L’épopée familiale des enfants de Yaakov/Israël, initiée dans les précédents chapitres du livre Bereshit, est à un tournant. Rappelons son enjeu majeur : la réussite -ou non- d’une fraternité, et à travers elle, la concrétisation de l’héritage transmis par les Avot.
Par un stratagème « diabolique » (la coupe royale cachée dans le sac du benjamin) qui menace de conduire au rapt du jeune frère Benyamin, Joseph met à l’épreuve ses ainés, et en premier lieu Yehuda. Le vice-roi d’Egypte/Joseph ne s’est pas encore fait connaitre d’eux, il porte un masque royal et s’exprime en Egyptien.
Le début de notre Paracha se situe à l’instant où tout se joue, celui où Yehuda s’approche de Joseph pour prendre la défense de son frère Benyamin :
Bereshit 44/18.
וַיִּגַּשׁ אֵלָיו יְהוּדָה וַיֹּאמֶר בִּי אֲדֹנִי יְדַבֶּר נָא עַבְדְּךָ דָבָר בְּאָזְנֵי אֲדֹנִי וְאַל יִחַר אַפְּךָ בְּעַבְדֶּךָ: כִּי כָמוֹךָ כְּפַרְעֹה.
Yehuda s’approcha de lui et dit : De grâce mon maître, laisse ton serviteur je te prie parler aux oreilles de mon maître,et ne te mets pas en colère contre ton serviteur, car tu es comme Pharaon.
Le terme « Va’Ygash » peut s’entendre de différentes manières… Il peut s’agir d’une « approche » pour un apaisement ou au contraire en vue d’une confrontation.
La suite du texte, éclairée par nos commentateurs, indique que le mot est ici à prendre au sens fort, celui de la guerre. Yehuda parle avec fermeté (c’est le mot « Medaber » qui est employé) et aux oreilles de ce premier ministre masqué et manipulateur. Et lorsqu’il lui dit : « Ne te mets pas en colère », Rachi nous éclaire sur place : De là tu apprends qu’il lui parla durement.
Sur la fin du verset « Tu es comme Pharaon », Rachi apporte pas moins de quatre éclairages, qui tous confirment la violence de la situation et la détermination de Yehuda à ne pas céder sur la vie de son frère Binyamin. Le dernier midrash (Bereshit Raba) cité par Rachi est le plus saisissant :
Tu es comme Pharaon : Si tu me provoques, je te tuerai avec ton maître.
Le midrash détaille la scène, nous en fait voir les coulisses.
Berechit Raba, Seder Vaygash
Se voyant dans une impasse, Yehuda demande en secret à ses frères de repérer les points stratégiques du pays. Naphtaly (l’agent de communication le plus rapide, la biche) court et ramène l’information en un instant : il y en a douze. Yehuda décide d’en prendre trois à lui seul et laisse le reste aux autres. Les frères lui disent. Attention, ce n’est pas Sichem ici (en référence à la ville détruite par Simeon et Levi lors du viol de Dina), si tu détruis l’Egypte, tu détruis le Monde!
Incroyable… Yehuda est prêt à en découdre, pas seulement avec ce ministre dont on peut se demander s’il en méconnaît vraiment la réelle identité, mais avec toute l’Egypte, la puissance dominante de cette époque !
Nous connaissons la suite, la guerre n’aura pas lieu. Joseph ému aux larmes par le discours de Yéhouda et y devinant la possibilité d’une fraternité retrouvée, se dévoile à ses frères.
Le midrash continue pourtant de nous offrir un autre éclairage, se terminant ainsi :
Quand Joseph entend cela, il se dit : « mieux vaut que je me dévoile, si je ne veux pas voir l’Egypte détruite! ».
Nous sommes donc loin d’une vision idyllique de ces retrouvailles… Joseph prend très au sérieux la menace de Yehuda, dans une dramaturgie plus politique que sentimentale, qui s’inscrit dans une histoire encore en devenir !
