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Sommes-nous libres ? Essai sur le commandement de respecter ses parents – Parashat Yitro

par: Rav Gerard Zyzek

Publié le 12 Mars 2025

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La base de cette étude est fondée sur le commentaire du Maharal de Prague au chapitre quarante-et-un du Tiferet Israël. Cette étude est le fruit d’un travail en commun à la Yéchiva des Etudiants.

I. Pourquoi le commandement de respecter ses parents se trouve dans le premier panneau des Tables de la Loi ?

Les Tables de la Loi sont composées de deux pierres. Les cinq premières Paroles sont écrites sur une Table, les cinq dernières sur l’autre Table. Notre Tradition nous enseigne que la première Table représente les commandements entre l’homme et son Créateur, la seconde Table représente les commandements entre l’homme et son prochain. Or le commandement de respecter son père et sa mère se trouve dans la première Table. Ceci nous interpelle car a priori cela a l’air de se rapporter à notre relation à nos prochains.
Nous pouvons répondre de la manière suivante.  La quatrième des dix paroles est le commandement de (Chemot 20,8) « Souviens-toi du jour de Shabbat pour le sanctifier », זכור את יום השבת לקדשו.  De manière simple nous pouvons dire que respecter la sainteté de Shabbat implique que l’on perçoit profondément que toute la réalité du monde n’est pas là par hasard mais que s’y exprime la volonté libre du Créateur. En effet quelqu’un recherche du travail et devant respecter Shabbat cela lui est difficile. Cette personne doit alors s’interroger : mais d’où vient la source de ma subsistance ? Qu’est-ce qui me donne ma Parnassa ? Ma débrouillardise ? Shabbat est à la fois souvenir de l’œuvre de Béréshit et souvenir de la Sortie d’Egypte de la maison d’esclavage. En effet la question lorsque je respecte Shabbat est de savoir si la réalité prosaïque du monde est une suite de causes et d’effets implacables ou bien est-ce qu’à travers ces causes et effets s’exprime une volonté libre, et une attention active à tout être sur terre, comme disent nos Maîtres (Traité Avoda Zara 3b) : יושב וזן את כל העולם כולו מקרני ראמים עד ביצי כינים
‘D. siège et nourrit des immenses aurochs jusqu’aux minuscules puces’. Le quatrième commandement vient affirmer que le Créateur est la source de toute Parnassa, de toute subsistance, et que de Lui, et de Sa volonté libre, vient toute réalité vivante.

En substance le Shabbat vient affirmer que le monde n’est pas le fruit d’un hasard mais est l’œuvre d’une volonté précise et constante qui lui influe vie et bénédiction.  Mais la question se pose encore : si la globalité du monde est le fruit d’une volonté et est l’œuvre de cette volonté, est-ce que les différents éléments ponctuels de ce monde sont-ils aussi le fruit d’une volonté ou bien sont-ils là de manière contingente ?
C’est sur ce point précis que vient le cinquième commandement, honorer le père et la mère, qui nous enseigne que les éléments précis du monde ne sont pas là par hasard, comme nous l’enseigne la Guemara dans le Traité Kidouchin 31b :
רב יוסף כי הוה שמע קל כרעא דאמיה אמר איקום מקמי שכינה דאתיא.
‘Lorsque Rav Yossef entendait les pas de sa mère qui arrivait, il disait : je me lève devant la Shekhina qui vient, devant la Présence Divine qui vient.’

Quel est le rapport entre la Présence Divine, la Shekhina, et les pas de la maman qui vient ? Il nous semble devoir expliquer ainsi :
Que savons-nous de la Présence Divine ? Une maman, dans la majorité des cas, est une personne qui se soucie de ses enfants. As-tu mis ton écharpe ? Il fait froid aujourd’hui. Tu as l’air fatigué, tu devrais te reposer. Mais maman, je ne suis plus un enfant ! J’ai beaucoup de travail ! Et bien c’est justement ce que je dis, tu es très fatigué, tu devrais te reposer. Qui se soucie de moi ? Qui me fait réaliser que j’existe ? La maman, c’est la Présence Divine, qui porte son attention et qui nous soutient. Pour prendre les mots du Maharal :
כי האם נמשכת אחר הבן ביותר והיא עמו כמו השכינה שהיא עם הנבראים, לכך קאמר איקום מקמי שכינתא דאתיא ומתחברת לנבראים ממנה.
‘Car la mère est attirée vers son fils particulièrement, et elle est avec lui comme la Présence Divine qui est avec les êtres créés. C’est pourquoi dit-il : je me lève devant la Shekhina qui vient et qui se relie avec les êtres qui d’Elle sont créés.’

L’enfant est le fruit de deux êtres qui se sont rencontrés, qui se sont liés et qui ont eu cet enfant. Les parents nous prouvent que j’existe, et que mon existence n’est pas le fruit du hasard et de l’absurde, mais d’un désir et d’une volonté.
C’est pourquoi le respect des parents est l’introduction au respect de la Cause Première.
Nous pouvons remarquer que, dans l’enseignement que nous venons de rapporter, Rav Yossef compare sa mère à la Présence Divine après qu’elle se soit absentée et qu’il l’entend arriver. En effet, si la mère est la cause de l’enfant, elle n’en est la cause que de manière partielle et non de manière essentielle. La mère est un éclairage de la Présence Divine, elle nous éveille à la notion de Présence Divine. Elle en est un éclat, et pas plus. Cette nuance est le cœur de l’étude présente. Ces quelques éléments nous permettent de rendre compte du fait que le respect du père et de la mère se trouve dans le premier panneau des Tables de la Loi qui représente les commandements qui incombent à l’homme envers son Créateur. En effet c’est par la relation à mes parents que je me rends compte que j’existe, et qu’il y a une volonté et une attention vis-à-vis de mon existence.

II. Incidences légales que cette démarche implique.

La Mishna dans le Traité Yévamot (41a) nous enseigne, et ceci est rapporté dans la conclusion halakhique dans le Choul’han Aroukh (אבן העזר סימן י »ג ס »א) :
כל אשה שנתגרשה או שנתארמלה לא תינשא ולא תתארס עד שתמתין תשעים יום מיום שנתגרשה או שמת בעלה בו וחוץ מיום שנתארסה בו כדי שיודע אם היא מעוברת או אינה מעוברת להבחין בין זרעו של ראשון לזרעו של אחרון.
‘Toute femme qui a été divorcée ou qui est devenue veuve n’a pas le droit de se remarier ou même de se refiancer tant qu’elle n’a pas attendu 90 jours depuis le jour où elle a été divorcée ou depuis le jour où son mari est mort et en excluant le jour des refiançailles, de manière à ce que l’on puisse définir si elle est enceinte ou si elle ne l’est pas pour pouvoir faire le distinguo entre la descendance du premier mari de la descendance du second mari.’

La Guemara dans le Traité Yévamot 42a demande quelle est la source d’une telle institution. Et répond :
אמר רב נחמן אמר שמואל משום דאמר קרא להיות לך לאלקים ולזרעך אחריך, להבחין בין זרעו של ראשון לזרעו של שני.
‘Rav Na’hman répond au nom de Shemouel : parce que le verset dit (17,7) « Pour être pour toi comme D. et à ta descendance après toi », cela nous enseigne la nécessité de distinguer entre la descendance du premier de la descendance du second.’

