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Le Zimoun et les femmes

par: Nathalie A

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Le Zimoun et les femmes ? par Nathalie A.

 

Nous tenterons de restituer ici la teneur d’une étude d’un passage de la Guemara (TB Bra’hot, 45b) et de ses commentaires concernant la mitzva du Zimoun.

Plusieurs questions se sont posées au fil de cette étude, dont certaines restent pour l’heure sans réponse. Elles s’articulent, en définitive, autours de deux axes principaux qui s’alimentent l’un l’autre : Quel est l’enjeu de la récitation du Zimoun ?Dans quelles mesures les femmes sont-elles concernées par cette obligation ?

 

1.  Le Zimoun : une institution des Sages

Le Zimoun est une obligation instituée par les Hahamim enjoignant trois hommes qui ont partagé le même pain de s’associer dans la récitation de la bénédiction finale du Birkat Hamazone.

La première Michna du chapitre 7 du traité Bra’hot enseigne :

« שלשה שאכלו כאחת חייבין לזמן »

« Trois personnes qui ont pris ensemble un repas doivent s’inviter à réciter en même temps la bénédiction finale sur le pain »

Littéralement, le terme Zimoun signifie « invitation », et consiste pour l’un des hommes présents à inviter ses convives à réciter en commun la bénédiction sur le repas qui vient d’être consommé.

La Guemara s’interroge notamment sur les modalités de calcul du quorum de trois personnes requis pour déclencher l’obligation : D’où déduit-on ce quorum ? Qui peut être pris en compte dans son calcul ? Si ce quorum n’est pas réuni, le Zimoun peut-il être récité à titre facultatif ?

D’où déduit-on ce quorum ?

La Guemara s’interroge en premier lieu sur la source textuelle servant d’illustration à l’enseignement de la Michna.

Selon Rav Assi, nous apprenons le nombre trois d’un verset des Psaumes :

« גַּדְּלוּ לַהי אִתִּי;וּנְרוֹמְמָה שְׁמוֹ יַחְדָּו »

« Exaltez le Seigneur avec moi, ensemble célébrons Son Nom »[1]

Selon Rabbi Abaou, nous l’apprenonsd’un verset du Deutéronome :

« כִּי שֵׁם הי, אֶקְרָא:הָבוּ גֹדֶל, לֵאלֹהֵינוּ »

« Lorsque j’invoquerai le Nom de Hachem, donnez de la grandeur à notre Dieu »[2]

Ces deux versets présentent une structure commune : ils sont construits sous la forme d’un sujet singulier qui s’adresse à un pluriel.Le pluriel étant constitué à partir du nombre deux, la Guemara en déduit que l’association dans la bénédiction du Birkat Hamazone requiert la présence d’un singulier et d’un pluriel, soit un minimum de trois personnes.

Dès lors que trois personnes ont partagé le même pain, il est donc exclu que chacune d’entre elles s’isole pour réciter la bénédiction sur le repas. Elles ont l’obligation de s’associer, et dès lors de signifier qu’elles partagent une conception commune du repas qui vient d’être consommé.

 

Lorsque le quorum de trois n’est pas réuni, deux hommes peuvent-ils faire le Zimoun ?

Dès lors que trois personnes partagent leur pain, elles ont l’obligation de réciter le Zimoun.

Cette règle étant posée, la Guemara envisage la situation connexe dans laquelle deux hommes ayant partagé leur repas souhaiteraient, alors même qu’ils n’y sont pas tenus, s’associer dans la bénédiction du Birkat Hamazone et réciter le Zimoun.

Cette question s’inscrit dans les catégories classiques distinguant d’un côté ce qui relève d’une obligation (חובה), et de l’autre ce qui relève d’une faculté ou permission (רשות), chacune de ces catégories entraînant des conséquences juridiques différentes.

Selon Rav et Rabbi Yo’hanan, deux hommes peuvent faire le Zimoun s’ils le souhaitent. Les ‘Hahamim[3], quant à eux, écartent cette possibilité.

