Bo : L’argent de l’Egypte, celui d’Israël
par: Joël GozlanPublié le 29 Janvier 2025
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L’argent et les biens matériels sont choses sérieuses dans notre tradition. En témoignent les promesses de prospérité mainte fois formulées -et honorés- par le créateur envers nos patriarches, et les récits reliant les fondateurs du peuple juif à leurs biens : achat de la grotte de Mahpela par Abraham pour 400 shekalim, enrichissement de Yaakov chez Lavan, récupération par ce même Yaakov de cruches (interprétation midrashique) lors de sa fuite, richesse de Yossef et de l’Egypte pendant les années de famine… Il faut ajouter à ces récits les nombreuses règles économiques détaillées dans la Torah écrite et orale, qui régissent entre autres le commerce, le travail, l’héritage ou les prélèvements obligatoires (plusieurs traités du Talmud leur sont consacrés).
Ce poids donné aux choses matérielles peut paraître étrange, voire archaïque, pour le peuple dit « du livre ». Cela vient nous enseigner une vérité profonde : ce livre, cette Torah, n’est absolument pas un ouvrage de théologie mais s’ancre dans les réalités de ce monde. Et cet ancrage, loin d’abaisser la transcendance d’un texte révélé, vise au contraire à transcender ce qui, sinon, resterait englué dans la matière. Car il s’agit évidemment d’acquérir son argent avec honnêteté, pour ensuite l’utiliser avec justesse, discernement et Q’edoushah !
Une phrase de Levinas (citée par Aaron Fraenkel dans son livre l’Echo de la Parole) est de ce point de vue éclairante : les valeurs juives, ce sont essentiellement des actions et des obligations.
La double lecture, éthique et économique, de cette phrase, résume parfaitement cette problématique.
C’est à la lumière de ce préambule que nous pouvons aborder l’analyse de l’injonction étonnante faite au BneI Israël dans notre parasha (Exode 11, 2):
דַּבֶּר נָא בְּאָזְנֵי הָעָם וְיִשְׁאֲלוּ אִישׁ מֵאֵת רֵעֵהוּ וְאִשָּׁה מֵאֵת רְעוּתָהּ כְּלֵי כֶסֶף וּכְלֵי זָהָב.
Parle donc aux oreilles du peuple, que chacun demande (vehishalou) à son ami (Me’et re’éhou), chacune à son amie des vases d’argents et des vases d’or.
Le verbe « Lichol » peut se lire de deux manières, car il signifie à la fois « demander » et « emprunter ». Si l’on veut comprendre ce commandement, il faudra probablement respecter ce sens double… Et l’interroger.
Comme il faudra comprendre l’étonnant qualificatif d’ami (Re’éhou) utilisé pour désigner les Egyptiens, à qui les Hébreux devaient demander/emprunter cet or et cet argent. Le mot « Ré’éhou » s’emploie en général pour un Israël, et pas pour un non-juif, a fortiori pas pour un oppresseur!
L’enrichissement au dépend des Egyptiens, est d’autant plus signifiant qu’il est annoncé à deux moments clef de l’histoire du peuple juif : lors du brit ’Abetarim (« alliance entre les morceaux »), lorsque HaChem annonce à Abraham l’exil Egyptien d’où le peuple « sortira avec de grandes richesses » (Berechit 15, 3), puis à Moshé lors du buisson ardent : Vous en couvrirez (les parures d’or) vos fils et vos filles et vous dépouillerez l’Egypte » (Chemot 3, 22)… Et qu’il sera confirmé plus loin (Chemot 12, 35-36) : Les Bnei Israël firent selon la parole de Moshé et demandèrent aux Égyptiens des vases d’argent, des vases d’or et des vêtements et Ha’Chem inspira la faveur du peuple aux yeux des Égyptiens, qui leur prêtèrent, de sorte qu’ils dépouillèrent l’Egypte.
De quoi s’agit-il ? Cet argent pris aux Egyptiens, est-ce un vol?
Evidemment non… Nos sages rappellent qu’il s’agit d’une juste rétribution en regard des deux siècles d’oppression et de travail fournis gratuitement à l’Egypte. Et que la richesse de l’Egypte provient avant tout de la gestion habile et prophétique des années d’abondance et de famine par Yossef l’Hébreu !
Ces arguments économiques irréfutables sont complétés par d’autres maîtres, qui voient dans cette injonction divine un argument « cosmique » non moins implacable. Ainsi, Ibn Ezra : C’est de toute façon un commandement suprême qui émane de Celui qui possède tout et décide en droit à qui il prend et à qui il donne.
Mais alors, pourquoi la Torah le formule ainsi ?? Que signifie cet « emprunt », qui ne sera à priori pas rendu?
