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La justice en exil

par: Yona Ghertman

publié le 9 Février 2021

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La paracha Michpatim commence ainsi : « Voici les lois que tu placeras devant eux ». Selon le sens simple, « devant eux », désigne les bné-Israël qui s’apprêtent à écouter et à apprendre les différentes lois qui vont être énoncées. Cependant, les Sages du Talmud vont proposer d’aller plus loin, en interprétant ce terme quelque peu superflu (puisque le contexte indique déjà qui sont les destinataires) :

« Devant eux », mais pas devant [les tribunaux] des idolâtres. Autre explication : « Devant eux », mais pas devant des juges simples (hediotote).

1/ Connaissance parfaite et comportement exemplaire du juge.

Selon Rachi, la Guemara comprend que l’expression « devant eux » désigne les soixante-dix anciens qui aidaient Moshé à juger le peuple. Aussi, dans toutes les générations, les juges doivent être sur le modèle de ces derniers. Comme eux, ils doivent être pleinement versés dans la Torah. Or, la Torah n’est pas qu’un amas de connaissances. La Torah n’est pas « universitaire ». C’est même tout le contraire. Du moment que cela ne fait pas trop de vagues, le monde universitaire – et le monde profane de manière générale – peuvent accepter qu’un professeur de droit ait une privée incompatible avec l’éthique juridique.
Néanmoins, dans le cadre de la Torah, une telle différence entre la théorie enseignée et la pratique personnelle est inenvisageable. C’est pourquoi la Guemara annonce qu’un jugement prononcé devant un tribunal non-juif est irrecevable, même si les juges décidaient de juger les deux parties selon les lois de la Torah. Il ne suffit pas de connaître ces lois, il convient de les avoir intégrées au plus profond de son être.
A l’instar des soixante-dix anciens qui accompagnaient Moshé, il ne suffit pas non-plus de simplement « connaître », il faut « connaître en profondeur ». Or, pour cela, il convient d’être expert. Ainsi, des « juges simples » ne sont pas compétents pour juger tous les litiges en Israël. Seuls des experts le sont, car ils allient une cohérence parfaite entre leur pratique, leur mode de vie, et leur complète connaissance des lois de la Torah.

2/ La pratique de la justice en absence d’experts.

Par la suite, la Guemara soulève un problème technique : pour être qualifié d’expert (moum’hé), le juge doit avoir reçu une ordination en Erets-Israël. Ainsi, les Sages de Babylonie ne peuvent pas être qualifiés de véritables experts. Ils exercent donc la justice en tant qu’«envoyés » (shlou’him) des tribunaux rabbiniques basés en Erets-Israël. Cette technique a cependant une limite : elle ne peut s’appliquer que pour les cas fréquents, et donc socialement importants, car un non-traitement de ces affaires entraînerait une anarchie juridique au sein de la communauté.
Tossfot nous interpelle alors : l’ordination a disparu depuis bien longtemps. Dès lors, comment est-il possible d’avoir des tribunaux rabbiniques de nos jours ? Il répond en apportant une innovation exceptionnelle et salvatrice : « Nous sommes les envoyés des premiers ». Marty McFly n’a qu’à bien se tenir ! Tossfot nous propose un véritable « retour vers le futur » : si des Dayanim peuvent encore exercer de nos jours, c’est car ils sont missionnés par des maîtres ayant vécu il y a près de 2000 ans !
En d’autres termes : le peuple juif, et plus particulièrement la chaîne de la transmission, ne répond pas à des critères temporels classiques. Il n’y a pas de passé, présent et futur. Chaque loi est la résultante d’une élaboration minutieuse à travers les époques et des débats entre différents maîtres de différentes générations. Selon la perspective talmudique, Rav Moshé Feinstein peut très bien répondre à une question des auteurs du Tossfot, eux-mêmes interrogeant une beraïta remontant aux premiers siècles de notre ère ! Il en va de même en ce qui concerne les jugements : les juges contemporains sont la prolongation des « premiers » juges. Ils dialoguent avec eux et ils partagent le même objectif : la recherche d’une justice véritable correspondant aux critères de la Torah.

3/ Ni experts, ni juifs.

Si l’idée de Tossfot nous permet de comprendre pourquoi les tribunaux rabbiniques peuvent encore être en activité, il nous reste à interroger la difficulté à appliquer les décisions en émergeant. Pour cela, précisons d’abord que la paracha Michpatim ne peut être appréhendée qu’avec son corollaire : la paracha Chofetim (les juges). Celle-ci commence ainsi :

« Tu établiras des juges et des forces de l’ordre ».