Parmi les différents arguments que les ‘Hahamim avancent pour s’opposer à cette faculté, la Guemara expose le raisonnement suivant :

« נשים מזמנות לעצמן ועבדים מזמנים לעצמן נשים ועבדים וקטנים אם רצו לזמן אין מזמנין והא מאה נשי כתרי גברי דמיין וקתני נשים מזמנות לעצמן ועבדים מזמנין לעצמן שאני התם דאיכא דעות »

« Une Beraïta enseigne : « Les femmes font le Zimoun entre elles et les esclaves font le Zimoun entre eux. Les femmes, les esclaves et les enfants, s’ils souhaitent faire le Zimoun, ne peuvent pas s’associer entre eux. »Or, cent femmes, ça ressemble à deux hommes. Nous déduisons de cette Beraita que dans le cas où il n’existe pas d’obligation, il existe néanmoins une optionCe qui diffère dans le cas des cent femmes, c’est qu’il y a des [êtres de] pensée. »

Traduisons :

Il existe un enseignement selon lequel « les femmes font le Zimoun entre elles et les esclaves font le Zimoun entre eux. Cependant, s’ils souhaitent faire le Zimoun, les femmes, les esclaves et les enfants, ne peuvent pas s’associer ensemble. »

A partir de cet enseignement, la Guemara propose de comparerla réunion de cent femmes à la réunion de deux hommes, dans la mesure où, dans les deux cas, il n’y a pas d’obligation de faire le Zimoun, mais il y aurait néanmoins une option.

Le bien-fondé de cette analogie est écarté au motif suivant : on ne peut pas déduire un tel principe à partir du cas des cent femmes car ce qui diffère dans leur cas est la présence a minima de trois êtres pensants. Conclusion : deux hommes seuls ne peuvent pas faire le Zimoun.

Rachi explique en effet :

 « דאע »ג דלענין חובה אינן חייבות לענין רשות דעות שלשה חשיבי להודות טפי משני אנשים דאיכא משום גדלו להי אתי »

« Car,alors même que les femmes n’ont pas l’obligation de faire le Zimoun, lorsqu’il est, en revanche, question de la possibilité facultativede faire le Zimoun, trois pensées de femmes sont préférablesà deux hommes pour Le louer, car dès lors qu’il y a au moins trois pensées, nous sommes bien dans la situation visée par le versetגַּדְּלוּ לַהי אִתִּי»

En d’autres termes, l’absence d’obligation n’ouvre pas mécaniquement la voie à une option. Seule la réunion de trois personnes non soumises à l’obligation leur offre la possibilité de réciter le Zimoun si elles le souhaitent.

Laissons temporairement de côté les aspects relatifs aux femmes et concentrons-nous sur l’enseignement principal de ce passage, à savoir qu’en deçà de trois hommes, le Zimoun n’est pas possible, même à titre facultatif.

Nous apprenons en effet que le nombre trois déclenche une obligation spécifique qui n’a pas d’objet lorsque deux hommes ont partagé leur repas.

Qu’existe-t-il donc à trois qui n’existerait pas à deux ? Dans quelle nouvelle réalité entrons-nous lorsque l’on passe de deux à trois ?

Nous pourrions envisager que le nombre trois symbolise le passage de la sphère privée, dans laquelle se joue la confrontation de deux subjectivités, à la sphère du collectif qui prend corps avec la présence d’un tiers.

Le chiffre 3 représenterait donc le point de départ d’une réalité différente, exigeant des hommes qui la composent qu’ils assument, au-delà de leur propre personne, une dimension collective fondée sur la conscience de leur condition commune.