En première lecture nous pouvons nous demander : quel est le rapport entre ce verset et la déduction qu’en font nos Maîtres ?
Rashi répond de manière précise à cette question :
ולזרעך אחריך שאין השכינה שורה אלא על הוודאים שזרעו מיוחס אחריו והכי נמי קיימא לן בנדרים דף כ וברותי מכם המורדים והפושעים בי אלו בני ערבוביא.
‘ « Et à ta descendance après toi ». En effet la Présence Divine ne réside que sur les enfants qui savent précisément qui sont leurs ascendants, c’est-à-dire que sa descendance lui est affiliée. C’est ce que nos Maîtres nous enseignent dans le traité Nédarim 20b : « Je rejetterai d’entre vous ceux qui se révoltent et fautent contre Moi (Yé’hezkel 20,38) », ce sont les enfants des mélanges (les enfants qui ne peuvent pas savoir qui sont leurs géniteurs).’
Grâce à Rashi nous pouvons relire le verset de la manière suivante : si ta descendance est après toi, c’est-à-dire que l’enfant sait ou tout au moins peut savoir qui est son géniteur, alors Je serai pour toi comme D., c’est-à-dire que Je t’accompagnerai, la Présence Divine t’accompagnera. De là Nos Maîtres ont institué la nécessité juridique d’attendre un délai de trois mois après un divorce ou un décès avant que la femme puisse se remarier, de manière à, si elle était enceinte du premier mari, cette grossesse soit déclarée avant qu’elle ne cohabite avec un second mari.

[Est-ce que cette institution tient encore de nos jours où une femme peut savoir de manière indubitable par un test médical si elle est enceinte ? Le Otsar HaPoskim sur אבן העזר סימן י »ג סעיף א’ אות ה’ rapporte le Responsa de Rabbi David ben Zimra, le Radbaz, en ses Teshouvot Divré David §17 qui aborde d’une certaine manière cette question en disant :
‘Même si elle fait une fausse couche il faut qu’elle attende trois mois, car nos Maîtres ont généralisé leur institution et celle-ci s’applique même si la femme n’est pas pubère ou bien si elle est ménopausée.’]

III. Jusqu’où va le respect des parents ? Traité Kidouchin 31a.

La Guemara analyse le commandement de respecter ses parents dans le Traité Kidouchin 30b, 31a et b.
La Guemara demande (Kidouchin 31a) : Jusqu’où va le respect des parents ?

בעו מיניה מרב עולא עד היכן כיבוד אב ואם אמר להם צאו וראו מה עשה עובד כוכבים אחד באשקלון ודמא בן נתינה שמו פעם אחת ביקשו חכמים פרקמטיא בששים ריבוא והיה מפתח מונח תחת מראשותיו של אביו ולא ציערו.
‘Les élèves ont demandé à Rav Oula : Jusqu’où va le respect des parents ? Il leur a dit : Sortez voir ce qu’un idolâtre a fait à son père à Ashkelon, et Dama ben Netina était son nom. Les Sages d’Israël vinrent traiter avec lui d’une affaire commerciale d’un montant de six-cent mille Dinars d’or. Et la clef de cette affaire se trouvait sous l’oreiller de son père qui était en train de dormir et il ne l’a pas dérangé.’

La Guemara continue :
אמר רב יהודה אמר שמואל שאלו את רבי אליעזר עד היכן כיבוד אב ואם אמר להם צאו וראו מה עשה עובד כוכבים אחד לאביו באשקלון ודמא בן נתינה שמו בקשו ממנו חכמים אבנים לאפוד בששים ריבוא שכר ורב כהנא מתני בשמונים ריבוא והיה מפתח מונח תחת מראשותיו של אביו ולא ציערו לשנה האחרת נתן לו הקב »ה שכרו שנולדה לו פרה אדומה בעדרו נכנסו חכמי ישראל אצלו אמר להם יודע אני בכם שאם אני מבקש מכם כל ממון שבעולם אתם נותנין לי אלא אין אני מבקש מכם אלא אותו ממון שהפסדתי בשביל כבוד אבא.
‘Rav Yéhouda dit au nom de Shemouel : les élèves ont demandé à Rabbi Eliézer, Jusqu’où va le respect du père et de la mère ? Il leur a dit : Sortez voir ce qu’un idolâtre a fait à son père à Ashkelon, et Dama ben Netina était son nom. Les Sages d’Israël vinrent pour lui acheter des pierres précieuses pour le Ephod du Cohen Gadol, du Grand Prêtre. Ses pierres lui auraient valu six-cent mille Dinars d’or de bénéfice, Rav Kahana dit : huit-cent mille Dinars d’or de bénéfice, et la clef du coffre où se trouvaient ces pierres se trouvaient sous l’oreiller de son père qui était en train de dormir et il ne l’a pas dérangé. L’année d’après D. le gratifia d’une vache rousse dans son troupeau. Les Sages d’Israël vinrent le voir. Il leur dit : je sais à votre sujet que si je vous demande tout l’argent du monde vous me le donnerez. Néanmoins je ne vous demanderai que l’argent que j’ai perdu pour le respect de mon père.’

La Guemara continue :
כי אתא רב דימי אמר פעם אחת היה לבוש סירקון של זהב והיה יושב בין גדולי רומי ובאתה אמו וקרעתו ממנו וטפחה לו על ראשו וירקה לו בפניו ולא הכלימה.
‘Lorsque Rav Dimi est venu d’Erets Israël, il nous a enseigné : une autre fois, cet homme était habillé d’une toge brodée d’or et siégeait parmi les grands de Rome. Est venue sa mère, a déchiré sa toge, le gifla et cracha sur lui et il ne lui fit pas honte.’

Le Maharal, au chapitre quarante-et-un du Tiferet Israël, demande quelle est la nécessité de nous rapporter trois exemples de ce Dama ben Netina. Il répond qu’en fait les cas ne se ressemblent pas. Le cas de l’affaire commerciale de six-cent mille Dinars ne constitue pas un manque à gagner aussi conséquent. En effet, dans une affaire commerciale le bénéfice ne correspond pas au prix du produit. Par contre dans le second cas, celui des pierres précieuses, il a l’air de ressortir que le bénéfice était globalement de cette somme. Les deux premiers cas représentent des pertes d’argent, ou tout au moins des manques à gagner, le troisième cas représente une honte absolue en public, si Rav Dimi ne nous avait pas enseigné ce cas, nous aurions dit que, face à une attitude tellement déséquilibrée et destructrice de la mère, nous serions exempts de respecter nos parents.

[Il paraît clair que le Maharal n’avait pas la version du texte de la Guemara que nous avons présentement dans nos éditions du Talmud. En effet la Guemara dit que Dama ben Netina avait une affaire commerciale de six-cent mille Dinars de bénéfice, ששים רבוא שכר, ce qui correspond au second cas des pierres précieuses. Il faut dire que dans la version du texte qu’avait le Maharal, il n’était pas écrit le mot שכר]

Le Maharal demande : mais pourquoi apprend-on ces limites au respect des parents systématiquement d’un non-juif, et d’autre part pourquoi tous ces événements sont arrivés au même individu, Dama ben Netina ?
Nous rapportons notre traduction du commentaire du Maharal, agrémentée de nos remarques.
‘Il y a lieu de s’étonner que tous ces événements soient arrivés à Dama ben Netina, que les Sages d’Israël aillent lui faire une affaire de six-cent mille Dinars, et qu’ensuite ils lui demandent des pierres pour le Ephod du Cohen Gadol d’une valeur de huit-cent mille Dinars, et qu’ensuite il siège parmi les grands de Rome etc… et tout cela à Dama ben Netina. Il est possible de dire que tous ces événements ne sont pas arrivés tous à Dama ben Netina, mais selon Rav Oula les Sages lui réclamèrent une affaire commerciale de six-cent mille seulement, selon Shemouel ils lui réclamèrent des pierres pour le Ephod, et pour Rav Dimi, il siégeait parmi les grands de Rome, et que ces Maîtres débattent entre eux sur la portée précise du respect que l’on peut apprendre de Dama ben Netina. Le point commun entre ces trois avis est que ce non-juif était très investi dans ce commandement. En effet la dimension de justice et l’intellect imposent la notion de respecter ses parents, ce que l’on ne trouve dans aucun autre commandement. C’est pourquoi les non-juifs qui n’ont pas la Torah mais ce que leur intellect impose sont particulièrement investis dans ce commandement et ceci plus que les enfants d’Israël.’

