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Nazir, Narcisse ou Navi, quel choix de vie ?

par: Philippe PERES

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מֵאֲשֶׁר חָטָא עַל הַנָּפֶשׁ שֶׁלֹּא נִזְהַר מִטֻּמְאַת הַמֵּת, רַבִּי אֶלְעָזָר הַקַּפָּר אוֹמֵר: שֶׁצִּעֵר עַצְמוֹ מִן הַיַּיִן

De ce qu’il a péché sur l’âme (la personne) : Pour ne s’être pas gardé de se rendre impur au contact des morts. Rabi El‘azar haqappar a enseigné : pour s’être mortifié en se privant de vin (Sifri). (Rachi sur Bemidbar, 6,11)

 

En soulignant l’ambiguïté possible du mot nefesh, Rachi souligne l’ambivalence du nazir : sa faute concerne-t-elle un manque d’éloignement de l’impureté de la mort ou au contraire un manque de proximité avec sa vie ?
Tel est le point de départ de notre questionnement sur le nazir (ie a-t-il fauté par peur de la vie en s’abstenant de plaisirs ou bien en ne s’étant pas suffisamment éloigné de la mort ?), renforcé par une question d’étymologie sur la racine NZR : s’abstenir ou se séparer dans un cas; couronne (comme dans Nezer hakodesh) dans l’autre.

Le Narcissisme ou la pulsion de mort

Deux orientations possibles donc. En suivant la première voie, celle de la peur de la vie et de ses possibles excès, on rencontre rapidement le personnage de Narcisse et la problématique du narcissisme. La guemara Nedarim 9b nous en fournit le cadre :

שמעון הצדיק מימי לא  אכלתי אשם נזיר טמא אלא אחד פעם אחת  בא אדם אחד נזיר מן הדרום וראיתיו שהוא  יפה עינים וטוב רואי וקווצותיו סדורות לו  תלתלים אמרתי לו בני מה ראית להשחית  את שערך זה הנאה אמר לי רועה הייתי  לאבא בעירי הלכתי למלאות מים מן  המעיין ונסתכלתי בבבואה שלי ופחז עלי  יצרי ובקש לטורדני מן העולם אמרתי לו  רשע למה אתה מתגאה בעולם שאינו שלך  במי שהוא עתיד להיות רמה ותולעה  העבודה שאגלחך לשמים מיד עמדתי  ונשקתיו על ראשו אמרתי לו בני כמוך ירבו  נוזרי נזירות בישראל עליך הכתוב אומר  איש כי יפליא לנדור נדר נזיר להזיר לה’

Simon le Juste a raconté : jamais de ma vie je n’ai mangé de sacrifice d’un nazir sauf une seule fois où est arrivé chez moi un homme venu du sud qui avait de beaux yeux, une allure élégante, mais dont les cheveux retombaient en boucle. Je lui demandai : qu’as tu à laisser altérer ta belle chevelure ? Il me répondit : J’étais berger chez mon père lorsqu’une fois, en allant puiser de l’eau, j’ai vu mon visage se refléter dans l’eau, le mauvais penchant m’a assailli et a tenté de me faire disparaitre du monde, et je me suis adressé à lui : Vaurien ! Qu’as-tu à te pavaner avec quelque chose qui ne t’appartient pas, alors que tu n’es destiné qu’à pourrir ? Viens que je te rase au nom du ciel. Sur ce, je me levai, l’embrassai au front en lui disant : que beaucoup de naziréens te ressemblent en Israël ! C’est à ton sujet que l’Ecriture parle d’un nazir voulant s’abstenir en l’honneur de D.

D’emblée, le tableau est posé, le nazir serait un jeune homme (ומבחוריכם לנזרים nous dit Amos, 2,11) à tendance narcissique (au sens ou Bela Grunberger parle d’expansion narcissique et de vécu élationnel), porté par sa nature (ou son yetser harah) à l’excès, au comportement à risque, à l’addiction (qu’il s’agisse de boisson ou de sexe, l’un pouvant conduire à l’autre comme nous l’explique Rashi en suivant la guemara Sota 2a) et qui avant de passer à l’acte s’aperçoit qu’il a fait fausse route (boire ou servir, il faut choisir), qu’il risque la mort (d’où sa peur d’une vie faite d’excès) et fait teshouva.