Pour le Rav S. R. Hirsch, les sages ont institué l’obligation du Zimoun dans le dessein de favoriser l’émergence d’un sentiment de fraternité entre les hommes :

« Rien n’est plus apte à rendre un homme égoïste, et à lui faire considérer tous les autres comme des rivaux sur le chemin de la fortune que la lutte pour le pain quotidien. Les Rabbins, en suivant leur méthode d’éducation par le moyen des Mitzvoth, ont donc donné une importance particulière au repas en commun. (…) Ainsi, l’idée leur devient familière que c’est grâce à la bonté du même Dieu qu’ils vivent les uns comme les autres et que son amour plein de sollicitude est le soutien permanent de leur existence. Cette prière commune à un Dieu unique, également proche de chacun, comme étant sa Providence bienfaitrice, fait s’évanouir toute idée de compétition jalouse et inspire au contraire un sentiment de fraternité. »[4]

Il découle de ce commentaire que, dans son rapport à la consommation du pain, c’est-à-dire dans son rapport à la subsistance et d’une certaine manière dans son rapport à la jouissance, l’homme est tenu de se réinscrire dans un destin collectif. Et ce faisant, il est sommé de réaffirmer le partage d’un projet commun à l’occasion même de sa jouissance : la consommation du repas[5].

Ceci n’est pas sans évoquer certaines interprétations de la circoncision[6], acte qui inscrit dans la chair une alliance à l’endroit même où le rapport au monde s’incarne de la façon la plus intime et subjective qui soit.

Ce parallèle entre la circoncision et la manière de consommer le pain, qui pose question et mériterait une étude en soi, explique peut-être la présence au sein du Birkat Hamazone de l’expression « nous te remercions (…) pour cette alliance que Tu as scellée dans nos chairs », qui semble à première vue sans rapport avec la consommation du repas.

Si nous tentions d’y donner du sens, nous pourrions proposer l’idée suivante : on devine que, dans une certaine mesure, la circoncision met en jeu la relation de l’homme à sa femme et au-delà, à l’héritage qui sera transmis à sa descendance. De même, il apparaît explicite que le Zimoun met en jeu la relation de l’homme à cette réalité que nous avons appelé le collectif.

Dans les deux cas, l’alliance au projet commun s’exprime là où se joue une relation à l’autre.

Inspirés par les mots et les enseignements du Grand Rabbin Gilles Bernheim, nous pourrions dire que cette relation ne semble féconde dans le premier cas, et juste dans le second, qu’a condition que l’homme accomplisse un acte l’obligeant à « prendre conscience de son propre manque », à créer une distance entre son désir immédiat et le monde qui l’entoure, laissant ainsi la place à l’autre d’être, non pas le seul objet d’un désir, mais un sujet avec lequel construire.

L’homme qui partage son pain et sort rassasié d’un repas est sommé de fraterniser, de se rappeler que le collectif met en jeu d’autres hommes qui ne sont pas des rivaux, mais des frères.

Cette injonction,qui participe en définitive de la construction d’un monde juste et fraternel, concerne-t-elle les femmes selon le Talmud ? Ont-elles un rôle à y jouer ?

 

2.  Le Zimoun et les femmes

Reprenons le passage de la Guemara cité plus haut :

« נשים מזמנות לעצמן ועבדים מזמנים לעצמן נשים ועבדים וקטנים אם רצו לזמן אין מזמנין והא מאה נשי כתרי גברי דמיין וקתני נשים מזמנות לעצמן ועבדים מזמנין לעצמן שאני התם דאיכא דעות »

« Une Beraïta enseigne : « Les femmes font le Zimoun entre elles et les esclaves font le Zimoun entre eux. Les femmes, les esclaves et les enfants, s’ils souhaitent faire le Zimoun, ne peuvent pas s’associer entre eux.»Or, cent femmes, ça ressemble à deux hommes. Nous déduisons de cette Beraita que dans le cas où il n’existe pas d’obligation, il existe néanmoins une optionCe qui diffère dans le cas des cent femmes, c’est qu’il y a des [êtres de] pensée. »

Attardons-nous un instant sur la force de cette expression – דאיכא דעות  – que nous proposons à présent de traduire par  « Là, il y a des sujets pensants ».