Dans un de ces maamarim (Bo, 5780), le rabbin Pinhas Friedman propose une explication, à partir de la question posée par le Midrash sur la relation d’Israël aux biens matériels. Puisque l’héritage du monde a été partagé entre Essaw, qui prend la part de ce monde-ci, et Yaakov, qui se réserve celle du monde à venir, comment expliquer que nous puissions aussi jouir du monde matériel ? (Tana Debé Elyaou 19).
Le rav Friedman explique que cette répartition entre Israël et les Nations était effective jusqu’au don de la Torah, et donc au moment de la sortie d’Egypte. C’est pourquoi l’or et l’argent des Egyptiens, sont alors « empruntés » à leurs propriétaires : les Bnei Israël ont toute légitimité à en faire usage, mais ne peuvent -encore- les considérer comme leurs.
Il semble que cela soit l’acceptation de la Torah par Israël qui a, de ce point de vue, changé la donne. Mais comment?
Le Rav Friedman ramène d’abord la réponse de Rabbenou Be’Hayé à la question posée plus haut, à savoir l’utilisation du mot « ami » pour qualifier les Egyptiens au moment de cet « emprunt » : Avant le don de la Torah, tous les peuples pouvaient être qualifiés d’amis, en tant qu’ils avaient tous été créés par HaQadosh Barouch Hou. C’est au don de la Torah que cela a changé.
En quoi et pourquoi? Car la Torah avait été proposée, puis rejetée par les autres nations, comme l’enseigne Rachi au nom du Sifri, à propos du verset de Devarim, 33, 2 :
וַיֹּאמַר יְהוָה מִסִּינַי בָּא וְזָרַח מִשֵּׂעִיר לָמוֹ הוֹפִיעַ מֵהַר פָּארָן וְאָתָה מֵרִבְבֹת קֹדֶשׁ מִימִינוֹ אשדת (אֵשׁ דָּת) לָמוֹ.
HaChem est apparu du haut du Sinaï, a brillé sur le Seïr pour eux, s’est révélé du mon Paran, a quitté les saintes Myriades qui l’entourent.
Rachi sur place : Seir : les descendants de Essaw; Paran : ceux d’Ismaël
De nombreux textes de notre tradition (parmi lesquels Pessahim 68B, Yirmiahou 33,25 ou Tiferet Israël du Maharal, 32) enseignent par ailleurs que la Torah est nécessaire au maintien du Monde, qui sans elle reviendrait à l’état de Tohu-Bohu, c’est à dire aux eaux primordiales, avant qu’elles ne se rassemblent pour se séparer lors de la création. Ainsi, lorsque les Bnei Israël acceptent la Torah au mont Sinaï, ils sauvent littéralement le Monde de l’anéantissement !
Or le Talmud enseigne (Baba Metsia 24A) : Celui qui sauve un objet du débordement de la mer ou de la crue d’un fleuve en devient propriétaire.
En recevant la Torah, Israël acquiert ainsi une partie du Monde pour lui-même et est donc en droit de jouir de ses biens matériels !
Ainsi, si l’on reprend la phrase de Levinas citée en préambule « les valeurs juives, ce sont essentiellement des actions et des obligations », les « actions » requises par le peuple juif seraient avant tout sa capacité à recevoir la Torah, après avoir eu le courage de sortir d’Egypte en suivant le créateur dans le désert, une région inculte (Yirmihahou 2, 2).
Mais quelles seraient alors ses « obligations »? Et bien justement de concrétiser le projet divin, en observant cette Torah révélée et ses mitsvot.
Il faut donc, de ce point de vue, regarder à quoi a servi cet argent?
Cela commence bien, puisque le premier usage de l’or et argent pris à l’Egypte a été pour les Bneï Israël les dons généreux nécessaires aux matériaux du Mishkan, le temple portatif érigé dans le désert, lieu de Chehina.
Cela se complique ensuite car une partie de cet or a probablement servi à la confection du veau d’or, lorsque « le peuple se dépouilla des boucles d’or qui étaient à leurs oreilles » (Chemot, 32, 3).
Mais l’essentiel de la richesse Egyptienne passée aux mains des Hébreux continue de circuler, puisque selon nos maîtres (Pessahim 97B et 119A), ce trésor n’a pas arrêté de changer par la suite de propriétaires, passant de Jérusalem à la Chaldée, puis en Perse, revenant en Egypte et à Jérusalem, pour finir à Rome où il se trouverait encore…
On ne sait s’il s’agit de Rome proprement dit (les caves du Vatican?) ou d’un équivalent actuel (Wall Street, the City ou Shanghai !), mais ce qu’enseigne en revanche une autre Aggada du Talmud (Sanhedrin 98A), c’est que le Mashiah se dévoilera « à la porte de Rome »… Une porte que le Maharal interprète comme la chute de Rome et du royaume d’Edom, et donc du quatrième et dernier exil annoncé du peuple Juif !
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