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Pessah, quand la parole vaut de l’aur

par: Raphaël L., Aurélia Bramont-Nachman,
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Publié le 25 Mars 2021

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La Guemara Pessahim commence par une makhloket concernant la signification du mot אוֹר dans le début de la Mishna אוֹר לְאַרְבָּעָה עָשָׂר. (“Le AUR du quatorze”, Pessahim 2a). La question étant de savoir à quel moment démarrer la recherche du Hamets.

 

Ce sujet doit donc être central dans la problématique liée à la fête de Pessah, et nous allons essayer d’en déceler certains enjeux. Tout d’abord, notons qu’il s’agit d’un cas de formulation du réel. Ce mot ayant plusieurs significations, la Guemara tente d’appréhender laquelle des différentes réalités possibles se cache derrière ces quelques lettres.

 

Concédons d’abord ceci, le sens littéral du mot אוֹר se rapporte à la lumière et donc au jour. A ce titre, Rashi vient mettre les pendules à l’heure dès la première phrase de la Guemara (Pessahim 2a) :

 

רַב הוּנָא אָמַר: נַגְהֵי, וְרַב יְהוּדָה אָמַר: לֵילֵי.

 

“Rav Houna dit “lumière” et Rav Yehuda dit “nuit””

En effet, Rav Yehuda semble arguer que le mot signifie la nuit. Or (pardon nous n’avons pas pu nous retenir), c’est impossible que le sens d’un mot puisse d’emblée et soudainement (il s’agit de la première phrase de la Guemara) signifier précisément le contraire de ce qu’il semble dire. Il serait fleuve de rentrer dans les détails de ce débat brûlant, de la route ardue qui mène un mot d’un sens à l’autre, par le biais de ce qui ressemble à une insinuation.

De nombreux versets sont rapportés par la Guemara pour appuyer ou attaquer l’une ou l’autre des opinions.

A la fin de cette séquence, il ressort que la Guemara suit l’avis de Rav Yehuda selon lequel la recherche du Hamets doit se faire la nuit.

 

La Guemara doit dès lors réconcilier l’avis de Rav Houna avec l’idée de la recherche du Hamets ayant lieu durant la nuit. Et de fait, la Guemara (Pessahim 3b) répond :

 

מָר כִּי אַתְרֵיהּ וּמָר כִּי אַתְרֵיהּ. בְּאַתְרֵיהּ דְּרַב הוּנָא קָרוּ ״נַגְהֵי״, וּבְאַתְרֵיהּ דְּרַב יְהוּדָה קָרוּ ״לֵילֵי״.

 

“L’un des maîtres s’est exprimé selon sa région, l’autre selon sa région. Dans la région de Rav Houna on l’appelle lumière et dans la région de Rav Yehuda on l’appelle nuit.”

Il s’agit d’un problème de formulation : chacun s’est exprimé selon sa région, et dans la région de Rav Houna, la nuit s’appelle la lumière.

 

Dans toutes les langues, les instants entre le jour et la nuit sont intimement liés à leur astre dominant, ainsi qu’à la modification de l’ambiance lumineuse. Le crépuscule n’est qu’une obscurité (“creper” en latin) minuscule. Quant à l’aurore, au vu de la sonorité du terme, quelle surprise de voir que le terme ne vient pas de l’hébreu ! Par contre l’aube qui la précède provient du latin albus, blanc. Et que dire de cette obscure clarté qui tombe des étoiles ?

 

Nous nous demandons souvent la raison qui, dans notre tradition, lie le destin de la nuit, et donc du jour, à l’apparition des étoiles – à leur dévoilement plutôt – et non pas à celui de la Lune. Or la lumière de la Lune n’est qu’un reflet, tandis que celle des étoiles (et du Soleil) est une lumière directe. A ce titre la Guemara (Pessahim 2a) rapporte un verset des Tehilim (148,3) :

 

הַלְלוּהוּ כׇּל כּוֹכְבֵי אוֹר

 

“Louez-le toutes les étoiles qui éclairent”. Le mot אוֹר est donc ici alloué aux étoiles, et donc à la nuit, comme la promesse d’une aube.

 

Si la lumière du jour comme la lumière de la nuit ont des points communs, nous nous permettrons une dérive ophtalmologico-kantienne sur leur différence quant à la modalité de leur réception. La lumière du jour, puissante et solaire, percute le réel puis se dépose sur la rétine centrale (les cônes maculaires), donnant ainsi une idée précise de ce qui nous entoure. Précision matérielle mais principalement statique, de couleur, de taille. Tandis que la lumière stellaire (et sélénique s’il en est) nous donne à voir le monde via les bâtonnets périphériques de la rétine, délivrant des informations beaucoup moins nettes mais acutisant les données de position et de mouvements.

 

Il serait presque tentant de rapprocher le type de lumière offerte et surtout la façon de la recevoir de leur utilisation respective. Ainsi la journée serait un temps de prise d’informations visuelles précises, directes, piochées dans le monde, alors que la nuit et sa lumière plus largement réfléchie encouragerait à synthétiser et orienter sa pensée (comme on porte un conseil).