Selon la Guemara, la raison qui justifie que trois femmes aient la faculté de faire le Zimoun si elles le souhaitent, se trouve contenue dans ce terme de דעות construit à partir de la racine דעת qui signifie « connaissance » et renvoie aux notions de discernement, de compréhension, de pensée.

Dès lors que le Talmud reconnaît aux femmes la possibilité d’appréhender et de construire du sens, dès lors qu’il les consacre en tant que sujets pensants de nature à composer valablement une réalité collective digne de ce nom et des versets qui fondent la Michna, comment expliquer que les femmes ne puissent pas compter dans le calcul d’un Zimoun avec des hommes ?

De même, comment expliquer qu’elles n’aient pas l’obligation de réciter le Zimoun alors même qu’elles ont l’obligation, instituée non pas par les sages mais par la Torah, de réciter le Birkat Hamazone ?

 

Pourquoi les femmes ne comptent-elles pas dans le quorum du Zimoun ?

Les deux premières Michna du chapitre 7 énumèrent les personnes qui sont aptes ou non à entrer dans le compte du Zimoun.

La deuxième Michna enseigne notamment :

« נשים  ועבדים וקטנים אין מזמנין עליהן »

« Les femmes, les serviteurs et les mineurs ne peuvent pas faire partie du compte des trois personnes. »

En d’autres termes, les hommes ne s’associent pas aux femmes, ni aux esclaves non libérés, ni aux mineurs dans la constitution du quorum nécessaire au Zimoun.

Le ‘Hafetz ‘Haim[7], dans sa Michna Beroura[8] donne une première explication :

« Bien que nous ayons vu (…) que des hommes et des femmes ne font pas Zimoun ensemble même s’ils le veulent, parce que ce n’est pas convenable[9], cette impossibilité existe seulement dans le cas où les hommes sont deux et où on complète avec une femme pour faire trois. Dès lors, leur association est explicite et leur union n’est pas convenable. Ce qui n’est pas le cas ici car il y a trois hommes et il n’y a pas besoin d’associer de femmes pour avoir l’obligation du Zimoun. C’est pourquoi, les femmes et les esclaves s’associent pour se rendre quittes en écoutant celui qui fait la bénédiction et en répondant au Zimoun. Il n’y a dès lors pas cet aspect inconvenant.»

La raison mise en avant ici semble donc être liée à la notion de pudeur. Ce qui est jugé inconvenant, ce n’est pas tant l’association elle-même entre les hommes et les femmes que le fait que cette association apparaisse de façon explicite.

Rachi, quant à lui, avance une autre une explication (TB Erkhin, 3a) :

« שלש נשים וכן שלשה עבדים אבל אין שתי נשים או שני עבדים מלטרפין עם (שני) אנשים לפי שיש באנשים מה שאין בנשים ועבדים שאין הנשים אומרות ברית ואין העבדים אומרים על נחלתנו »

« Trois femmes, et de même trois esclaves, [peuvent faire le Zimoun s’ils le souhaitent]. Mais deux femmes ou deux esclaves ne s’associent pas avec des hommes, parce qu’il y a chez les hommes ce qu’il n’y a pas chez les femmes et les esclaves, car les femmes ne disent pas « nous te remercions pour cette alliance que Tu as scellée dans nos chairs » et les esclaves ne disent pas le passage sur l’héritage [contenu dans le Birkat Hamazone]. »

Autrement dit, les termes du Birkat Hamazone prononcés par les hommes diffèrent, selon Rachi, de ceux prononcés par les femmes et les esclaves, les premières n’étant pas concernées par la mention de la circoncision, les seconds n’ayant pas la capacité juridique d’hériter de la terre.

Telle est, selon Rachi, la raison pour laquelle les femmes ne peuvent pas compter dans le quorum du Zimoun.

Ceci nous renvoie à nouveau à la signification symbolique de la circoncision en regard de la consommation du pain.

Lorsqu’elles récitent le Birkat Hamazone, les femmes ne construisent peut-être pas le même rapport que l’hommeà la consommation du pain, ni le même rapport à la subsistance et à la jouissance du monde qui les entoure. Il se pourrait que les enjeux, tout au moins en partie, diffèrent.

