Le début de notre parasha énonce en quelque versets la loi de la « belle captive » dont pourrait s’éprendre un guerrier du peuple d’Israël, celle régissant le droit d’ainesse lorsqu’un homme a des enfants de deux épouses dont l’une est détestée, et celle du fils « rebelle et corrompu » (Ben Sorer ou’Moré). Nos sages voient dans cette succession de situations une potentielle relation de causes à effets. Si un homme se lie à une femme pour de mauvaises raisons (ici la guerre et la beauté de la captive), il pourrait finir par la détester, et leur union risque de donner naissance à un fils rebelle et dévoyé ! Revenons sur le deuxième acte de ce scénario catastrophe.
Quand deux femmes seront pour un homme.
Devarim, 21 15-17 : כִּי תִהְיֶיןָ לְאִישׁ שְׁתֵּי נָשִׁים הָאַחַת אֲהוּבָה וְהָאַחַת שְׂנוּאָה וְיָלְדוּ לוֹ בָנִים הָאֲהוּבָה וְהַשְּׂנוּאָה וְהָיָה הַבֵּן הַבְּכֹר לַשְּׂנִיאָה. וְהָיָה בְּיוֹם הַנְחִילוֹ אֶת בָּנָיו אֵת אֲשֶׁר יִהְיֶה לוֹ לֹא יוּכַל לְבַכֵּר אֶת בֶּן הָאֲהוּבָה עַל פְּנֵי בֶן הַשְּׂנוּאָה הַבְּכֹר. כִּי אֶת הַבְּכֹר בֶּן הַשְּׂנוּאָה יַכִּיר לָתֶת לוֹ פִּי שְׁנַיִם בְּכֹל אֲשֶׁר יִמָּצֵא לוֹ: כִּי הוּא רֵאשִׁית אֹנוֹ לוֹ מִשְׁפַּט הַבְּכֹרָה
Si un homme possède deux femmes, l’une aimée, l’autre détestée, et qu’elles lui donnent des enfants, et que le premier-né vienne de la femme détestée. Le jour où il partagera entre ses fils son héritage, il ne pourra pas conférer le droit d’aînesse au fils de la femme aimée, aux dépens du fils de la détestée qui est l’aîné. Car c’est l’aîné de la détestée qu’il doit reconnaître, pour lui donner une part double dans tous ses biens; car il est la prémisse de sa force originelle, à lui appartient le droit d’aînesse.
La situation envisagée ici par la Torah est abrupte, et pas « politiquement correcte ». Un homme marié à deux épouses, c’est d’emblée compliqué… La polygamie, légale dans la Torah, a été d’ailleurs été interdite depuis le moyen âge par un décret rabbinique (Rabbenou Guershom, Mayence, 10ème siècle). Si l’une de ces femmes est aimée et l’autre détestée, et si de surcroit le fils ainé est celui de la femme détestée, l’homme peut-il faire passer le droit d’aînesse au fils de la femme aimée? La Torah nous enseigne que non, la double-part de l’ainé reste au véritable premier-né, le Be’hor, parce qu’il est, nous dit le texte, le « Reshit Ono », traduit par la « prémisse de sa vigueur ». Essayons d’approfondir avec l’aide de nos maîtres, ce qui pourrait se jouer ici. C’est quoi cette histoire de femme aimée et femme détestée ? Et quelle est la problématique soulevée par ce Be’hor, coincé au milieu du drame familial?
Petit rappel sur qu’est-ce qu’un Be’hor, selon la Torah.
Le Be’hor est pluriel !
En dépit de sa « primauté », la Torah marque le statut d’ainé d’une dualité essentielle, déclinée de multiples façons. Le vocable même « Be’hor », désignant en hébreu « l’ainé, », se compose de trois lettres (Beth, H’eth et Resh) ayant pour valeur numérique le chiffre 2 et ses multiples, 20 et 200. Dans les récits de la Torah, cette position d’ainé se retrouve souvent disputée entre deux fils, qu’ils soient jumeaux (Yaakow et Essaw, Zerah et Peretz) ou non (Menassé et Ephraïm, pour qui le grand-père Yaakov inverse les mains lors de sa bénédiction). Cette dualité est surtout inscrite dans la loi, puisqu’il a en réalité deux types d’ainés dans la Torah : L’ainé pour la prêtrise, le « Be’hor La-Cohen », et l’ainé pour l’héritage, le « Be’hor La-Nahala ». Le début du 8ème chapitre du traité Behorot (46B) explique, à l’aide de cas, que ces deux statuts d’ainés ne portent pas forcément sur le même enfant.
Le Be’hor La-Cohen est le premier-né mâle, viable et à terme, qui ouvre la matrice de sa mère. Ce nouveau-né devient alors « réservé » au service divin et doit être « racheté » par le père aux Cohen (en général au 30ème jour), pour reprendre sa place au sein de sa famille. Si l’accouchement est par césarienne ou si la mère avait fait au préalable une fausse couche, cette première naissance ne confère plus au nouveau-né ce statut, qui dépend donc de son lien exclusif avec sa mère, et de l’histoire de celle-ci. Le Be’hor La-Nahalat est quant à lui le premier enfant mâle du père, quelle que soit l’histoire antérieure de la mère et des fils qu’elle aurait pu avoir par exemple d’un premier mariage. Le Be’hor La-Nachalat bénéficie à ce titre d’une double part (encore un deux!) dans l’héritage du père. Le « Be’hor » dont parle notre paracha (Devarim 21, 15 à 17) est celui-ci, le Be’hor La-Nahala, celui qui hérite d’une double part, comme nous l’enseigne le verset 17.