Nous nous permettons de nous interroger. En effet, à notre époque nous constatons le contraire de ce que relève le Maharal. Les non-juifs sont particulièrement désinvestis du respect des parents. Leurs parents sont bons pour le rebut, et d’ailleurs pourquoi s’occuperaient-ils de leurs parents puisque ce sont des parents toxiques et que tous leurs malheurs viennent de l’éducation en dessous de tout qu’ils ont reçue de leurs géniteurs. Et d’ailleurs tous les psychologues n’ont-ils pas de cesse de dire que si la personne veut s’épanouir dans l’existence elle doit prendre des distances d’avec ses parents, voire de couper tout lien avec eux. Dans la même veine, on ne parle que de pédagogie, d’éducation, de comment les parents doivent bien s’occuper de leurs enfants, mais qui parle de comment les enfants doivent se comporter à l’égard des parents, que ce soit chez les non-juifs ou dans la communauté juive ? Le sujet a disparu des radars.

Continuons l’étude du commentaire du Maharal.

‘Sur le fond, il faut comprendre que le fait que les Nations soient particulièrement vigilantes dans ce commandement, bien plus que les enfants d’Israël, est un point particulièrement profond. D’ailleurs il est connu qu’Essaw était investi dans ce commandement plus que tout homme, comme dit le verset (Béréchit 25,28) « Its’hak aimait Essaw car il lui amenait du gibier ». En effet, il honorait son père avec le gibier. Le Midrash enseigne (Béréshit Rabba 65,15) : Rabbi Shimon ben Gamliel dit : Toute ma vie je me suis occupé de mon père mais je ne me suis pas occupé un centième de la manière dont Essaw s’occupait de son père.
Sache que le fait qu’Essaw s’occupait de son père de manière insigne n’était pas par hasard, car ce n’est pas concevable que c’eût été par hasard qu’il s’investisse particulièrement dans ce commandement. C’est un fait connu qu’Essaw représente la dimension de Din absolu, de justice absolue car justement il est le fils d’Its’hak qui est de l’ordre de la dimension de Din, de la dimension de justice. Et il est aussi connu que tout engendrement vient dans le monde par la dimension de justice, de Din, comme nous le voyons justement qu’à chaque étape de la Création dans Béréchit n’apparaît que le nom Elokim qui représente la dimension de Din, de justice. C’est pourquoi Essaw dont toute la spécificité est la dimension de Din était prédisposé à s’annuler complètement par rapport à son père, car celui-ci l’avait amené au monde par cette dimension de Din qui le caractérise.’

Essayons de décrypter ce commentaire. Plusieurs questions. Tout d’abord outre le fait qu’Essaw gâtait son père avec les produits de sa chasse, il ne ressort pas clairement du texte de la Torah qu’Essaw ait été particulièrement zélé dans le respect de son père. Bien au contraire il lui parle de manière assez grossière (Béréshit 27,31) : ויעש גם הוא מטעמים ויבא לאביו ויאמר לאביו יקום אבי ויאכל מציד בנו בעבור תברכני נפשך, « Il fit lui aussi un bon plat et l’amena à son père. Il lui dit : que mon père se lève et qu’il mange du gibier de son fils pour que son âme me bénisse ! ». Est-ce une façon de déférence de dire : que mon père se lève !
D’autre part, le verset dit (Béréshit 27,41) : ויאמר עשו בלבו יקרבו ימי אבל אבי ואהרגה את יעקב אחי, « Essaw se dit dans son cœur : qu’approchent les jours de deuil de mon père pour que j’assassine Yaakov mon frère ! ». Si Essaw était si zélé dans le respect de son père, comment peut-il avoir ce désir ardent que son géniteur disparaisse ?
D’autre part, que veut dire le Maharal en disant que ‘tout engendrement vient dans le monde par la dimension de justice, de Din’ ?

IV. Proposition de démarche.

‘Nous voyons qu’à chaque étape de la Création dans Béréchit n’apparaît que le nom Elokim qui représente la dimension de Din, de justice’.
D. a donné existence et solidité au monde qu’Il a créé. A chaque étape des six jours de la Création apparait l’expression וירא אלקים כי טוב, « D. vit que c’est Tov, bon ». Le mot Tov, ‘bon’, exprime la dimension d’existence. Le monde existe, il est pérenne. Ce qui est aussi la nuance du Nom de D. Elokim. La valeur de ce mot est 86 comme le mot הטבע, HaTéva, qui signifie ‘la nature’. Le mot qui signifie ‘monde’ en hébreu est עולם, Olam. La racine du mot עולם, Olam, est עלם, Hélèm, qui signifie ‘disparaître’, ‘échapper’. Le mot עלם, ‘Elèm’ signifie aussi ‘adolescent’, car l’adolescent nous échappe. Le fait que le monde existe fait quelque part disparaître le Créateur de Sa création, ou tout au moins nous fait percevoir comme si D. avait abandonné ce monde car ce monde fonctionne avec des lois qui paraissent autonomes, les lois de la nature. C’est pourquoi à chaque étape de la création apparaît le Nom Elokim qui est la dimension de Din, c’est-à-dire de loi. C’est ce que nous pourrions appeler ‘les lois de la nature’. Le labeur du juif est de faire apparaître, par le biais de Torah et Mitsvot, que le D. qui a créé la réalité du monde agit librement au sein de cette création, et qu’à travers cette dimension de Din, de loi, s’exprime la dimension de Ra’hamim, de mansuétude, comme dit le verset (Devarim 4,35) : אתה הראת לדעת כי ה’ הוא האלקים אין עוד מלבדו.
« Tu as été rendu témoin (au Don de la Torah au Sinaï) afin d’apprendre que l’Eternel (Tétragramme) est D. (Elokim), il n’y a rien d’autre que Lui seul »
et aussi (Devarim 4,39) :
וידעת היום והשבית אל לבבך כי ה’ הוא האלקים בשמים ממעל ועל הארץ מתחת אין עוד.
« Il faut que tu saches aujourd’hui et que tu fasses revenir à ton cœur que l’Eternel (Tétragramme, dimension de mansuétude) est Elokim (dimension de Din) dans les cieux en haut et sur terre en dessous, il n’y a rien d’autre ».