Alors que,dans sa quête de jouissance, l’homme serait tenté d’exercer une certaine forme de domination sur l’autre, peut-être en va-t-il différemment de la femme pour qui la relation se jouerait davantage dans une forme d’intériorité ne menaçant pas aussi directement l’autre dans sa subjectivité.

La question reste ouverte.

Mais si certaines différences entre les hommes et les femmes, (de même d’ailleurs qu’entre les hommes et les serviteurs) nous fournissent des pistes de réflexion sur le fait qu’ils ne s’associent pas dans le compte du Zimoun, la question reste posée à ce stade, de comprendre pour quelles raisons, alors qu’elles sont considérées comme des sujets à part entière, les femmes ne sont pas tenues au Zimoun lorsqu’elles sont entre elles.

Pourquoi les femmes n’ont-elles pas l’obligation du Zimoun ?

Trois hommes ayant partagé leur repas sont tenus de fraterniser. De construire un sens en commun.Trois femmes ayant partagé leur repas ont la faculté de faire le Zimoun, mais elles n’y sont pas obligées.

Que signifie cette dimension collective si elle ne se présente que sous une modalité facultative ?

Que savons-nous des raisons pour lesquelles les sages n’ont pas jugé opportun d’imposer cette obligation aux femmes ?

Tout d’abord, précisons que, selon la Hala’ha, lorsque des femmes sont présentes à l’occasion d’un Zimoun constitué par des hommes, elles doivent s’y associer. Il ne s’agit alors plus d’une simple faculté, mais d’une véritable obligation légale (חיבות).

Le Choul’hanArou’h[10] indique en effet :

« Les femmes font le Zimoun entre elles. Ceci est permis. Mais quand elles mangent avec des hommes, elles en ont l’obligation. Et elles sont quittes avec notre Zimoun [des hommes]. Rama : [Elles sont obligées]quand bien même elles ne comprennent pas ».

Le Michna Beroura nous en livre le commentaire suivant :

« Les femmes peuvent faire le Zimoun entre elles : il y a lieu de donner une explication. Les Hahamim n’ont pas voulu leur mettre sur la tête une obligation quand elles sont entre elles. Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas fréquent qu’elles aient la compétence dans le Zimoun. »

Selon cette explication, il semblerait donc que les Hahamim n’aient pas imposé le Zimoun aux femmes pour des raisons sociologiques tenant au fait qu’elles n’avaient pas accès à l’éducation nécessaire pour mettre en œuvre cette obligation.

Un commentaire des Tossefot[11], qui semble être la source du Michna Beroura, nous éclaire sur cet aspect :

 « Les femmes peuvent faire le Zimoun entre elles, et ainsi faisaient les filles de notre maître Abraham le beau-père de notre maître Yehouda, sur recommandations de leur père. Cependant, les gens n’avaient pas l’habitude d’agir ainsi et c’est difficile à comprendre : pourquoi ne le faisaient-ils pas ?  »

Tossefot semblent ici rendre hommage à cette pratique, en l’attribuant à un maître qu’il reconnaît comme appartenant à la lignée de leur propre maître. Ils s’interrogent sur la raison pour laquelle les femmes n’ont pas l’habitude de faire le Zimoun.

Sans véritablement répondre à cette question, Tossefot rappellent simplement, à travers leur commentaire auquel nous renvoyons le lecteur, qu’il s’agit bien dans la Guemara d’une simple faculté, et non une obligation. Mais le commentaire ne s’arrête pas là :

« A propos des femmes, se pose la question de savoir si elles s’acquittent de leur obligation grâce au Zimoun des hommes du fait qu’elles ne comprennent pas. Certains amènent comme preuvel’enseignement suivant « L’érudit fait la bénédiction, et l’ignorant est quitte », duquel on pourrait déduire que les femmes sont quittes du Birkat Hamazone des hommes.

