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L’idolâtrie… vue par le Rav Soloveitchik

par: A. Medioni

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Comment devient-on idolâtre ?
Voici la traduction inédite en français d’un texte de Rav Yossef Dov Soloveitchik. Celui-ci provient du recueil intitulé « Pesach, Sefirat HaOmer and Shavu’ot » publié en anglais dans la collection The Rabbi Soloveitchik library (Urim Publications, 2005).
Il s’agit de cours inédits – oraux et mis par écrit des années plus tard – portant sur le thème des fêtes juives (d’autres tomes sont prévus). Je remercie M. David Shapiro, qui a publié ces textes, et M. Tsvi Mauer des éditions Urim de m’avoir tous deux autorisé à traduire et à publier un extrait. Le cours en question s’intitule « The First Two Dibrot » (Les Deux Premiers Commandements). Bien entendu, j’assume entièrement les éventuelles erreurs de traduction. Merci à M. Lionel Ifrah pour son aide précieuse.
Aurèle MEDIONI

[[L’ensemble des sources en hébreu se trouve dans le livre, au début de chaque shiour]]
Premier verset du Second Commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux sur ma face » (Shemot 20, 3) – אלוקים אחרים על פני לך יהיה לא, lo yiyhe lekha elokim aherim al panai. La nature de cet interdit est au cœur d’une controverse entre Rashi d’un côté, Rambam et Ramban de l’autre.
Rashi définit l’interdit en termes de possession : « Ne possède aucune idole, même si tu ne l’as pas fabriquée toi-même ».
D’après le Rambam et le Ramban cependant, la Torah ne parle pas ici de possession au sens physique. La Torah interdit plutôt ici la reconnaissance de toute divinité autre que D.ieu. Soit, donner une valeur à une divinité quelle qu’elle soit, « donner une valeur absolue à une créature finie » même sans lui rendre un culte. Le culte en soi est l’objet du verset suivant « Tu ne te prosterneras pas devant elles (les sculptures/les images) ».

Il y a trois niveaux d’idolâtrie, de עבודה זרה (avoda zara). Le premier est ce que la Guemara appelle קבלה באלוקה (kabbala be eloka), l’acceptation de quelque chose comme divinité. Si quelqu’un dit à une idole « Tu es mon D.ieu », c’est déjà en soi un acte d’idolâtrie. Pas besoin d’un acte physique autour de cet objet pour être déjà dans l’interdit . Le second niveau, c’est se prosterner (lo tishtakhavé, לא תשתחוה). Même si l’on n’emploie pas la façon spécifique de servir cette idole, le simple fait de se prosterner – même le simple fait de se courber – est une transgression . Le troisième niveau, lo taovdem (תעבדם לא), se réfère au culte spécifique de l’idole. Par exemple, ceux qui servaient l’idole appelée Markoulis jetaient des pierres sur elle . L’idole Peor avait, elle aussi, une façon « unique » d’être servie .

Ces trois concepts de עבודה זרה (avoda zara) n’ont pas uniquement une réalité sur le plan de la halakha mais également un sens sur un plan psychologique et historique. L’idolâtrie n’est pas seulement la façon dont les premiers païens dans l’Antiquité considéraient leur idole… Si quelqu’un ajoute un principe quel qu’il soit en plus de D.ieu en tant que source de la Création, on est déjà dans l’idolâtrie. Je vais vous donner un exemple. Nous vivons à l’ère de la science. L’univers « se suffit » sur un plan scientifique. C’est une unité en soi. Nous ne connaissons pas l’univers de manière scientifique d’un point de vue extérieur si l’on peut dire. Nous ne savons pas comment l’univers a été créé ni pourquoi il a été créé… Mais nous le comprenons très bien d’un point de vue scientifique, mathématique, à l’intérieur de notre propre cadre de pensée, par des équations ou des liens de causalité entre des phénomènes. On ne peut pas demander de manière scientifique ce qui soutient l’univers : cette question n’a pas de sens. Il n’y a pas d’explication extérieure ; celle qui est inhérente à l’univers provient de l’intérieur. Si un Juif accepte l’explication interne, celle de sa propre perception, il est en passe de devenir un idolâtre, un עבודה זרה עובד (oved avoda zara). Il a substitué à D.ieu un principe d’explication absolu et qui se suffit à lui-même. Nous ne critiquons pas la valeur des formules mathématiques ou du lien de causalité. Au contraire. Le judaïsme a parlé si souvent de tivo shel olam (םלוע לש ועבט), de la « nature du monde ». Qu’est-ce que veut dire םלוע לש ועבט, tivo shel olam ? Qu’est-ce que la nature ? C’est le « spectacle cosmique » tel qu’il est déterminé par la loi de la causalité. Cependant nous insistons sur le fait que chaque chose dans l’univers reflète quelque chose ou quelqu’un qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’univers, et c’est D.ieu. Les lois mathématiques ou bien la loi de la gravitation expriment la volonté de D.ieu. Sa « première volonté » – d’après le Rambam, le רצון הקדמון (ratzon hakadmon) – la volonté créatrice, la volonté de יהי אור (yehi or) est inhérente à la matière organique et non-organique à la fois. Mais D.ieu n’est pas seulement à l’intérieur de l’univers ; il est aussi transcendant donc extérieur à l’univers.