L’idolâtre, qui refuse cet investissement de Torah et Mitsvot, perçoit le monde comme une réalité implacable à laquelle l’humain est ficelé pieds et mains liés. Alors se bagarrent en lui des dimensions antagoniques. D’un côté, comme dit le Maharal, ‘tout engendrement vient dans le monde par la dimension de justice’. Nous pouvons dire les choses en d’autres termes : je suis complètement dépendant de mes parents. Mes parents m’ont mis au monde, ils sont mon origine, je n’existe que par eux. Je suis le fruit de problématiques transgénérationnelles desquelles je ne peux m’abstraire. Et d’un autre côté, comme ce poids de dépendance est trop lourd et implacable, je ne peux que souhaiter la mort de mon père. Ou tout au moins en rêver.
Et telle est l’ambiguïté fondamentale d’Essaw, d’un côté aux petits soins avec son père, et d’un autre côté lui vouant une haine tenace et un dédain qui ne se gêne pas d’être exprimé. En vérité ces deux aspects ne sont l’expression que d’une seule chose : la perception que l’on est déterminé, que ma vie a un destin figé, commandé par des lois, Midat HaDin, dimension de Din. De même nous pouvons comprendre pourquoi dans notre génération la notion de respect des parents a presque disparue car nous nous percevons esclaves de l’éducation que nous avons reçue d’eux, esclaves de leur manque d’amour ou bien de leur trop plein d’amour, la seule et unique solution étant de les rejeter et de les dénigrer.

En fait le Maharal, dans sa capacité d’analyse inspirée, a résumé cette problématique en quelques mots que nous avons cités plus haut :
Dans l’enseignement du Traité Kidouchin, Rav Yossef compare sa mère à la Présence Divine après qu’elle se soit absentée et qu’il l’entend arriver. En effet, si la mère est la cause de l’enfant, elle n’en est la cause que de manière partielle et non de manière essentielle. La mère est un éclairage de la Présence Divine, elle nous éveille à la notion de Présence Divine. Elle en est un éclat, et pas plus.
Essayons, à l’aide d’une étude talmudique approfondie, de donner corps à cette nuance [1].

V. Honorer ses parents, un questionnement sur le sens de notre vie. Introduction. 

La Mishna dans le deuxième chapitre du traité Yévamot enseigne :

מי שיש לו בן מכל מקום פוטר אשת אביו מן היבום וחייב על מכתו ועל קללתו ובנו לכל דבר חוץ ממי שיש לו בן מן השפחה ומן העובדת כוכבים.

‘Celui qui a un fils, quel qu’il soit, ce dernier dispense la femme de son père du Yiboum, il est passible de la peine de mort s’il le frappe et s’il le maudit, et il est son fils à tous égards sauf dans le cas où sa mère est une esclave ou une non-Juive.’

De quoi s’agit-il ?

La Guemara (Yévamot 22b) explique que l’expression ‘quel qu’il soit’ vient inclure un enfant Mamzer (c’est-à-dire issu d’une union incestueuse ou adultérine). On sait que le statut de Mamzer est extrêmement pénalisant, et se transmet de génération en génération : le Mamzer est un Juif à part entière, il est soumis à toutes les Mitsvot et dispose des mêmes prérogatives que tout autre Juif, mais ne peut se marier qu’avec une Mamzer ou une prosélyte.

Notre Mishna traite donc du cas de quelqu’un qui a un enfant Mamzer, et va nous apporter deux enseignements très surprenants.

a) Par rapport à la Mitzva de Yiboum

Lorsqu’un homme marié meurt sans enfant, ses frères (s’il en a) ont la Mitzva d’épouser la veuve pour donner une descendance au défunt, c’est la Mitzva de Yiboum (s’ils ne le souhaitent pas, ils peuvent se dégager de leur obligation par le biais d’une procédure appelée ‘Halitza). En revanche, si le défunt a eu des enfants, la veuve est interdite à ses beaux-frères en tant que proche parente (ce qui constituerait un cas d’inceste).

La Mishna vient nous apprendre que dans le cas où un homme a eu un enfant illégitime, un enfant Mamzer, on considère qu’il a bien une descendance, et s’il meurt, sa femme est dispensée du Yiboum et de la ‘Halitza. Autrement dit, le fait que cet enfant soit issu d’une union rigoureusement interdite n’empêche pas qu’on le considère comme sa descendance. Il s’agit bien de son enfant. [La notion de filiation est une notion juridique. Être l’enfant biologique de quelqu’un n’implique pas forcément d’être son enfant juridiquement.]

b) Par rapport aux respects des parents

En plus de l’interdit de frapper ou de maudire autrui, il existe dans la Torah un interdit spécifique de frapper ou de maudire ses parents, sanctionné par la peine de mort (frapper s’entend ici dans le sens de blesser). La Mishna nous apprend que le Mamzer est lui aussi passible de mort s’il a frappé ou maudit ses parents. Ils sont ses parents en toutes choses, bien que leur comportement inadmissible l’ait fait naître Mamzer, un statut dont il ne pourra jamais se défaire !

La Guemara soulève une objection par rapport à l’enseignement de la Mishna, sur la base du verset (Shemot, 22, 27) : ונשיא בעמך לא תאור, « un prince dans ton peuple tu ne maudiras pas », d’où l’on apprend l’interdit de maudire tout Juif. Mais cette interdiction de maudire autrui s’applique uniquement s’il est « dans ton peuple », be’amekha (בעמך), c’est-à-dire, nous dit la Guemara, ‘s’il se conduit comme ton peuple’,  בעושה מעשה עמך(be’osseh maasseh ‘amekha).

De manière générale, les commandements régissant les relations entre l’homme et son prochain (בין אדם לחברו) s’appliquent uniquement si ce dernier fait partie de ‘amekha (עמך), de ‘ton peuple’, c’est-à-dire s’il se comporte dans le cadre des normes admises au sein du peuple juif .

Il y a bien un interdit de maudire ou de frapper autrui, mais encore faut-il qu’il ne se soit pas exclu du peuple juif par une conduite hors normes, il doit faire partie de « ton peuple ». Or que dire d’un père qui ne se soucie même pas des conséquences de ses actes sur les générations ultérieures, au point d’avoir engendré un fils Mamzer ? Il correspond à la définition même du Rasha’ (רשע), de l’impie, son fils ne devrait donc pas avoir l’interdit de le frapper ou de le maudire !

La Guemara répond que la Mishna traite en fait du cas où le père a fait Techouva, où le père se serait repenti de ses actes. Dans ce cas seulement, le fils est condamnable s’il l’a frappé ou maudit. Mais quelle est donc la signification d’une telle Techouva, d’un tel repentir ? Très bien, le père s’est repenti, il regrette sincèrement son acte et ne le commettra jamais plus, mais entre-temps, le mal est fait, le fils et toutes les générations suivantes auront le statut de Mamzer ! La Guemara répond que si l’acte lui-même est irréparable, il est tout de même possible que le père se soit amendé, construise une démarche qui le réintègre au sein du peuple en lui retirant l’étiquette de Rasha’ (רשע), d’impie.

Nous remarquons que la notion de Techouva, habituellement traduite par ‘repentir’, est définie comme la réparation complète du dégât causé, impossible dans notre cas. S’ils se reprennent, les parents ne pourront atteindre le niveau du Baal Teshuva (בעל תשובה) mais ils auront au moins réintégré ‘amekha (עמך), « ton peuple ».

 

VI. La Guemara dans Yévamot nous a donc enseigné que pour un fils Mamzer, l’interdit de frapper ou de maudire ses parents ne s’appliquait pas, sauf s’ils se sont amendés. Pour autant, peut-il les frapper ou les maudire comme tout autre Juif qui se serait exclu du cadre de ‘osseh maasseh ‘amekha (עמך עושה מעשה) ?

Ceci soulève une discussion entre Tossefot d’une part, le Rif et le Rambam d’autre part.