Mais conçue ainsi, cette teshouva par abstinence pose elle même problème car elle pourrait être motivée par le même élan narcissique, le même excès, la même addiction et au final la même pulsion de mort appliquée au service divin ou plutôt à une certaine vision de la religion, comme retrait du matériel pour mieux toucher au spirituel.
C’est le modèle de ce que Rav Joseph B. Soloveitchik appelle l’homo religiosus (qu’il différencie de l’homme halakhique) porté à la recherche de la transcendance. « L’idéal éthique et religieux de l’homo religiosus est le dégagement de son existence des liens de ce monde, des chaînes de fer de la réalité empirique, de ses lois et ses jugements, et son élévation au niveau d’être d’un homme supérieur dans un monde qui est totalement bon et éternel. Le but de la religion est de libérer ceux qui sont liés dans les chaînes et les fers, ceux qui habitent dans les ténèbres et l’obscurité et de les couronner avec la couronne royale d’une existence transcendantale émanant de saints, royaumes éternels. » (halakhic man p.15)

Bela Grunberger, analysant le rapport entre narcissisme et religion ne dit pas autre chose : « la religion est le produit d’une foi, elle est aussi objet de foi. Elle doit veiller à écarter le doute en projetant tout ce qui est de l’ordre de l’analité. Elle doit se montrer dans le merveilleux, hors de la raison. Le narcissisme saturé est merveilleux, il ignore le besoin, le désir, la nécessité, il se suffit à lui-même ». (Narcissisme, christianisme, antisémitisme, p.36)

Résumons notre problématique : le nazir au sens d’abstème, correspondrait au modèle Soloveitchikien de l’homo religiosus confronté au problème du mal qui dans un même élan rejetterait son yetser harah pour se plonger âme sans corps dans le service divin en se privant de tout plaisir matériel (vin et raisin), de toute attention à soi (ne pas se couper les cheveux) et en s’éloignant de toute source d’impureté (contact avec la mort).

C’est précisément ce modèle d’homo religiosus ascète et plus porté par sa pulsion de mort que par la vie que Rabbi Eliezer Hakappar condamne fermement dans la guemara Taanit 11a:

אמר שמואל כל היושב בתענית נקרא חוטא סבר כי האי  תנא דתניא ר’ אלעזר הקפר ברבי אומר מה תלמוד לומר וכפר עליו מאשר  חטא על הנפש וכי באיזה נפש חטא זה אלא שציער עצמו מן היין

Samuel dit : quiconque s’installe dans le jeune est appelé pécheur. Il pense comme ce tana car on a enseigné : Rabbi Eleazar hakappar de lignée rabbinique dit : que dit l’enseignement « et il fera pour lui expiation de ce qu’il a péché contre la personne » ? Contre quelle personne celui-ci aurait-il péché ? Mais c’est parce qu’il s’est privé de vin.

Maimonide reprend cette vision à son compte dans Mishne torah deot, 3,1 :

