Si la fête de Pessah est particulièrement riche en mitsvot, le récit de la sortie d’Égypte y occupe une place de choix. Pour autant, le texte autour duquel s’axe la soirée du Seder, la Hagada, apparaît assez déroutant.
La conception généralement admise d’un récit requiert un ordre chronologique, une profusion de détails, une histoire en somme.
Tel n’est pas le jour sous lequel se présente ce texte. Il apparait constitué d’un mélange assez complexe, presque hétéroclite de textes issus de la Torah et de nombreux passages talmudiques d’une approche parfois ardue. Pourquoi ne pas l’avoir rédigé sous une forme plus évidente qui aurait pu consister par exemple en une simple lecture des parachiot correspondantes ?
Cette problématique a été posée à l’un des Gueonim : Rav Netrounai Gaon[1] Il avait été interrogé à propos du cas d’individus[2] qui opéraient une sélection au sein des textes de la Hagada, n’en retenant que les textes issus de la Torah écrite.
Rav Netronai Gaon commence par poser en principe que cette façon de faire ne permet en aucun cas de s’acquitter de la mitsva de raconter la sortie d’Égypte. Puis il condamne vivement cette pratique, qualifiant ceux qui agissent de la sorte d’ « hérétiques ». Il préconise même de les exclure purement et simplement de la communauté afin de sanctionner leur mépris affiché des enseignements de la loi orale.
Nous constatons ici la place centrale qu’occupent les textes de la tradition orale et en particulier midrachique dans la réalisation de la Mitsva. Quelle en est la raison profonde ?
Peux être ce point nous permet-il de dégager un aspect fondamental de ce commandement.
Ce que nous voyons ici, c’est que raconter la sortie d’Égypte ne peut pas être un simple récit constitué d’événements mis bout à bout, comme une sorte de scénario digne d’Hollywood. Non, il nous est fait obligation de pétrir ce récit des enseignements de la Torah orale, sans lesquels la Mitsva elle même ne saurait être accomplie.
Si l’on comprend bien cet aspect des choses il paraît toutefois difficile d’accepter que des textes révélés comme celui de la Torah écrite ne soient pas considérés comme constituant un récit valide, ils en sont pourtant la source première !
La raison de cette « anomalie » est la suivante : la Torah orale est l’élément donné par Hachem qui permet elle et elle seule d’assimiler les enseignements de la Torah écrite[3]. Sans elle le texte biblique, nous est fermé non seulement à la compréhension mais à une possibilité quelconque d’en faire une Torah de vie.
Dire le récit de la sortie d’Égypte sans la lumière de cette Torah orale, c’est le stériliser, c’est risquer qu’il puisse n’être perçu que comme une historiette. Plus encore, c’est même rétrograder ces événements au rang de l’histoire de l’humanité, d’un événement historique comme tant d’autres.
Or ce qui se joue le soir du seder c’est tout autre chose qu’un ressassement annuel d’une gloire passée, une soirée d’anciens combattants. Ce qui se joue c’est « à chaque génération un homme doit se voir (ou selon Rambam : se montrer) comme si lui-même était sorti d’Égypte».
Il s’agit donc d’une expérience humaine profonde de la liberté. Seuls les enseignements de la Torah orale peuvent nous offrir une telle lecture. Seule l’analyse exigeante, parfois désarçonnante opérée par nos maitres dans le Midrach est à même de révéler ce qui se joue véritablement lors de la sortie d’Égypte ; de nous permettre de nous extraire de ce qui aurait pu être le réflexe d’une lecture historiciste du texte et par là de l’événement. Il nous devient alors possible de nous associer à cette sortie d’Égypte, de nous l’approprier.
Plus encore c’est l’un des sens de la Matsa. Ce qui différencie celle-ci du Hamets, c’est seulement le temps. Le Maharal explique, que consommer de la Matsa c’est se voir capable d’échapper au joug du temps.
La sortie d’Égypte c’est exactement cela. Échapper au déroulement chronologique, passer par dessus (Pessah) les jeux de pouvoir, les mécanismes politiques. Sortir d’un pays dont le fatalisme historique est qu’aucun esclave n’en est jamais sorti.
Mais une autre halakha peut nous permettre d’aller encore un peu plus loin. La Tosefta[4] nous enseigne: « Un homme à l’obligation d’étudier [de s’investir dans] les lois du sacrifice de Pessah toute la nuit […] ». Ce texte pose problème dès la première lecture. La Torah nous fait obligation de relater la sortie d’Égypte et non d’étudier les lois du sacrifice de la fête ! Pourtant, ce qui est mis ici en exergue c’est bien l’étude du korban Pessah lui-même.
Ce point nous est également confirmé par le texte même de la Hagada. Lorsque celle-ci évoque l’attitude à tenir face à chacun des quatre fils, l’enfant « sage » se voit enseigner en guise de réponse à ses questions, les règles du sacrifice de Pessah. Le Choulkhan Aroukh tranche d’ailleurs dans ce sens (Siman 481 §2) reprenant quasiment mot pour mot les termes de la Tosefta.[5]
Il ressort de ces textes qu’il est parfaitement possible de s’acquitter de la Mitsva de conter la sortie d’Égypte en analysant les lois du korban Pessah.
Il semble que cette halakha aille dans le sens de ce que nous avons déjà évoqué. Au fond, le récit des évènements, n’est qu’un aspect de la libération, il ne saurait épuiser le sujet de la liberté d’Israël. Pour comprendre cette libération dans toute sa profondeur, il faut accepter de ne pas se suffire de celui-ci mais de s’ouvrir à l’horizon ultime de cet événement qu’est le service divin dont le korban Pessah est le modèle par excellence.
[1] Otsar hageonim Pessahim Siman 220, rapporté dans Moadim bahalakha du Rav C.Y. Zevin
[2] Il s’agissait probablement de Karaïtes
[3] Voir sur ce point le Netsah Israël du Maharal de Prague, Chapitre 5
[4] Pessahim Chap 10 Hal. 8 Le Gaon de Vilna corrige cependant ce texte en supprimant cette mention. Cette correction est diversement interprétée par les commentateurs.
[5] Voir aussi les responsa Or letsion (du Rav B Aba Chaoul z »l) vol.3 Chap.15 §12
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