La démarche de Tossefot (דה »מ כשעשה תשובה)

Tossefot prend la Guemara dans le traité Yévamot au sens fort : la relation aux parents est régie par le critère עמך  בעושה מעשה, ‘s’il se conduit comme ton peuple’, de même que les autres commandements entre l’homme et son prochain. Donc si les parents sortent de ce cadre en adoptant une conduite inqualifiable, non seulement l’interdit de les frapper et de les maudire n’a plus cours, mais il n’y a même plus de Mitzva de les respecter et de les craindre.

Toutefois, une difficulté apparaît par rapport à la Guemara Sanhédrin 85b :

תנא דבי רבי ישמעאל לכל אין הבן נעשה שליח לאביו להכותו ולקללו

‘On a enseigné à l’école de Rabbi Yishmaël : dans tous les cas, le fils ne peut être délégué du tribunal rabbinique pour frapper ou maudire son père.’

Une personne qui a transgressé certains interdits peut être condamnée par le tribunal à recevoir trente-neuf coups ou encore à être maudite. Les conditions sont très restrictives pour que la sentence soit prononcée : il faut que la personne ait transgressé l’interdit sciemment, c’est-à-dire en connaissant sa gravité et la peine encourue, et qu’elle ait été mise en garde devant témoins. Et bien entendu, tout ceci ne s’applique qu’à l’époque où le tribunal rabbinique (le Beth Din) est habilité à prononcer de telles peines, c’est-à-dire lorsque le Temple fonctionne et que le peuple juif est réuni sur sa terre. Si toutes les conditions sont réunies, la sentence est exécutée par un délégué du Beth Din.

Imaginons une situation où ce délégué n’est autre que le fils du condamné : pourra-t-il frapper ou maudire son père pour exécuter la sentence ? Il est bien évident que si le père a été jugé coupable par le tribunal, c’est qu’il est considéré comme un Rasha’ (רשע), un impie. D’après la Guemara dans Yévamot, il n’y a alors aucun problème à ce que le fils exécute la sentence, or nous voyons à présent dans le traité Sanhédrin que le fils ne peut être mandaté par le Beth Din pour le faire !

Pour résoudre la contradiction, Tossefot est obligé de dire que la Guemara dans Sanhédrin parle du cas où le père a fait Techouva. Il a sincèrement regretté son acte, ce qui ne le dispense pas de la sentence, mais lui permet de redevenir le même homme qu’avant la faute : il ne s’agit plus d’un Rasha’, il fait à nouveau partie de ‘amekha, ‘ton peuple’, et son fils a donc l’interdiction de le frapper ou de le maudire. Le Beth Din devra choisir quelqu’un d’autre pour exécuter la sentence.

Donc d’après Tossefot, tant que le père n’a pas fait Techouva, le fils peut être délégué du tribunal, il n’y a pas d’interdit. Pour justifier sa démarche, Tossefot n’hésite pas à forcer le texte dans Sanhédrin : rien ne permet de dire que le père a fait Techouva avant l’exécution de la sentence, il n’y a aucune allusion à cela dans le texte de la Guemara, mais Tossefot est obligé d’introduire cet élément pour comprendre cette Guemara suivant sa démarche. Nous voyons ici que Tossefot privilégie la dialectique, quitte à sacrifier le sens le plus immédiat du texte.

La démarche du Rif et du Rambam :

Le Rif (sur Yevamot 22b) comprend la Guemara de Sanhédrin au sens simple et ne force pas le texte comme Tossefot. לכל אין הבן נעשה שליח לאביו להכותו ולקללו : ‘dans tous les cas, le fils ne peut être délégué du tribunal rabbinique pour frapper ou maudire son père.’

Donc bien que l’interdiction de frapper ou de maudire autrui s’applique uniquement ‘s’il se conduit comme ton peuple’, le Rif considère qu’il est interdit d’agir de la sorte envers ses parents quand bien même seraient-ils des fauteurs invétérés.

A quel titre ? Le Rif ne le précise pas, mais le Rambam va le dire explicitement dans le Mishné Torah (Hilkhot Mamrim, ch.6, Halakha 11) :

הממזר חייב בכבוד אביו ומוראו אף על פי שהוא פטור על מכתו ועל קללתו עד שיעשה תשובה שאפילו היה אביו רשע ובעל עבירות מכבדו ומתיירא ממנו

‘Le Mamzer est soumis à l’obligation d’honorer et de craindre son père, bien qu’il ne soit pas passible de sanction s’il le frappe ou le maudit jusqu’à ce qu’il fasse Teshouva. Car même si son père était un impie habitué à transgresser, il doit le respecter et le craindre. »

Autrement dit : l’interdit de frapper et de maudire ne s’applique pas dans le cas de parents impies, mais la Mitzva de les honorer et de les craindre subsiste en toutes circonstances, et c’est au titre de cette Mitzva que le Mamzer ne peut les frapper ou les maudire a priori.

Nous voyons que d’après le Rif et le Rambam, le respect des parents (kiboud : כיבוד) et la crainte des parents (mora : מורא) ne suivent pas le critère s’appliquant en général aux commandements entre l’homme et son prochain. Ils subsistent même si l’on est en dehors du cadre de ‘osseh maasseh ‘amekha,מעשה עמך  עושה.

VII. Question contre la démarche du Rif et du Rambam.

La démarche du Rif et du Rambam présente un avantage par rapport à celle de Tossefot : elle permet une lecture plus harmonieuse des deux textes de Yévamot et Sanhédrin, sans nécessité d’en forcer la lecture.

Mais la position de Rambam va être contredite de manière explicite par une autre Guemara, cette fois dans le traité Baba Metsia 62a :

הניח להן אביהם פרה וטלית וכל דבר המסוים חייבין להחזיר מפני כבוד אביהם

‘Si leur père leur a laissé une vache, un habit ou tout autre objet, ils doivent le rendre pour l’honneur de leur père.’

La Guemara traite ici du cas de quelqu’un qui s’adonne au prêt à intérêt, activité interdite par la Torah. S’il meurt en laissant à ses enfants des biens acquis par ce procédé illicite, ceux-ci sont tenus de les restituer à leurs propriétaires, dans le but d’honorer la mémoire de leur père.

[On notera que si quelqu’un a volé des biens avant de mourir, ses enfants sont tenus de les rendre à leurs propriétaires, ils ne leur appartiennent en aucune façon. Mais ici, les biens n’ont pas été volés : la transaction, bien qu’interdite, a été librement consentie. La Torah ne veut pas que l’on profite du besoin d’autrui pour s’enrichir, mais si l’opération a eu lieu, les intérêts sont acquis au prêteur. Il n’aurait jamais dû agir ainsi, bien sûr, mais on ne considère pas qu’il a volé : les biens correspondant aux intérêts font donc partie de l’héritage qu’il transmet à ses enfants. La Guemara nous apprend qu’ils doivent les restituer non pas en tant que biens volés, mais pour l’honneur de leur père défunt.]

Une question se pose immédiatement : chacun est tenu d’honorer ses parents, mais comment peut-on dans un tel cas s’intéresser à l’honneur d’un individu qui a profité sans vergogne des difficultés financières des autres pour s’enrichir, transgressant ainsi un interdit majeur de la Torah ?

Réponse de la Guemara : nous parlons ici du cas où le père est mort après avoir fait Techouva. Mais comment est-il possible, s’il a fait Techouva, que les biens acquis de manière illicite soient encore en sa possession ? Il est louable de regretter ses fautes, mais il aurait dû tout faire pour les réparer de son vivant ! On répond qu’il a fait Techouva juste avant de mourir, et n’a donc pas eu le temps de rendre les biens qu’il avait reçus comme intérêts.