שמא יאמר אדם הואיל והקנאה והתאוה והכבוד וכיוצא בהם דרך רעה הן ומוציאין את האדם מן העולם אפרוש מהן ביותר ואתרחק לצד האחרון עד שלא יאכל בשר ולא ישתה יין ולא ישא אשה ולא ישב בדירה נאה ולא ילבש מלבוש נאה אלא השק והצמר הקשה וכיוצא בהן כגון כהני העובדי כוכבים גם זה דרך רעה היא ואסור לילך בה המהלך בדרך זו נקרא חוטא שהרי הוא אומר בנזיר וכפר עליו מאשר חטא על הנפש אמרו חכמים ומה אם נזיר שלא פירש אלא מן היין צריך כפרה המונע עצמו מכל דבר ודבר על אחת כמה וכמה לפיכך צוו חכמים שלא ימנע אדם עצמו אלא מדברים שמנעתו התורה בלבד ולא יהא אוסר עצמו בנדרים ובשבועות על דברים המותרים כך אמרו חכמים לא דייך מה שאסרה תורה אלא שאתה אוסר עליך דברים אחרים ובכלל הזה אלו שמתענין תמיד אינן בדרך טובה ואסרו חכמים שיהא אדם מסגף עצמו בתענית ועל כל הדברים האלו וכיוצא בהן צוה שלמה ואמר אל תהי צדיק הרבה ואל תתחכם יותר למה תשומם:

Si l’homme argumente de la sorte : puisque l’envie, la passion et la fierté sont mauvaises, alors je divorce et me sépare complètement d’elles et donc je ne mange pas de viande, ni ne bois de vin ni ne me marie ni ne réside dans un logement confortable, ni ne porte de beaux vêtements, mais seulement de la laine et de la corde selon la manière des prêtres païens – c’est aussi une mauvaise voie et il est interdit de s’y engager, comme il est indiqué dans le cas du naziréen : « et il lui procurera réparation pour avoir commis une faute en rapport avec la personne ». Par conséquent, nos sages commandaient à l’homme de ne se refuser que les choses qui lui sont refusées par la torah. Il ne devrait pas s’infliger des vœux d’abstinence sur des choses qui lui sont autorisées. Ainsi, nos sages ont déclaré: «Ce que la Torah t’interdit ne te suffit-il pas pour que tu t’interdises aussi d’autres choses ! » Cela inclut ceux qui s’adonnent au jeûne. C’est ce que le roi Salomon indiquait (Kohelet 7,16) : « Ne soit pas juste à l’excès, ne soit pas sage plus qu’il ne faut, pourquoi t’exposes-tu à la ruine ? »

Ayant été au bout de cette première voie du nazir comme homo religiosus, comme abstème, il reste à nous demander si nous n’avons pas fait fausse route, si nous n’avons pas négligé la dimension de sainteté du nazir.

Servir dans la joie, la sainteté du Nazir

S.R. Hirsch nous y encourage vivement en nous indiquant que l’abstinence n’est pas constitutive du concept de nazir, mais qu’elle n’en n’est qu’une manifestation extérieure, un moyen de matérialiser sa séparation.

כי נזר אלהיו על-ראשו

Parce que la couronne de son D.ieu est au-dessus de sa tête.

Cette idée semble confortée par Amos 2, 11 : ואקים מבניכם לנביאים ומבחוריכם לנזרים
Et c’est parmi vos fils que j’ai suscité des prophètes, parmi vos adolescents des naziréens.

qui place sur un plan d’égalité Nazir et Navi mais surtout en fait le résultat d’une élection divine et non d’un choix délibéré face à de possibles excès ou un penchant narcissique.
Cette élection divine est bien le 2e sens de NZR comme nezer hakodesh qu’on trouve aussi en exode, 29, 6 à propos du Grand Prêtre (ce qui tendrait également à faire du Nazir l’équivalent du Grand Prêtre ?).
Le Metsoudat David nous indique dans son commentaire :

לנזיר'ם נתתי בלבם רוח טהרה להיות נזירים 
 Plus précisément, 2 dimensions caractérisent cette élection divine et cette séparation du nazir :
 la bina, la nécessaire clarté d'esprit et la joie du service.
 C'est là le sens du commentaire de Rabbi Behya ben Asher à partir du verbe פלא
 איש או-אשה כי יפלא לנדר נדר נזיר להזיר ליהוה

(Bemidbar, 6,2)
Par l’utilisation de ce verbe la Torah nous indique que le Nazir est à un niveau spirituel supérieur à celui du grand-prêtre, car si l’attribut du grand-prêtre est celui de hessed, celui du nazir est l’attribut de bina.