Qui est Joseph, qui est Yehuda ? Que se joue-t-il dans cette confrontation ??
Lorsqu’il se dévoile à ses frères, Joseph s’exprime ainsi :
וְהִנֵּה עֵינֵיכֶם רֹאוֹת וְעֵינֵי אָחִי בִנְיָמִין: כִּי פִי הַמְדַבֵּר אֲלֵיכֶם
« Et voici, vos yeux voient…
… C’est ma bouche qui vous parle. » (Berechit 45, 12).
Cette « bouche », selon le Midrash, signifie l’hébreu (langue de « sainteté ») que Joseph se met à utiliser à ce moment, mais signifie aussi qu’il est « resté » circoncis, qu’il a gardé l’Alliance.
Joseph, le leader politique de son temps, l’homme qui parlait toutes les langues, interprétait les rêves et « possédait toutes les richesses du Monde » (Pessahim, 119A) n’avait donc cessé, « derrière son masque », d’être juif, d’être Yossef Ha’tsadik. Son point de vue est resté juste (Tsadik), en cohérence avec le projet divin. Il le répète à trois reprises à ces frères (chapitre 45, versets 5, 7 et 8), c’est en tant « qu’envoyé par Elokim » qu’il se trouve ici, dans cette position de « maître du monde ».
Joseph représente ainsi l’archétype idéal du juif des Nations, « successful » en tout, à l’aise partout, mais restant, en privé, fidèle à son identité.
Yehuda serait à l’opposé le juif du ghetto (ou celui du 19ème arrondissement !), entier et sans fioritures… Ce juif-là n’a pas fait Sciences Po (il est resté à la Yeshiva), il se fait remarquer dans la rue avec sa Kippa et ses Tsitsits qui dépassent de sa chemise, mais sa Torah est de feu !
Ces deux « facettes » du peuple juif en constituent une richesse, mais se confronteront fréquemment et pendant longtemps. L’enjeu de cet affrontement est de taille, puisque nos maîtres nous apprennent qu’il ne s’agit rien de moins que la royauté d’Israël, et au final celle du roi Mashiah.
La Haftara de ce shabbat VAYIGASH nous donne d’ailleurs à voir, par la prophétie d’Ezéchiel, le rapprochement des tribus et la réunification des royaumes du Nord et Sud en un peuple-un, peuple d’Israël, sous la conduite du roi David.
(Ezéchiel 37, 19)
Et tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur HaChem …Je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm, et les tiges d’Israël, ses associées ; je les adjoindrai à l’arbre de Juda, en ferai un arbre unique, et ils ne feront qu’un dans ma main.
Le prophète poursuit un peu plus loin, au verset 24 :
Mon serviteur David régnera sur eux, il n’y aura qu’un pasteur pour eux tous ; ils suivront mes lois, garderont mes statuts et s’y conformeront.
Ainsi, Joseph roi des Nations cédera au final la Royauté d’Israël à Yehuda, roi des juifs, par sa lignée « Davidique ». Bien avant cette révélation prophétique, la bénédiction de Yaacov à ses fils dans la paracha Vaye’hi confirmera que Yehouda sera « reconnu par tous ses frères et que les fils de son père s’inclineront devant lui » (Berechit, 49/8).
Mais ne nous y trompons pas, l’intégrité, l’entièreté du peuple d’Israël a été nécessaire à cette réunification… Sans la vision et les actions justes de Yossef Ha’Tsadik, cette royauté unique, issue d’une fraternité retrouvée n’aurait pu advenir.
De la même façon, la délivrance finale apportée par le Mashiah « fils de Yehuda » sera précédée (selon certains textes et commentateurs) d’un autre Mashiah, le Mashiah « Ben Yossef », qui devra -en quelque sorte- préparer le terrain aux yeux des Nations…
Mais ceci est une autre histoire, dont il nous faut espérer vivre l’heureuse conclusion, prochainement et biméira beyaménou !
Sources : Houmach Rachi et textes de Aaron Fraenckel dans son livre « L’écho de la parole ».
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