Il ressort de cette Guemara que si le père est un Rasha’ (רשע), un fauteur invétéré, il n’y a tout simplement pas lieu de l’honorer ! Ceci est un argument très fort contre Rambam, il s’agit en effet d’une Guemara explicite. En effet la Guemara affirme que si le père n’a pas fait Techouva, il n’y a pas de commandement de l’honorer.

En plus de cette difficulté par rapport au texte, la position du Rambam soulève une objection sur le fond : comment peut-on concevoir la notion même de respect à l’égard de quelqu’un qui n’en est pas digne, dont le comportement est inadmissible ? Qu’y a-t-il à respecter en lui ?

Les commentateurs du Rambam vont s’efforcer de le défendre, deux d’entre eux ont retenu notre attention : le Kessef Michné et le Radbaz.

L’analyse du Kessef Michné

Le Kessef Michné (Rabbi Yossef Karo) propose la démarche suivante : le père doit rendre l’objet acquis comme intérêt de son prêt (disons qu’il s’agit d’une vache), cette obligation lui incombe personnellement, elle ne concerne pas ses enfants. Mais si le père a fait Techouva, et qu’il a fermement décidé de rendre la vache juste avant de mourir, tout se passe comme s’il l’avait déjà mise de côté, bien qu’elle se trouve encore dans son patrimoine lors de son décès. En d’autres termes, elle ne fait plus véritablement partie de l’héritage des enfants, c’est pourquoi ils doivent la rendre.

Si maintenant le père n’a pas fait Techouva, la vache fait partie intégrante de l’héritage des enfants, et ils n’ont pas à la rendre pour l’honneur de leur père : en effet, la Guemara Kidouchin 32b nous enseigne que la Mitzva deKiboud Av VaEm (ואם אב כיבוד) n’engage pas les biens des enfants. Elle consiste à se tenir au service des parents, à les nourrir, à les vêtir, à les conduire d’un endroit à l’autre si nécessaire, mais n’implique pas de participation financière, tout ceci se fait avec l’argent du père (משל אב). Il n’y a donc pas lieu de se dessaisir d’un bien pour l’honneur de ses parents, et c’est ainsi que le Kessef Michné concilie la position du Rambam avec la Guemara dans Baba Métzia : bien qu’ils doivent honorer leur père רשע, impie, les enfants ne sont pas tenus de rendre l’objet car ceci implique une perte financière.

Cette approche est magnifique, mais elle ne repose pas directement sur le texte de la Guemara, et ne résout donc pas notre difficulté.

L’analyse du Radbaz

Le Radbaz développe une approche différente, qui va nous permettre de cerner la spécificité du respect des parents par rapport aux relations entre l’homme et son prochain en général. D’après lui, tant que le père n’a pas fait Techouva, il y a toujours une possibilité qu’il se reprenne de son vivant. Et si le fils a manqué à ses obligations de respect (כיבוד) ou de crainte (מורא) lorsque son père s’adonnait aux transgressions, et qu’il fasse Techouva ensuite, il se trouvera que rétroactivement, le fils aura causé à son père un affront et l’aura fait souffrir, transgressant ainsi les commandements relatifs à ses parents.

Ceci est très étonnant : vis-à-vis d’un Juif qui s’écarte deעמך  מעשה, du ‘comportement de ton peuple’, il n’y a pas d’interdit de le frapper ou de le maudire. Donc si quelqu’un le frappe ou le maudit, et que ce Juif fasse Techouva par la suite, il ne pourra conserver aucun grief envers celui qui l’a traité ainsi du temps où il était רשע, impie. Mais vis-à-vis de son père ou de sa mère, il n’en est pas ainsi. Comment comprendre une telle différence ?

VIII. Synthèse. Sommes-nous esclaves de nos déterminations ?

La question que nous venons de formuler pour rendre compte de la démarche de Rambam va nous obliger à reprendre le sujet en profondeur. Le cas employé par la Guemara pour analyser notre sujet est le cas du Mamzer. Le Mamzer, si nous pouvons nous exprimer ainsi, est le laissé pour compte du judaïsme. A cause de ses parents, il devra assumer toute sa vie une situation impossible, et sa descendance après lui.

Abordons les choses étapes par étapes. Que l’on dise comme Tossefot ou comme Rambam, si le père (ou la mère) du Mamzer a fait Techouva, s’il s’est amendé, s’il s’est repris de ses actes détestables, l’enfant devra respecter son géniteur. Mais comment est-ce possible ? Comment quelqu’un qui subit dans le plus profond de sa chair les égarements de ses parents peut-il les respecter s’ils se sont ressaisis de leurs fautes ? Qu’y a-t-il à respecter ? Mais c’est de leur faute que ma vie est un enfer !

Là réside le cœur de notre sujet. Notre vie nous écrase. Pourquoi nos parents nous ont-ils amenés dans ce monde ? Qu’avons-nous à y faire ? Souvent, nous nous percevons comme ce Mamzer, esclave de ses déterminations biologiques, sociales. C’est à cause de mes parents que je n’arrive pas à m’en sortir dans la vie !

Nous proposons d’expliquer ainsi : la Mitzva deKiboud Av VaEm, de respecter ses parents, consiste à affirmer que nous ne sommes pas réduits à des déterminations, à du darwinisme, à du freudisme, à du marxisme.

Nos Maîtres apportent ici un enseignement redoutable : un Mamzer peut respecter ses parents (si tant est qu’ils se soient repris de leurs fautes). Je peux, moi enfant, prendre acte que mes parents se soient repris de leurs erreurs. Si eux peuvent se reprendre, c’est que moi-même, malgré mes contraintes et mes limites, au plus profond de moi-même je suis libre, je suis créé betzelem elokim (בצלם אלקים), à l’image de D. Ce n’est pas parce que je suis un cas social, un laissé pour compte biologique, que je suis déterminé à être un criminel, ou plus, à être un impie, un רשע. En me donnant la vie, c’est cela que mes parents m’ont transmis : vivre n’est pas que de l’ordre du pulsionnel, à l’intérieur de cela, il y a une possibilité de se ressaisir et d’accomplir la volonté de notre Créateur.

IX. Résolution de la démarche de Rambam. 

Nous pouvons maintenant appréhender la démarche de Rambam. Nous avons prouvé (selon l’explication du Radbaz) que pour le Rif et le Rambam, tant que le père (ou la mère) est en vie, le commandement de le respecter reste entier. En revanche, s’il meurt sans s’être repris de ses fautes, il n’y aura pas de Mitzva de le respecter (lecture de la Guemara Baba Métzia 62a). Nous proposons de dire que la Mitzva de respecter ses parents vient exprimer que nous sommes créés à l’image de D. Tant que quelqu’un est vivant, fondamentalement, il est libre. Quand bien même fauterait-il, il n’est pas complètement déterminé, limité par ses actes, il peut se reprendre. C’est cela que j’exprime en accomplissant le commandement de Kiboud Av VaEm.

Nous pouvons toutefois objecter : comment peux-tu le respecter, mais il ne se conduit pas comme ‘ton peuple’, il n’est pas dans le cadre de מעשה עמך  ? Rambam répond que la notion de מעשה עמך est un critère dans les commandements בין אדם לחברו, qui régissent les relations entre l’homme et son prochain. Mais la Mitzva qui nous occupe est d’un autre ordre.

Le respect des parents se trouve, comme nous l’avons rapporté au début de notre étude, en cinquième position dans les dix commandements. Notre tradition explique que les cinq premiers commandements concernent la relation de l’homme à D., et les cinq suivants les relations de l’homme à son prochain.