Cependant, il faut repousser cette preuve, dans la mesure où une femme est dans une situation différente de l’ignorant, car lui comprend la langue et a une compréhension sommaire de ce qui est prononcé, bien qu’il ne sache pas lui-même réciter la bénédiction. Mais les femmes ne comprennent rien du tout, et il y a lieu de considérer qu’elles ne sont pas quittes. Ce qui vaut pour la lecture de la Meguila (TB Meguila, 17a), à savoir que celui qui entend la Meguila en hébreu sans comprendre la langue est néanmoins quitte, ne s’applique qu’à la Mitzva de rendre public le miracle [de pourim].»

Ce commentaire ne répond pas directement à la question de savoir pourquoi les femmes ne sont pas tenues au Zimoun.

Néanmoins, nous comprenons que la condition sociologique des femmes aux époques de la rédaction du Talmud et de ses commentaires était une donnée prise en compte, dans la mesure où est souligné le fait que, non seulement les femmes n’avaient pas les compétences pour mener la récitation du Birkat Hamazone, mais encore elles ne possédaient pas même la connaissance de l’hébreu leur permettant d’en saisir les tenants et les aboutissants.

Et ceci à tel point que se posait manifestement la question de savoir si, n’ayant pas même conscience de ses enjeux, elles pouvaient ou non être acquittées du Birkat Hamazone en écoutant celui des hommes.

Il va sans dire que ces commentaires sont de nature à nous interroger sur l’opportunité que représente, pour les femmes d’aujourd’hui, la possibilité qui leur est offerte de faire le Zimoun.

Dès lors qu’elles sont capables d’en comprendre le sens, voire même qu’elles sont aptes à penser le monde qui les entoure grâce à la bénédiction du Birkat Hamazone, pourquoi les femmes ne sont-elles pas incitées à s’associer dans la récitation du Zimoun lorsqu’elles sont entre elles ?

L’étude que nous avons tenté de restituer ici ne nous a, pour l’heure, pas apporté de réponse.

Mais nous pourrions conclure que la construction d’un collectif n’est pas un enjeu qui s’impose aux femmes de la même manière qu’il s’impose aux hommes, ce qui ne veut pas dire que cet enjeu n’existe pas. Du point de vue des femmes, faire collectif ne s’impose pas, mais se choisit.

Peut-être entrevoyons nous ici, inclue dans cette notion de רשות, de faculté, l’idée d’un potentiel que les femmes sont libres d’investir ou non, selon leur désir.

Faire le Zimoun entre femmes pourrait alors signifier un désir de construire du sens en commun, qui, parce qu’il ne s’impose pas comme une nécessité, ouvre un espace de liberté et demeure peut-être à inventer.

 

 



[1] Psaumes, 34,4

[2]Deutéronome, 32,3

[3]L’expression « les Hahamim » désigne l’ensemble des autres rabbins qui s’opposent à la thèse de Rav et Rabbi Yo’hanan

[4] Citation retranscrite par E. Munk dansLe monde des prières, Coll. Vie et Pensées Juives, p.245

[5]L’obligation du Birkat Hamazone et du Zimoun ne s’applique qu’après la consommation d’une certaine quantité minimale de pain de nature à rassasier un homme. Au-delà de la consommation de nourriture, c’est donc bien de la subsistance, voire de la jouissance qu’il est question ici.

[6] Voir les enseignements du Grand Rabbin Gilles Bernheim développés notamment lors de ses cours sur « Le sens des Mitzvot »

[7]Israel Meir Hacohen, appelé par le nom de son ouvrage principal, le ‘Hafetz ‘Haim, est l’auteur de la Michna Beroura – rédigée entre 1894 et 1907 – qui commente de façon très détaillée l’Orah Hayim, la partie du Choul’han Arou’h qui traite des lois de la vie quotidienne.

[8] Michna Beroura, 199 :16

[9]Littéralement « leur union n’est pas jolie »

[10]Choul’han Arou’h, Orakh Haim, 199-7

[11]TB Bra’hot, 45b

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