont sortis de l’enfer égyptien. Ils sont sauvés. Une nuée de grâce, d’irréel, les porte, les enveloppe. Mais Elokim les dirige vers la mer, apparemment pour éviter la confrontation avec les Philistins, et Pharaon se ravise, les découvre à sa merci, et fond sur eux.

C’est l’égarement. On croyait pourtant la fuite dépassée, la libération acquise, accomplie mais le peuple se retrouve bel et bien face à la mer, dans une impasse complète.. Tout cela n’aurait-il été que fabulation?

Ex 14-10:

« …ils eurent peur terriblement, et ils crièrent, les enfants d’Israël, vers Hachem.

Ils dirent à Moché: est-ce parce qu’il n’y a pas de tombeaux en Egypte que tu nous as pris pour mourir dans le désert, qu’est-ce que tu as fait de nous avoir sortis d’Egypte?

N’est-ce pas ce que nous te disions en Egypte: laisse-nous et nous continuerons à servir les égyptiens, car pour nous l’esclavage d’Egypte est bien, plutôt que de mourir dans le désert.»

Moché est alors acculé à répondre:

«…ne craignez pas, tenez-vous et voyez la délivrance d’Hachem…

Hachem va guerroyer pour vous, et vous vous serez muets.»

Il semble, par l’évocation, vouloir amener à soi le moment d’un dévoilement intégral. D.ieu doit produire un miracle sans précédent pour sauver son peuple, nécessairement, et démontrer sa toute puissance définitive. Peut-être envoyer une foudre géante sur les égyptiens, ou ouvrir la terre qu’ils s’y effondrent. On comprend que le moment est arrivé et que la sortie ne valait encore que comme signe, mais pas une révélation complète. Face à cette impasse, seul un miracle est possible. Et donc Moché arrache littéralement vers lui l’impossible, en l’invoquant, dit au peuple de se taire, de croire et de regarder maintenant le phénomène. Il se tient alors et prie qu’il advienne. Or, la suite des versets dit:

«Hachem dit à Moché: mais que cries-tu vers moi ? Parle aux enfants d’Israël, qu’ils se mettent en route!

et toi, lève ton bâton, et étends la main sur la mer, et fends-là, les enfants d’Israël viendront au milieu de la mer, à sec.»

Nous voudrions analyser le commentaire de Rachi sur ce premier verset. Rachi explique:

«Que cries-tu vers moi: ceci nous apprend que Moché se tenait et priait. Le Saint béni soit-Il lui dit : ce n’est pas le moment de se répandre en prière, maintenant qu’Israël est dans la détresse. Autre explication : qu’as-tu à crier vers moi, c’est de moi que dépend la chose, pas de toi, comme il est dit : ‘me donneriez-vous des ordres pour l’œuvre de mes mains’ (Yéchaya 45-11)»

Trois questions :

1. D’après la première explication de Rachi, pourquoi D. reproche-t-il à Moché d’allonger sa prière, alors qu’il n’y a manifestement, à ce moment, pas d’autre issue que la prière ?

2. D’après la deuxième explication, en quoi le fait d’implorer D. serait-il l’indice que l’on fait dépendre les choses de soi, et non pas de celui que précisément on implore ? Serait-ce en ne priant pas que la reconnaissance du Très-haut serait la plus marquée ?!

3. Pourquoi Rachi a-t-il besoin de la conjugaison de ces deux explications ?

1. La question première est claire: pourquoi Hachem reproche-t-il à Moché de prier ? La réponse ne l’est pas moins : parce qu’il y a quelque chose à faire. L’idée est banale, mais non moins fondamentale: la prière ne peut pas remplacer l’exigence de l’action. S’il y a à supporter la difficulté, la fatigue, ou le risque de l’action, la tentation est forte en effet de s’en remettre à la relative passivité de la vie intérieure. Il s’agit donc de prendre la mesure de la foncière ambivalence de la prière dans sa relation à l’action : certes, c’est la manifestation de l’humilité humaine qui s’en remet au Tout-puissant réel, lorsqu’il faut admettre que sa propre réalité, sa survie, ou sa consistance, n’est pas en son propre pouvoir. Mais c’est aussi une marque de lâcheté lorsqu’elle vient occuper le manque de l’engagement. Le risque existe qu’elle ne soit qu’imaginaire, une fuite devant l’exigence de l’avancée de l’action. Or ici c’est peut-être l’acte par excellence que Moché se doit d’accomplir : l’invention d’une solution là où on croyait qu’il n’y en avait pas.

On comparera notre passage avec l’épisode de la guerre contre Amalek au chapitre 17. On y apprend que Moché n’est pas parti au combat, c’est Yéochoua qui mène la bataille. Mais attend-il que le verdict tombe?