La Mitzva de Kiboud Av VaEm opère donc la transition entre la relation à D. et la relation à son prochain. Il nous semble possible d’expliquer ainsi : nous ne savons pas qui est D. C’est par notre relation à nos parents que nous nous interrogeons sur D..

Le premier des dix commandements dit (Chemot, chapitre 20, verset 2) : אנכי ה’ אלקיך אשר הוצאתיך מארץ מצרים מבית עבדים. « Je suis l’Eternel ton D.ieu qui t’ai fait sortir de la terre d’Egypte, d’une maison d’esclaves. »

Dans les dix commandements, la Torah présente D. comme étant Celui qui nous a sortis de l’esclavage. Celui qui nous fait accéder à la liberté. Kiboud Av VaEm se trouve à la jonction entre la relation à l’autre et la relation à D., c’est-à-dire que par l’interrogation sur ma relation à mes parents je pourrai m’ouvrir à une origine fondamentale de mon existence.

Est-ce que je suis esclave dans ma vie, c’est aussi me demander est-ce que mes parents le sont. Tant qu’ils sont vivants, il est possible que les parents du Mamzer se reprennent de leur faute. A travers le commandement de Kiboud Av VaEm, il s’agit de respecter le fait que mes parents, en me donnant la vie, m’ont transmis la capacité d’être בצלם אלקים, à l’image du D. qui nous a fait sortir d’Egypte.

Tossefot discute la démarche de Rambam sur le point suivant : certes, sur le fond, Kiboud Av VaEm est un commandement entre l’homme et D., mais dans son application concrète et pratique, cette Mitzva se vit dans une relation à mon prochain. Or dans la Torah, tout commandement entre l’homme et son prochain suit les critères de מעשה עמך, et si les parents n’ont pas fait Techouva, le commandement ne s’appliquera donc pas.

Tel est le nœud du débat. D’après Rambam, le commandement de respecter ses parents, au niveau essentiel comme dans son application pratique, ne suit pas les critères classiques régissant la relation de l’homme à son prochain.

Mais, en conclusion, que ce soit d’après Tossefot ou d’après Rambam, si le père ou la mère a fait Techouva, l’enfant sera condamnable en pénal s’il frappe ou maudit l’un ou l’autre, et qu’il a l’obligation de respecter le fait que son géniteur, malgré la faute insigne qu’il a faite et qui a handicapé concrètement sa vie, se soit amendé et ait changé son chemin de vie.
Nous pouvons déduire d’ici une nuance subtile. L’obligation juridique ici précisément fait accéder l’enfant impacté à une dimension de liberté. Sans le joug des obligations de Mitsva à l’égard de son père et de sa mère, jamais un enfant Mamzer pourrait imaginer qu’il aurait à respecter ces impies de parents. L’analyse précise de quand et comment s’impose ou non ces obligations le fait sortir de la prison du déterminisme, univers implacable de Essaw.

X. Sommes-nous libres ?

Le verset dit dans Eikha 3,39 : מה יתאונן אדם חי גבר על חטאיו.
Etant donné que plusieurs explications divergentes ont été données par nos Maîtres sur la structure même de ce verset, nous apporterons la lecture d’Abba Shaoul dans le Traité Kidoushin 80b : הכי קאמר, מה יתרעם על מידותיו וכי גבר על חטאיו, דיו חיים שנתתי לו.
‘Voici comment il faut comprendre le verset (selon Abba Shaoul) : qu’a l’homme à se lamenter sur son sort ? Est-ce qu’il est un vaillant sur ses fautes ? Suffit pour lui la vie que Je lui donne.’

Rashi explique : Pourquoi l’homme vivant se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent si l’on prend en compte l’infinie générosité que Je lui prodigue de lui donner la vie et de ne pas lui donner la mort ? En effet est-il assez fort par rapport à ses fautes ? N’a-t-il pas fauté, et est-ce par son propre mérite qu’il est en train de vivre ?’

En d’autres termes : pourquoi l’homme se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent ? Le fait de vivre est une générosité infinie et il devrait être joyeux et reconnaissant du fait que D. lui donne justement cette infinie bonté qu’il soit vivant, car il ne faut pas qu’il s’illusionne, ce  n’est pas par son propre mérite qu’il soit en vie, n’a-t-il jamais fauté ?

Ce passage de la Guemara nous interpelle. En effet qui a cette perception que le seul fait de vivre est un cadeau ? N’y a-t-il pas des situations où la personne est submergée par les difficultés de son existence ?
Il nous semble que Rachi répond à cette remarque dans la précision de ses mots. Il dit : למה יתרעם אדם על הקורות הבאות עליו
‘Pourquoi l’homme vivant se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent?’

Il nous semble devoir mettre en relief ici une manière inédite de percevoir notre existence. Pourquoi se révolter sur les événements qui nous arrivent ? En d’autres termes, il nous arrive des choses, certaines agréables et d’autres qui le sont moins. Mais ma vie ne se résume pas à ce qui m’arrive. Souvent on demande à quelqu’un : comment vas-tu ? Et il répond : comment veux-tu que j’aille bien avec tout ce qui se passe ? Il y a la guerre en Israël, il y a de nos frères qui sont en otage chez des ennemis cruellissimes, il y a la guerre en Ukraine, l’antisémitisme a pignon sur rue et se pavane au sein même des hommes politiques français etc. Comment pourrais-je aller bien ?
Réponse : je ne suis pas esclave de ce qui se passe, des événements, même de ceux qui m’arrivent à moi. Je vis. Il y a une distance entre les événements qui m’arrivent et ce que je suis moi. Ma vie n’est pas définie par les événements qui m’arrivent même au sein de ma propre vie. Ceci ne signifie pas que je dois être indifférent à ce qui se passe. Par le biais de Torah et Mitsvot, je dois définir avec précision qu’elles sont mes responsabilités par rapport à ce qui se passe, et définir quelle est ma possibilité d’agir et de m’impliquer. Mais si j’ai des responsabilités cela ne signifie pas que je sois esclave et que ma vie soit déterminée par ces événements, déterminée par ce qui m’arrive.

XI. « Ce fut au temps d’Assuérus ».

C’est par ces mots que commence le rouleau d’Esther. La Guemara dans le Traité Méguila commente (10b) :
ויהי בימי אחשורוש. אמר רבי לוי ואיתימא רבי יונתן דבר זה מסורת בידינו מאנשי כנסת הגדולה כל מקום שנאמר ויהי בימי אינו אלא לשון צער.
‘« Ce fut au temps d’Assuérus ». Rabbi Lévy dit, certains disent que c’est Rabbi Yonathan : ceci est une tradition que nous avons reçue des Maîtres de la Grande Assemblée, chaque fois que nous trouvons dans les versets l’expression ויהי בימי, « Ce fut au temps », ce n’est qu’un langage de souffrance’.  Effectivement la Guemara recense les différentes occurrences de cette expression et constate qu’elle est toujours l’introduction d’événements dramatiques. Mais interrogeons-nous : que nous enseignent les Maîtres de la Grande Assemblée en nous indiquant que cette expression signifie une catastrophe ? Nous proposons que dire que nous vivons à l’époque d’untel ou untel signifie en soi une catastrophe.
Expliquons-nous en prenant un exemple. Si je dis que c’est à l’époque de Louis XIV qu’a vécu telle personne, j’inféode la vie de cette personne à l’époque où elle a vécu, comme s’il n’y avait pas d’espace entre l’époque et cette personne, comme si cette personne était définie par son époque, comme si son époque la détermine.
C’est ce que les versets du Tanakh expriment : lorsque le verset dit que tel événement s’est passé au temps d’Assuérus par exemple, cela signifie que les gens de cette époque vivaient une période oppressive dans laquelle cette oppression était si forte qu’ils n’arrivaient pas à se vivre autrement que définis par la période où ils vivaient, ce qui est une catastrophe. La suite des versets sera le récit de comment le peuple d’Israël s’extirpera non sans difficultés de cette pression de l’historicité. Nous comprenons maintenant pourquoi justement ce sont les Maîtres de la Grande Assemblée qui nous enseignent ce principe, car eux ont vécu dans leur chair l’oppression terrible de l’époque d’Assuérus et en ont vécu la libération et la délivrance avec les miracles de l’époque d’Esther et de Mordekhaï où le peuple d’Israël, quoiqu’en exil, retrouva son identité et son être profond, comme disent les ‘Hakhamim (Traité Shabbat 88a):
אמר רבא הדור קבלוה בימי אחשורוש.
‘Rava dit : les enfants d’Israël ont reçu la Torah de nouveau à l’époque d’Assuérus’
Rashi explique : ils ont reçu la Torah à nouveau par l’amour du miracle qui leur a été prodigué’.