Ainsi le Rambam écrit dans les lois sur les fondements de la Torah (Hilkhot Yessodei HaTorah) : « Et pour quiconque imagine (כל המעלה על דעתו, kol hama’alé al da’ato) qu’il existe un autre D.ieu en plus de celui-ci (du nôtre), il transgresse un commandement négatif ainsi qu’il est écrit dans le verset « Tu n’auras pas d’autres dieux sur ma face » ; il renie le fondement (de la Torah), car c’est le principe fondamental sur lequel tout repose » . Le Rambam vivait à une époque où il n’y avait pas d’idoles. Il n’a jamais vécu dans une société chrétienne. Et les musulmans ne sont pas des païens. La compréhension du Rambam du commandement « Tu n’auras pas d’autres dieux sur ma face » est une compréhension philosophique et théorique. Une philosophie qui explique l’univers fini dans ses propres termes, sans recours à l’infini (אין סוף, ein sof ) repose sur l’idolâtrie.

Le Ramban va plus loin. Il dit que verset « Tu n’auras pas d’autres dieux sur ma face » n’implique pas seulement une dimension philosophique et théorique mais surtout un engagement dans cette philosophie. On peut apprécier les idées d’une certaine philosophie, d’une façon de voir le monde mais ne pas s’y engager, ne pas se battre pour elle, ne pas se soumettre à elle… Qui a écrit autant sur l’éthique que les philosophes allemands ? Mais ils ont agi exactement à l’opposé. C’est pourquoi le Rambam a écrit « Et pour quiconque imagine » (כל המעלה על דעתו, kol hama’alé al da’ato) et non pas « Et quiconque pense » (כל החושב, kol ha choshev) . Le premier signifie celui qui apprécie l’idée, celui qui réfléchit à la possibilité. Le second signifie celui qui l’accepte comme une certitude. Par exemple, on caractériserait un athée avec כל החושב, kol ha choshev. Il croit à sa philosophie avec tant de certitude qu’il est prêt à se battre pour elle. Quelqu’un qui est simplement dans l’optique de מעלה על דעתו (ma’alé al da’ato) n’accepte pas cette croyance avec certitude. Il s’interroge sur le fait de considérer D.ieu comme le Maître du Monde et comme celui qui nourrit le monde. Il pense qu’il est peut-être possible d’expliquer le monde dans des catégories finies.

Je vais vous donner un autre exemple. Le marxisme pense que l’homme se suffit à lui-même au départ… Ce sont de grands optimistes [les marxistes] quand il s’agit de l’homme… Ils croient que l’homme, s’il est seul, s’il n’est pas dérangé par la religion, s’il rejette les chaînes qui l’oppriment – vous savez qu’ils ont leur jargon – atteindra les plus grandes hauteurs. C’est ainsi à la fois sur un plan technique et sur un plan éthique. L’homme deviendra parfait. Il ne fera que du bien et plus aucun mal. Ceci est la base du marxisme. Ce n’est pas comme certains le croient une doctrine économique mais une véritable éthique. L’homme se suffit à lui-même sur un plan moral et il n’y a pas besoin (pour les marxistes) que l’homme suive des lois formulées par D.ieu comme « Tu ne tueras pas » ou « Tu ne voleras pas ». Lui-même formulera des lois appropriées. Ceci est de l’idolâtrie. Nous pensons, quant à nous, que l’homme peut atteindre des niveaux élevés mais qu’il ne peut en aucun cas se suffire à lui-même sur un plan moral. Il a besoin de la loi émanant de D.ieu. Et s’il formule lui-même la loi de « Tu ne tueras pas », il violera cette loi cinq fois par jour. Staline en est le meilleur exemple…