«…Moché, Aaron et Hour, montèrent au sommet de la colline…

et les mains de Moché étaient pesantes, ils prirent une pierre, ils la mirent sous lui, il s’assit sur elle, et Aaron et Hour soutinrent ses mains, l’un de-ci l’un de-là, et ses mains furent confiance jusqu’à ce que vînt le soleil.»

Rachi commente «ses mains furent confiance» : «les mains de Moché se tendaient avec confiance vers le ciel, en une prière sereine et assurée.»

La prière devient légitime lorsqu’elle est elle-même acte. Par là, Moché participe au devenir de ce sur quoi il n’a effectivement pas de prise, pour ne pas se contenter de la passivité et du moindre effort. Il revit intérieurement l’effort à produire pour mériter le concours divin, de sorte que son corps soit prière, et que la force du cœur soit le principe du maintien des mains. Car les mains ouvertes vers le ciel sont l’expression même de la prière.

2. On pourrait simplement commenter formellement, suivant en cela le Iériot Chelomo, que le terme «vers moi» est superflu dans le verset, ce qui contraindrait Rachi à proposer sa deuxième explication. Mais le sens n’en reste pas moins paradoxal. On semble y remettre en question tout bonnement l’utilité de la prière, comme si celle-ci ne consistait qu’en un forçage insistant, narcissique, et indu, de la volonté divine. Ne sait-on pas pourtant que D. désire la prière des justes, s’étonne le Beir Eitev?

D. dirait ici d’après Rachi que Moché se complairait, se mirerait priant, présumant que le sort d’Israël dépend de son effort singulier. Il ne faut pourtant certainement pas entendre que la prière en général, la demande de secours, l’appel, fabriquerait l’illusion d’une maîtrise sur le devenir, du fait du savoir du priant de l’écoute et de la miséricorde divine.

Il faut sans doute apprendre à ressentir que cette prière de Moché est, dans cette tension si singulièrement configurée, rendue inadéquate. Pour nous enseigner une distinction du cœur. Reprenons donc.

Ce moment de la prière tourne à vide, elle devient l’expression d’une sorte de patinement moral. Elle ressemblerait là plus à une sorte d’exercice de suggestion méditative qu’au transport réel d’une adresse.

On remarque ainsi que D. avait auparavant annoncé à Moché:

Ex 14-4 «Je renforcerai le cœur de Pharaon, il poursuivra derrière eux, et je serai honoré en Pharaon et en toute son armée…»

Rien n’est véritablement dit dans cet appel, qui donnerait consistance au réel d’une parole nécessaire. Elle n’est le signe que d’une attente angoissée de la solution annoncée, d’un ressassement qui s’allonge et s’auto-nourrit. En ce sens elle fait comme si l’issue ne dépendait plus de D. lui-même, puisque son contenu est comme oublié et inexistant.

3. La réponse à la troisième question devient peut-être saisissable. Le point d’ambigüité et de balancement est de savoir si Moché pouvait entrevoir de lui-même l’action inouïe de l’avancée dans la mer. S’il le devait, ce serait en tant qu’elle relèverait d’une racine primordiale de toute action de mitsva. Face à cela, la prière apparaîtrait comme une frilosité ou une passivité signifiante. Toute action d’engagement envers le Très-Haut contient en effet, quoique de manière plus discrète ou masquée, ce motif, cette dimension. Pour les Hébreux, enfants de Ever, la traversée d’un fleuve ou d’une mer est comme une tradition. Une espèce de ‘mikve’. En effet, on comprend bien en quoi une alliance avec l’Absolu, l’absolument Autre, ne peut être effective et scellée pour un sujet que par un acte de témoignage dans l’En-bas, de dépossession stricte, qui provoque une béance face à l’En-haut, un manque, selon les critères mondains objectifs, qui face signe vers l’Autre pour qu’il s’y engouffre. Et ce rapport n’est effectif et actif qu’initié par l’en-bas. La sortie d’Egypte ne représentait encore qu’un accompagnement de l’En-haut, une préparation, mais ne suffisait pas à l’Alliance du sujet. Elle donnait certes confiance mais ne pouvait remplacer ce moment d’engagement propre.

Que la prière de Moché vienne occuper ce lieu apparaît donc comme central. L’imaginaire, le rêve de l’intervention miraculeuse, doit s’interrompre de façon décisive au profit de l’Alliance réelle. Moché se réveille pour entrevoir cette dimension cruciale.

On peut néanmoins soutenir que Moché ne pouvait précisément pas décider d’une initiative aussi radicale et dangereuse. Celle-ci devait nécessairement surgir par accident ou par interruption. Mis alors la prière qui précédait devient sans contenu. S’il n’y avait certes rien à faire, il n’y avait pas plus à s’engoncer en soi, alors que le Tout-puissant avait prévenu de son intervention. Le ‘Chema’ aurait sans doute été plus approprié, sinon qu’il aurait dû être concomitant à l’action finale de D. . Moché, par l’enlisement même, entend alors la coupure divine.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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