פלא est la marque de cette sagesse supérieure et nécessite l’attribut de bina

On peut en trouver une autre illustration dans le commentaire de Rachi sur sur Shoftim 13,18 (qui fait partie de la haftarah Nasso) :
והוא פלאי מכוסה, תמיד הוא משתנ ואין ידוע למה משתנה היום

Le modèle idéal du service divin résiderait dans le renouvellement permanent, au point de ne pas connaitre son nom d’un jour à l’autre, à l’instar de D.ieu qui renouvelle chaque jour l’œuvre du commencement.
(cf aussi Ex. 15,11 נאדר בקדש נורא תהלת עשה פלא).

Mais « cette couronne de son D.ieu est au-dessus de sa tête » est aussi ce qui, à l’instar du grand prêtre, impose au nazir de se séparer de l’impureté de la mort pour se consacrer dans la joie au service divin. C’est là l’expression même de la sainteté du nazir.
S.R. Hirsch (dans son commentaire sur Vayikra, 21 versets 1 à 12) nous explique que cette couronne de D.ieu au-dessus de sa tête est là pour lui (le grand prêtre, mais qui s’applique parfaitement au nazir dans notre cas) enseigner la force de la vie émanant de D.ieu, la joie de la vie qui doit être constamment présente en face de lui. D’où la nécessité de l’éloigner de toute présence voire de toute pensée de mort, de toute douleur pour qu’il puisse trouver en lui le courage et la force de vivre et servir D.ieu dans la joie.
C’est bien là tout le sens de son service qui ne doit en rien reposer sur l’abstinence, la peur ou même la fascination de la mort (ce qui est le cas de nombre de religions et bien sûr du narcissisme) mais bien sur la séparation totale d’avec la mort pour pouvoir vivre pleinement dans la joie de la vie.

Résumons-nous : le nazir correspond à une dimension de sainteté supérieure attribuée par D.ieu. Comme le grand-prêtre, il se doit de se séparer de toute impureté et d’orienter son esprit vers la torah et vers le service de D.ieu.
Son choix fort est porteur de renouveau, de vie, de joie et de développement dans toutes les directions (ce que symbolise aussi le développement de sa chevelure). A la différence de l’homo religiosus, il est au sens de Y.B.Soloveitchik homme de halakha s’appuyant sur une approche normative cognitive, ne s’excluant pas du monde et des autres mais séparant son esprit pour l’orienter vers D.ieu du sein même des activités les plus ordinaires.

Dynamique  de vie du nazir

On peut alors reprendre la question initiale que soulève le commentaire de Rashi : le nazir a-t-il fauté par peur de la vie en s’abstenant de plaisirs ou bien en ne s’étant pas suffisamment éloigné de la mort ?

La réponse nécessite sans doute de déplacer la question du plan statique vers un plan dynamique, ce qu’on peut faire en suivant Nahmanide.

Sa faute ne serait ni de s’être accidentellement approché de la mort, ni de s’être abstenu des plaisirs de la vie mais bien d’être revenu d’un niveau supérieur de vie, de développement porté par la bina et la joie à un niveau plus ordinaire de vie. Il n’a pas su ou voulu maintenir son choix de vie à la hauteur de son élection qui aurait pu faire de lui l’égal d’un prophète, d’un navi, voir même du grand prêtre.
Ni Narcisse, ni Navi, le Nazir serait-il alors celui qui parvient un temps (limité) à forcer son destin pour s’approcher de la kedousha et éviter ainsi le double écueil du narcissisme et de l’homo religiosus, quitte à revenir ensuite à la vie ordinaire ?
Le naziréat serait ainsi l’inoculation de kedousha pour vacciner le jeune candidat contre sa pulsion de mort, ses tendances naturelles au narcissisme et aux formes d’addictions auxquelles elles risquent de le conduire et pour le réorienter dans le sens de la vie et de la joie qu’elle porte.
On comprend mieux l’attitude indulgente de Simon le Juste.

Philippe PERES

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