XII. Avraham l’hébreu.

Etant donné que nous avons prouvé au paragraphe dix de cette étude la nécessité impérieuse de ne pas se percevoir esclave des événements qui parfois nous assaillent, nous pourrions imaginer que le message serait de prôner une indifférence et un désintérêt pour ce qui se passe.
Nos Maîtres enseignent (Traité Kidoushin 40b, rapporté par Rambam Hilkhot Talmoud Torah chapitre 3, Halakha 3) :
אין לך מצוה בכל המצות כולן שהיא שקולה כנגד תלמוד תורה אלא תלמוד תורה כנגד כל המצות כולן שהתלמוד מביא לידי מעשה לפיכך התלמוד קודם למעשה בכל מקום.
‘Tu n’as pas un commandement de la Torah qui puisse être au niveau de l’étude de la Torah, bien au contraire l’étude de la Torah est en équivalence avec l’ensemble de toutes les Mitsvot de la Torah car l’étude amène à l’acte, c’est pourquoi l’étude est toujours prioritaire par rapport à l’acte.’

Que signifie l’expression ‘l’étude amène à l’acte’ ? Mais toute l’humanité agit et n’étudie pas forcément la Torah ?
Nous aimerions rapporter un épisode des versets relatifs à Avraham Avinou qui nous éclairera sur nos questions.

Au début de la Parachat Lekh Lékha dans Béréchit la Torah rapporte qu’il y eut une guerre terrible entre toutes les puissantes, petites et grandes, du Moyen-Orient de l’époque. Et d’ailleurs ce passage est introduit aussi par l’expression ויהי בימי, « Ce fut au temps d’Amarafèl, le roi de Shinh’ar » (Béréchit 14,1).

Après des péripéties multiples et diverses et des batailles plus dévastatrices l’une que l’autre, la population de Sdom et d’Amora, de Sodome et de Gomorrhe, fut prise en captivité. Et bien entendu Loth, le neveu d’Avraham qui à l’époque ne s’appelait encore qu’Avram, fut aussi pris en captivité car il habitait à Sdom.

Le verset (Béréchit 14,13) dit :
ויבא הפליט ויגד לאברם העברי והוא שוכן באלוני ממרא האמורי אחי אשכול ואחי עבר והם בעלי ברית אברם.
« Le rescapé arriva et rapporta les faits à Avram l’hébreu, l’Ivri, et il réside dans la chênaie de Mamré l’Emoréen, frère d’Eshkol et d’Anner, les personnes qui ont fait alliance avec Avram. »

Un rescapé réussit à survivre à la bataille terrible et alla trouver Avram, qui se trouvait dans la chênaie de son ami Mamré, pour lui annoncer ce qui s’était passé. C’est dans ce verset que nous trouvons la première occurrence du mot עברי, Ivri, ‘hébreu’.

Rabbi Yéhouda, dans Béréchit Rabba fin du chapitre 42, explique :
כל העולם כולו מעבר אחד והוא מעבר אחד.
‘Le monde entier est d’un côté, Ever E’had, et lui, Avram, est d’un côté, Ever E’had.’
Le mot Ever signifie ‘côté’. Spontanément nous aurions dit que le monde entier est d’un côté et Avram est d’un autre côté. Mais ce n’est pas ce que dit le Midrash. Tout le monde est d’un côté et lui, Avram est d’un côté. Dire qu’Avram serait d’un autre côté signifierait qu’Avram rechercherait à se démarquer de ses contemporains. Ce n’est pas la nuance que veut mettre en exergue Rabbi Yéhouda. Le monde suit son cours, son fonctionnement, Avram a son fonctionnement qui lui est propre, indépendamment du fonctionnement de ses contemporains. Et c’est précisément ce que nous dit le verset : le monde entier est dans l’effervescence et dans les soubresauts de l’actuel, et Avram a l’air d’être tranquille avec ses compagnons de spiritualité. « Il réside dans la chênaie de Mamré etc.. », Avram a des compagnons d’élite avec lesquels il partage son amour de la connaissance et son investissement dans le service du Créateur. Il n’a pas l’air d’être au courant de ce qui se passe dans le vaste monde. Il suit son cours, c’est ce qui est rendu par le terme Ivri de la racine du mot Ever qui signifie ‘le bord de la rivière’.
Est-ce à dire qu’il soit dans un détachement et un désintéressement ?
Le verset suivant nous dit (Béréchit 14,14) :
וישמע אברם כי נשבה אחיו וירק את חניכיו ילידי ביתו שמונה עשר ושלש מאות וירדוף עד דן.
« Avram entendit que son frère était captif, il mobilisa ses élèves, ceux qui sont nés dans sa maison, trois cent dix-huit, et poursuivit jusqu’à Dan. »

Que signifie l’expression « que son frère était captif » ? Mais Loth n’était pas son frère, il était son neveu ? D’autre part, le fugitif raconte à Avram ce qui s’est passé de manière générale, on dirait qu’Avram n’entend que le fait que Loth soit fait prisonnier.
Il faut dire que le fait qu’Avram n’était pas noyé dans l’actualité, qu’il avait son fonctionnement indépendamment du tumulte de l’actuel, lui donne la possibilité de définir avec précision ce qui le concerne. Et c’est ce que le verset dit : bien que Loth soit son neveu, il ses sentit concerné et mobilisé et le perçut comme si c’était son frère. A partir de ce moment, Avram fut prêt à aller jusqu’au bout pour le libérer.
Ainsi pouvons-nous rendre compte de l’expression de nos Maîtres (Kidouchin 40b):
‘grande est l’étude qui amène à l’acte’.
Tout le monde bouge, s’active, va de droite et de gauche, mais agit-on ? Est-ce que l’action que je mets en œuvre est le fruit d’un impulse libre ou a-t-elle le même mouvement qu’une feuille qui virevolte au souffle du vent ?


[1] Rendons grâce à l’enseignement de notre Maître Rav Eliahou Abitbol נ »י qui nous a fait découvrir que l’étude approfondie du Talmud, outre sa nécessité pour arriver à une conclusion légale satisfaisante, est une possibilité de nous donner des outils conceptuels pour mettre en valeur les problématiques profondes de l’être humain. En effet, tout homme se pose des questions. Mais a-t-on des outils pertinents pour étayer ces questions et les faire vivre en nous ?

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Sommes-nous libres ? Essai sur le commandement de respecter ses parents – Parashat Yitro”

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