Nous pensons également que l’homme ne peut se suffire à lui-même quand il s’agit du bonheur. Il ne peut pas devenir heureux tout seul. Même s’il va très loin, disons sur Mars ou sur Vénus, il ne se suffira pas à lui-même. Il sera le même être malheureux sur la Lune que sur la Terre. La joie, la sérénité, le bonheur, ne sont possible qu’à travers une réalisation de soi. D.ieu intervient dans la vie de l’homme, donc sans D.ieu il ne peut y avoir de bonheur possible. Quiconque pense que l’homme peut réaliser son propre destin et atteindre la perfection est selon les termes du Rambam quelqu’un « qui imagine qu’il existe un autre dieu », donc pas juste quelqu’un qui transgresse un commandement négatif, mais un renégat (כופר בעיקר, kofer ba’ikar), quelqu’un qui s’oppose au fondement-même du judaïsme.

Nous voyons donc que l’idolâtrie est un phénomène graduel. Un homme ne commence jamais immédiatement à servir des idoles. Il commence à avoir des idées (déviantes). J’étais en Allemagne au moment de la montée du nazisme. Je ne pense pas que tous les Allemands étaient nazis, qu’ils étaient comme des animaux. Ils étaient des Allemands qui étaient des gens cultivés comme d’autres nations le sont. Ce qui s’est passé en Allemagne peut se passer n’importe où. C’est parce qu’il ne faut pas croire en l’homme . L’être humain peut être comme un ange mais il peut aussi se transformer en une sorte d’animal prédateur.
Je sais que nombre de mes connaissances allemandes (non-juives) ne se sont pas engagées dans le nazisme immédiatement. Cela a été un long processus. N’oubliez pas qu’Hitler a commencé en 1918 juste après la défaite allemande. En 1924, il a tenté un putsch à Munich. Cela a été un échec et on l’a mis en prison. S’ils l’avaient gardé quinze ou vingt ans, le monde aurait été sauvé. Mais le gouvernement socialiste l’a gracié et lui a permis de sortir. C’était en 1924. Il est devenu puissant l’année 1931, et en 1933 Hindenburg l’a fait Chancelier.

Tous les Allemands n’ont pas souscrit au nazisme immédiatement. Ils ont simplement commencé à imaginer qu’il y avait peut-être quelques bonnes idées … N’oubliez pas qu’il y a eu une terrible inflation en 1924 en Allemagne. Les Allemands avaient des économies et, tout d’un coup, toutes ces économies ne valaient plus rien. Un homme pouvait avoir 50 000 marks à la banque. Il se levait un matin et par un décret du Président Ebert – le Président de la République qui était un Social-Démocrate – ses marks ne valaient plus rien. Il ne pouvait même plus acheter une bouteille de lait le lendemain matin.
Ainsi vous commencez à « imaginer » quand vous avez faim et soif. Ebert n’était pas juif, le Gouvernement n’était pas juif mais les Juifs doivent être en coulisses. A ce moment là, il ne s’agit que d’une lointaine possibilité. Petit à petit, vous arrivez à la deuxième étape, celle de « Tu es mon D.ieu » (קלי אתה, keli ata). Vous commencez à penser que la doctrine nazie est juste. Mais vous n’êtes pas prêts à tuer les Juifs pour autant ou à rejoindre les SS. Ainsi arrive clairement la deuxième étape, celle de « se prosterner » (השתחויה, hishtakhavaya). Vous craignez, vous admirez, vous vous rendez… Ce n’est pas encore « Vous ne servirez pas » (תעבדם לא, lo taovdem). Ce n’est pas encore servir, prendre des ordres et les exécuter. Mais vous vous tenez dans la crainte avant que la situation évolue. Hitler, à cause de la faiblesse et de la lâcheté des soi-disant puissances occidentales a pu occuper la Rhénanie puis occuper l’Autriche. Beaucoup d’Allemands étaient remplis de crainte. Après tout, il avait fini par conquérir tellement de territoires.
Et si vous avez craint pendant un moment et commencé à admirer les résultats, vous arrivez finalement à lo taovdem ; vous commencez à servir. Et vous savez ce qu’est un culte idolâtre, cela signifie le sacrifice humain. Vous pouvez prendre maintenant les enfants, les bébés et broyer leurs têtes contre les murs du ghetto de Varsovie. L’idolâtrie se met en place petit à petit. Au début, on imagine, on conçoit une idée (maalé al daato). Ensuite, on commence à y penser et à lui reconnaître certaines vertus. Plus tard, ça sera de l’admiration et l’étape de lo tishtakhavé lahem. Finalement, on arrive au stade de lo taovdem. On fait désormais partie du groupe. On fait désormais partie de la foule.

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