Il est possible de mettre en regard les trois coups de bâton que Bilaam assène contre son ânesse et les deux coups que Moché porte au rocher dans la péricope précédente. Il est possible de mettre en regard les trois coups de bâton que Bilaam assène contre son ânesse et les deux coups que Moché porte au rocher dans la péricope précédente. Nom 20-11 : «Moïse leva la main, il frappa le rocher de son bâton par deux fois, il en sortit de l’eau en abondance…»
Nom 22-28 : «Alors l’Eternel ouvrit la bouche de l’ânesse, qui dit à Bilaam : que t’ai-je fait, pour que tu m’aies frappée ainsi à trois reprises?»
Dans les deux cas point une limite, révélante, de deux personnalités. Le coup de bâton signe là l’acte, par excellence, qui échappe à l’intentionnalité pensée, maîtrisée.
On sait déjà que nos Sages ont mis en regard Moché et Bilaam, en ce qu’il n’y eut pas de prophètes plus grands qu’eux, l’un du côté de la «sainteté», l’autre de «l’impureté». Sifré Deut 357, commentant le verset de Deu 34-10 : «Il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse», en Israël. Mais chez les Nations, il s’en est levé un, Bilaam.
Le bâton est ici le signifiant métonymique du maître, phallique. Il évoque pourtant tout à la fois l’autorité, la virilité, le sexuel, la loi, que l’humanité comme telle, la droiture, la stabilité. En ce sens, il apparaît comme la figure inversée du serpent. Devant Pharaon, D.ieu ordonne à Moché et Aaron de jeter le bâton et il devient serpent. La franchise du bâton, sa droiture, tranche avec la sinuosité insaisissable, trompeuse, du serpent, qui se love au sol, dans une forme de jouissance de soi ininterrompue. Le bâton représente donc aussi la verticalité première du signifiant, par opposition à l’évanescence lascive du serpent. Quand le serpent nomme le maniérisme efféminé du désir, dont le suc intime jaillit comme poison mortel, et dont la langue siffle en médisance et autres entourloupes magiques, le bâton soutient la droiture et la radicalité du désir, la lettre, le «vav», qui maintient le face à face à l’autre et à l’au-delà.
Le bâton peut néanmoins servir de frappe. Il risque alors de devenir l’otage du maître. Car s’il est certainement parfois nécessaire et légitime de briser, de punir ou d’anéantir, cette légitimité est certainement toute proche de son inversion la plus honteuse, l’appropriation narcissique de la force. C’est sur cette crête que se joue la faute de Moché. Par deux fois Moché est amené à frapper le rocher pendant la traversée du désert. Une fois à la sortie d’Egypte: Ex 17-6 : «Voici je me tiens là sur le rocher à Horev, tu frapperas dans le rocher, des eaux en sortiront, le peuple boira. Moïse fit ainsi aux yeux des anciens d’Israël.» Une deuxième fois dans les plaines de Moav, à Kadesh, après 40ans d’errance. Nom 20-11 : «Et Moïse leva la main et frappa le rocher de son bâton par deux fois…» Seulement, la deuxième fois l’action est coupable, D.ieu ayant ordonné de parler au rocher. Sans revenir sur la complexité de l’erreur de Moché, apparaît distinctement que la saisie du bâton, du pouvoir, est utilisée ici par Moché pour révéler à nouveau aux plaintifs d’Israël la puissance de D.ieu, par le miracle. Le rocher de l’Etre, qui semble éternel et substantiel, apparaît brisé par l’Idée, pour laisser la source de l’épanchement se déverser pour les hommes. L’erreur de toute-puissance chez Moché, sa colère, est toute entière au service de l’Absolu. Il cède à la facilité, à l’abus, au pur profit de l’Autre. Nous voyons que le «par deux fois», la répétition, est la marque de l’illégitime. Deux de l’incontrôlé. Complaisance de contraindre la Miséricorde divine à sa propre révélation. Alors que le réel a pour vocation le hidoush, le dévoilement à l’occasion d’une parole: parole de Tora.