C’est une notion basique du droit : pas de justice sans force contraignante pour la faire respecter. Ce n’est pas très difficile à comprendre, mais prenons un exemple actuel pour nous faire plaisir : s’il n’y avait pas une amande de 135 euros à la clef pour les récalcitrants, quel serait le pourcentage de la population qui porterait le masque dans la rue ? C’est pour cela d’ailleurs que le « second confinement » a été si peu respecté : il y avait tellement de dérogations possibles (à commencer par les parents amenant leurs enfants à l’école), qu’il était quasi-impossible pour les forces de l’ordre de mettre en place des contrôles systématiques et efficaces.
Revenons donc à notre « vie juive » : certes, le tribunal rabbinique peut émettre un « psak », une décision obligeant les parties. Cependant, à quelques exceptions près, la contrainte n’est que théorique. En effet, la partie qui n’est pas d’accord avec le jugement peut arguer qu’il n’appartient pas à un « rabbin » de lui dire quoi faire. Or, il me semble que c’est la principale plaie de notre époque dans notre rapport à la Torah : la loi est reléguée au sein du privé. Il ne peut y avoir que de la « religion » et du « culte ». La « justice » est la prérogative de l’État, et toute intrusion du spirituel dans ce domaine peut provoquer des levées de boucliers.

Évidemment, ce problème n’est pas nouveau. Par conséquent, l’enseignement originel de la Guemara interdisant de porter un litige devant des tribunaux non-juifs a été rapidement nuancé. Examinons ainsi les deux premières lois du Shoul’han ‘Aroukh à ce propos :
‘Hochen Michpat 26, 1 : Il est interdit de se faire juger devant des juges non-juifs et dans leurs tribunaux (…).
‘Hochen Michpat 26, 2 : Si la main des non-juifs est puissante, que l’une des parties est rebelle, et qu’il n’est pas possible de recevoir compensation de sa part devant les juges juifs, il faudra la convoquer devant ces derniers en premier lieu. S’il refuse de se présenter, [le plaignant] prendra l’autorisation du tribunal rabbinique et il obtiendra sa compensation devant les juges non-juifs.

Dans l’imaginaire juif religieux, se retrouver en procès avec un coreligionnaire devant les tribunaux civils relève de la profanation du Nom de Dieu (‘hiloul Hachem). Cela est vrai s’il n’y a eu aucune tentative de régler le différent devant un Beth-Din. En revanche, si l’une des parties profite de l’absence d’autonomie juridique des tribunaux rabbiniques pour esquiver le procès et faire du tort à un autre juif, le ‘hiloul Hachem serait alors d’en rester là. Laisser l’injustice flagrante sous prétexte d’une Torah qui ne se résumerait plus qu’au culte. Le ‘hiloul Hachem serait alors double :
– L’injustice du plaignant incapable de faire valoir ses droits.
– L’impression donnée quant à l’inefficacité du Beth-Din.

Le Rama précise même à la suite du Shoul’han ‘Aroukh que les dayanim peuvent eux-mêmes se rendre devant le tribunal civil, afin de faire part de leur jugement originel, à la stricte condition que la partie condamnable ait refusée de se présenter aux convocations du Beth-Din. C’est dire que l’objectif est finalement de permettre l’application d’une véritable justice.
A priori, ceci ne peut se faire que par l’intermédiaire de juges semblables à ceux qui accompagnaient Moshé Rabbénou dans le désert. A posteriori, ou plutôt, dans un cas de force majeure tel celui décrit dans la seconde halakha du Shoul’han ‘Aroukh, il sera permis de passer par des juges non-juifs. Les juges juifs pourront alors agir de concert avec ces derniers afin qu’une justice commune puisse émerger.

Conclusion

On constate donc qu’il existe un véritable fossé entre la théorie et la pratique, entre l’idéal et la réalité. Une étude superficielle des commentaires sur le verset rapporté nous aurait laissé avec l’idée que les juges doivent être des experts, et que tout procès devant les tribunaux non-juifs est formellement interdit. Les quelques sources rapportées dans notre développement ont permis d’apporter des nuances importantes.
Le problème de fond est sans doute la difficulté pour notre époque de concevoir la Torah comme une législation vivante et actuelle. D’un côté, nous plongeons notre tête dans une sougya difficile du Talmud concernant des sujets de diné mamonote (litiges financiers). Mais de l’autre côté, en cas de conflit, notre premier réflexe va être de nous renseigner auprès d’un juriste sur les solutions concrètes se présentant à nous. Ou bien, si l’autre protagoniste est un juif, nous pouvons être tentés de chercher absolument une solution à l’amiable afin de « laver notre linge sale en famille ».
Parfois, ce dernier comportement peut être louable, car la Halakha conçoit la voie du compromis, et prône évidemment le Shalom. D’autres fois, il ne faut pas confondre « rechercher le Shalom » et « entretenir l’injustice ».

N.B : Cet article se veut avant tout une réflexion sur la justice et son application. En cas de litige concret, aucune conclusion pratique ne doit en être tirée. Il sera alors impératif de faire appel à un Dayan.

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