 

L’obscurité représenterait en quelque sorte la “partie invisible” de la lumière, qui n’aurait pas d’existence propre contrairement à la lumière qui fut créée, formée par D. (Béréchit 1:1-5).

 

Reste qu’une des explications de la Guemara sur l’emploi du mot אוֹר dans le verset “Louez-le toutes les étoiles qui éclairent” (Tehilim 148,3), serait de sous-tendre l’exclusion des étoiles qui n’éclairent pas. Comme si, parce qu’elles n’éclairaient plus les autres, elles perdaient leur capacité à remercier et ainsi jusqu’à leur vie propre. Comme si leur raison d’être, la reconnaissance qu’elles témoignaient au Créateur, dépendait de ce qu’elles avaient à transmettre, de la lumière qu’elles pouvaient offrir, faisant alors du don l’essence de leur existence.

 

Cette idée serait bien sûr à rapprocher de nos existences humaines, au sein desquelles le don dans ses formes multiples, la lumière que l’on tente de distiller autour de nous, contribue à nous grandir.

 

Pour conclure sur cette première partie et sur la makhloket de la signification du mot אוֹר, la Guemara pose cette question qui saute aux yeux :

 

מַאי טַעְמָא לָא קָתָנֵי ״לֵילֵי

 

« Pour quelle raison ne pas avoir utilisé le mot habituel “nuit” ?”

A cela, la Guemara (Pessahim 3a) répond :

 

לִישָּׁנָא מְעַלְּיָא הוּא דְּנָקֵט

 

« Pour se servir d’une expression raffinée ». Les termes liés à l’obscurité en général ayant dans le langage courant une connotation plutôt péjorative, la Guemara choisit de ne pas débuter le traité avec le mot “nuit” du fait de cette résonance négative (Méiri, 1249–1315, Catalogne) afin d’inciter à sa lecture “dans de bonnes dispositions”.

 

Ainsi, les deux premières pages de tout le traité Pessahim évoquent une discussion portant sur l’usage d’une expression si raffinée qu’elle a été le moyen d’un débat autour des thèmes du jour, de la nuit, de la lumière, et probablement sur ce que le jour doit à la nuit.

 

D’où l’idée que le choix des mots mais aussi plus généralement la façon de communiquer avec autrui, de transmettre, est un des sujets centraux de la fête de Pessah.

 

Inspirons-nous de cette ouverture de la Guemara pour essayer de faire émerger une éthique juive du langage. La communication avec les autres semble toujours tellement spécifique, tellement tributaire du locuteur, du public, de la situation qu’il semble impossible de donner une recette de communication purement juive. Nous n’aurons pas la prétention d’en faire émerger une, mais peut-être des éléments, issus de cette Guemara, afin d’orienter le mode de langage propre au judaïsme, a fortiori dans la construction, à la table de Pessah, de sa transmission inter personnelle.

 

Pour résumer les deux premiers éléments de cette Guemara relatifs au mode de communication, notons d’abord que le langage est spécifique à chacun.

Vecteur d’une forme d’intelligence émotionnelle qu’il peut laisser transparaître, le langage garde une fonction unificatrice tout en révélant potentiellement des particularismes selon les origines, les cultures, les traditions des groupes humains et des individus.

 

Dans le champ relationnel en général, il s’agit ainsi de veiller à ne pas froisser les sensibilités humaines (le plus souvent), de savoir enrober parfois des paroles dont le contenu serait moins agréable de mots délicats et attentionnés, préservant une certaine pureté de langage, tout en restant authentiques dans notre façon de s’exprimer : travailler sur soi-même afin d’utiliser un langage policé, raffiné tout en sachant aussi exprimer les choses clairement, directement selon les circonstances, en évitant des formulations alambiquées qui pourraient parfois nous écarter du but en induisant une compréhension erronée de nos paroles.

 

Dès la création du monde, par le biais de la Parole, le langage a revêtu dans le judaïsme une fonction performative, incitant l’homme à se montrer responsable de ses dires.

 

Chaque être humain est donc doté de cette arme puissante qu’est la parole, à lui d’en faire le meilleur usage qui soit et de la rendre créatrice, méliorative, afin de contribuer à changer le monde (“le langage n’étant rien s’il n’est pas lumière”, comme l’exprime Christian Bobin dans “La lumière du monde”).

 

A l’approche des fêtes de Pessah, nous vous souhaitons de passer des sedarim empreints de dialogues fructueux, de conversations, de bienveillance envers vos proches, par le spectre d’un langage choisi et adapté selon l’interlocuteur, son âge etc. afin de donner à entendre des idées et pensées intelligibles, compréhensibles et donc utiles à l’autre.

 

1,2,3…A vos marques, prêts, parlez, célébrez !

 

  1. Camille Fermon

    Très bon texte