Différemment, Bilaam frappe par trois fois son ânesse. Trois, c’est l’idée du mézid: la colère, il ne la renie pas, au contraire, il ne va pas se laisser conter par une ânesse! C’est bien lui le maître! Il rappelle à l’esclave qui est le maître, et l’homme corrige l’animal. A quoi sert le bâton, le désir, l’intelligence? Chez Bilaam, à remettre l’autre à sa place, à restaurer son autorité. La chose est d’autant plus vulgaire, obscène, que l’ânesse n’est pas l’âne.
Sanhédrin 105b : «Il connaît la pensée du Très-Haut. Alors qu’il ne connaissait pas la pensée de sa bête, il connaîtrait la pensée du Très-Haut? Que veut donc dire la pensée de sa bête? C’est que les princes de Balak lui ont demandé : pour quelle raison ne montes-tu pas un cheval, (plutôt qu’une ânesse)? Il répondit : j’ai mis mon cheval à brouter l’herbe fraîche. L’ânesse lui dit alors : ne suis-je pas ton ânesse? – Pour porter les fardeaux seulement. – Mais non, tu es toujours monté sur moi. – par hasard seulement. – Pas du tout, depuis que tu existes jusqu’à ce jour, et plus encore la nuit je suis ta compagne…»
La crapulerie de Bilaam devient claire. L’intelligence lui sert d’instrument d’humiliation. Et sa jouissance, il la trouve avec celle qui ne peut pas l’ouvrir, qui n’ose pas l’ouvrir. C’est avec son bâton qu’il la bastonne, car sa jouissance est aussi un dégoût.
Celui-là, il lui est préparé un miracle, depuis les 6 jours de la Création: l’accident de la psychose. Sa bête lui parle, réellement. L’accident de la révolution.
Autre enseignement : qu’est-ce que l’animal?
Nom 22-23 : «L’ânesse vit» Rachi : «Lui n’a pas vu. Le Saint béni-soit-Il a donné à l’animal la possibilité de voir plus que l’homme, parce que celui-ci, ayant la conscience, serait bouleversé en voyant des démons»
Nous apprenons d’ici que l’humanité ne se construit pas par refoulement de l’animalité. L’animal «voit l’Ouvert» dit le poète Rilke. S’il ne le sait pas, cela n’en reste pas moins réel pour nous. La connaissance de l’animal est une condition de la reconstruction du Temple, car les sacrifices sont obscènes sans la vérité d’une identification envers lui. L’animal n’est certainement pas l’homme, et leur confusion tient du même écueil que le mépris. La position exacte face à l’animal repose sur la possibilité du sacrifice. Noah, à la sortie de l’arche, ayant découvert sa faute envers les hommes, de les avoir abandonné en sauvant à leur place les animaux, répare par le premier sacrifice explicite des animaux purs. D.ieu respire alors l’odeur agréable et déclare : «Je n’ajouterai plus de maudire encore la terre à cause de l’homme…»
Si l’homme a reçu le don de la conscience, il est obscène d’en faire une prérogative naturelle. Même Rabbi, explique la Guemara Baba Metsia 85a :
«Les souffrances de Rabbi lui vinrent par contingence : il arriva qu’un veau, qu’on menait à l’abattoir, cacha sa tête dans le vêtement de Rabbi en gémissant. Va, lui dit-il, puisque tu as été créé pour cela. Il fut décrété que, puisqu’il n’avait pas eu pitié, des douleurs physiques le frapperaient. Elles disparurent par contingence. Un jour sa servante, en nettoyant la maison, chassait de son balai quelques souris. Laisse-les, car Ses compassions s’étendent sur toutes ses œuvres (Ps 145-9), lui dit Rabbi. Le Ciel décréta alors qu’on lui ferait grâce de ses souffrances parce qu’il avait eu de la pitié»
S’il faut comprendre que c’est «pour cela que l’animal a été créé», cela n’induit pas que l’on peut manier la notion à la baguette, dans l’insouciance de l’intelligence. Le bâton sert, comme pour Yaacov à traverser le fleuve. Gen 32-11 : «Je suis trop petit pour toutes les grâces et pour toute la vérité que Tu as faites à ton serviteur, car avec mon bâton, j’ai passé le Yarden, et maintenant je suis deux camps». Rachi explique : «Je n’avais ni argent, ni or, ni bétail, mais seulement mon bâton. (la droiture de mon désir, mon courage). Le Midrash dit: il a touché le Yarden avec son bâton, et celui-ci s’est fendu pour lui livrer passage».
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