La raison de ce statut d’ainé par rapport au père n’est pas affective et n’est donc pas transférable à un fils préféré ou à celui de la femme qu’il aime. Ce statut découle d’un fait objectif, que la Torah « parle », ou pare, d’une expression qu’il nous faut comprendre, celle d’être le Rechit Ono de ce père-là. « Rechit Ono ». Le rabbinat traduit par « vigueur originelle »… Nous en prenons note, mais ça paraît quand même un peu « viriliste », pour la Torah du peuple juif!
Rachi ouvre un autre horizon lorsqu’il explique (dans Behorot 46 B) que ce terme « Rechit Ono » vient de « Onen », qui désigne l’affliction la plus douloureuse, celle du Onen, à savoir l’endeuillé avant l’enterrement du défunt. Le premier-né d’un homme serait ainsi le premier fils sur qui il va être capable de s’affliger, profondément. Cet enseignement de Rachi est majeur : C’est ce premier-né-là qui fait grandir le géniteur, et le fait exister en tant que père… Seule l’affliction la plus profonde, même en potentiel, peut lui faire accéder à une réelle paternité. Cela me rappelle ce que me disait mon père Haï Gozlan ZAL: Si, lorsque tu penses à ton enfant, tu ne sens pas comme une ancre accrochée à ton cœur, c’est que tu ne fais pas ton travail ! Il est remarquable que, pour la Torah (Devarim verset 15), c’est de la femme haïe que doit naître cet enfant. Le Or HaHayim (Rabbi Haïm Ben Attar, 1693-1743) explique : c’est l’épouse haïe qui donne naissance au fils aîné car D.ieu, voyant sa douleur de femme délaissée, la prend en pitié et lui donne le premier enfant, comme il a donné à Léa des fils avant sa sœur Rachel, la favorite. D.ieu vient en aide à ceux qui ont le cœur brisé!
L’épouse, la détestée.
Mais qui est au juste cette femme, l’épouse détestée? Nous allons avec nos maîtres de surprises en surprises… Le Baal Hatourim, Rabbi Yaakov Ben Asher (1269-1340), remarque qu’en inversant les deux premières lettres du mot « détestée » « Sinouah », cela donne « Nissoua », à savoir l’épouse, la femme légitime. Comme si la position d’épouse portait en elle une haine que devra lui porter son mari… Dans les épousailles, il y aurait l’épreuve nécessaire de la haine ! Cela parait terrible, mais c’est tellement logique car c’est avec cette femme-là, que l’on se confronte « en vrai », jour après jour, celle avec qui on traverse les difficultés, les galères de couple, d’enfants, de parnassa… Bref une femme bien réelle, en tout point différente des autres, les femmes fantasmées qu’on pourrait aimer dans notre coin, sans risque ! « J’aime toutes les femmes sauf la mienne », comme dirait l’autre ! Ne nous y trompons pas. La Torah nous enjoint à ce combat de tous les jours. Il faut se marier, donc prendre femme et se confronter à cette « aide contre soi » (Eizer ké’negdo, Berechit, 2, 18)… Il faudra aussi faire des enfants avec elle et puis s’en inquiéter. La vie réelle est difficile, mais bien plus intéressante qu’une vie fantasmée.
Le double lien d’Israël à Aqadosh Barouh Hou
Le Méchikh ‘Hokhma (Rabbi Meïr Simha HaCohen) donne à ces enseignements intimes et familiaux une dimension existentielle, voire cosmique. Car qui est qualifié dans la Torah, à la fois d’épouse de Aqadosh Barou’h Hou, mais aussi de son Be’Hor, de son premier enfant? C’est évidemment le peuple d’Israël ! C’est bien Israël, l’épouse légitime de Ha’Chem… La jeune épouse noircie qui reste gracieuse au-dessous, comme le chante le Chir HaChirim (1, 25). Cette femme essuiera, de temps à autre, la haine du créateur, mais c’est par elle que se concrétisera le projet divin ! La cérémonie de ce mariage a eu lieu au Mont Sinaï, lors du don d’une Torah, « sous contrainte », avec une montagne retournée en guise de Houppa et en menace mortelle (Shabbat 88A). De cette Houppa terrifiante, la Maharal enseigne (Tifferet Israël, chapitre 22) que le créateur ne pourra jamais divorcer sa femme Israël, à l’instar de l’homme ayant pris de force une jeune fille, et qui doit l’épouser (si bien sûr elle est d’accord!), sans possibilité de la répudier (Devarim, 22, 29). Mais Israël est aussi le Be’Hor de Ha’Chem, la source de sa première affliction, comme le créateur lui-même le rappelle à Moshé, avant qu’il ne se rende auprès de Pharaon : Chemot, 4, 22 : Tu parleras ainsi à Pharaon : Israël est mon fils ainé. Beni Nekhori Israël !
Le Méchikh ‘Hokhma va jusqu’à écrire que c’est ainsi ce fils-là qui fait exister Ha’Chem en tant que père du Monde… Et c’est aussi ce fils-là qui aura droit à la meilleure part… Puissions-nous être à la hauteur de cette double intimité avec notre créateur, porteuse du projet inouï qu’est cette création qu’il nous incombe de parachever !
Texte inspiré d’une étude avec Philippe Zerbib
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