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Le regard

par: Rav Gerard Zyzek

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Est-ce que voir a une place dans la Torah ? Cette question peut paraître spécieuse. Toute notre vie nous voyons, nous regardons.

Toutefois les ‘Hakhamim dans le traité Avoda Zara 20a vont, sous leur mode paradoxal, faire éclore sur ce sujet une problématique fondamentale.

 

 

  1. Le traité Avoda Zara a pour objet l’analyse de nos relations avec les idolâtres. Les interdits liés à l’idolâtrie prennent une place très importante dans la Torah. Nous n’en aurons pour preuve que le fait que les deux premiers commandements des Dix Paroles, deux premiers commandements que toutes les âmes d’Israël entendirent directement de D. selon notre Tradition, ne traitent que de ce sujet. Malgré cette centralité, la notion d’idolâtrie nous échappe. Ce qui est bien compréhensible n’étant apparemment pas dans une société ou une culture qui prônerait le culte des idoles.

Le passage du Talmud qui nous occupe traite de l’interdit de לא תחנם, Lo Té’honem.

Que veut dire ce terme, Lo Té’honem ? La Guemara propose plusieurs explications. Nous nous attacherons à la troisième explication : לא תחנם, לא תתן להם חן

« Lo Té’honèm, ne leur donne pas de ‘Hèn, de grâce. »

 

  1. Traité Avoda Zara 20a :

לא תחנם, לא תתן להם חן, מסייע לרב דאמר רב אסור לאדם שיאמר כמה נאה עובדת כוכבים זו

« Lo Té’honèm, ne leur donne pas de ‘Hèn, de grâce. Cette explication conforte l’opinion de Rav qui nous enseigne : il est interdit pour l’homme de dire combien belle est cette idolâtre. »

Et effectivement c’est ainsi que Rashi explique le verset à la fin de Parashat Vaet’hanan (Devarim, VII, 2), à une nuance près :

« Lo Té’honèm, ne leur donne pas de ‘Hèn, de grâce, il est interdit pour l’homme de dire : combien beau est cet idolâtre ! »

Rashi parle d’un homme. La nuance est significative ; ce dont il est question ici n’est pas l’aspect sexuel de la chose mais l’aspect beauté, dire d’un idolâtre qu’il est beau.

Nous ferons remarquer aussi que l’expression de l’enseignement est « il est interdit pour l’homme de dire », cette expression du Talmud est fréquente, elle ne nous semble pas avoir été utilisée par hasard. Nous trouvons cette expression dans l’enseignement de Rabba :

אין אדם מעיז פניו בפני בעל חובו. בבא מציעא ג’ ע »א

« Un homme n’a pas l’affront de nier (sa dette) devant son créancier. » (traité Baba Métsia 3a)

c’est-à-dire que nos Maîtres considèrent qu’un homme n’ose pas nier un bienfait au visage de celui qui le lui a rendu, or la Guemara elle-même reconnaît qu’il est fréquent qu’un homme nie toute la dette (voir Shevouhot 40b).

De même Rav nous enseigne (traité Ketoubot 73a) : אין אדם עושה בעילתו בעילת זנות

« Un homme ne veut pas que sa relation (sexuelle) soit une relation de consommation. »

Or l’humanité est pleine du contraire.

De même Rabbi Méir enseigne (traité Nazir 9a) : אין אדם מוציא דבריו לבטלה

« Un homme ne sort pas des paroles pour rien. » (pour ne rien dire).

Or là aussi, le quotidien nous enseigne le contraire !

 

Ces différents enseignements nous suggèrent d’expliquer que lorsque nos Maîtres disent « un homme… » c’est de Adam qu’il s’agit, de l’homme comme D. l’a créé, c’est de la trace d’Adam qui est en nous qu’il s’agit (en notant que le contexte de ces enseignements est un contexte halakhique, légal, et non des élucubrations éthérées sur la nature de l’homme).

Nous tentons d’expliquer alors

אמר רבא מיחייב איניש לבסומי בפוריא עד דלא ידע בין ארור המן לברוך מרדכי. מגילה ז’ ע »ב.

« Rava enseigne : l’homme a l’obligation de s’enivrer à Pourim jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à savoir entre ‘maudit Haman’ et ‘bénis Mordekhaï’ » (traité Méguila 7b).

En disant que quelqu’un qui ne s’enivre pas le jour de Pourim ne touche pas l’enjeu de l’homme comme D. l’a créé.

De même dans l’enseignement qui nous occupe :

« Rav nous enseigne : il est interdit pour l’homme de dire ‘combien belle est cette idolâtre’ », mais en quoi ? Quel est le problème ? Pourquoi une idolâtre ne serait-elle pas belle ? Et en quoi le dire entacherait-il la dimension adam, la dimension fondamentale qui est en moi ?

Peut-être pouvons-nous proposer en première lecture que complimenter un idolâtre pour sa beauté est fondamentalement insensé. Il n’est pas beau, c’est un idolâtre ! Il n’est pas beau, il est laid ! Il n’y a rien de plus laid qu’être idolâtre !

Disons que je voie une idolâtre particulièrement belle et que spontanément des mots viennent à ma bouche de dire ‘comme elle est belle’, ces mots sont absurdes, comment puis-je sortir de tels mots de ma bouche, comment puis-je détacher la beauté de ce qui la vit, en l’occurrence une personne profondément immorale puisque idolâtre.

Peut-être aurions-nous ici déjà une certaine indication sur ce qu’est le phénomène d’idolâtrie. Sortir ces mots « combien belle est cette idolâtre ! » C’est en quelque sorte détacher la beauté de son contexte, en faire une valeur en soi, détacher un élément du tout, de l’unité fondamentale de toute chose.

 

Cette explication, quoique juste en son fond, ne nous satisfait pas tout à fait, car pourquoi se focaliser sur la beauté, cela serait aussi pervers de complimenter un idolâtre pour son intelligence, par exemple, et cette explication présuppose aussi que l’on ait intégré en quoi serait-ce tellement pervers et laid d’être idolâtre.

Continuons le passage du traité Avoda Zara.

La Guemara objecte à l’enseignement de Rav :

מיתיבי מעשה ברבן שמעון בן גמליאל שהיה על מעלה בהר הבית וראה עובדת כוכבים אחת נאה ביותר אמר מה רבו מעשיך ה’ ואף רבי עקיבא ראה אשת טורנוסרופוס הרשע רק שחק ובכה רק שהיתה באה מטיפה סרוחה שחק דעתידה דמגיירא ונסיב לה בכה דהאי שופרא בלי עפרא ורב אודויי הוא דקא מודה דאמר מר הרואה בריות טובות אומר ברוך שככה לו בעולמו.

« On objecte :

Une fois Rabban Shimon ben Gamliel se tenait sur une estrade au Mont du Temple. Il vit une idolâtre d’une beauté exceptionnelle. Il dit combien grandes sont Tes œuvres D.

Et Rabbi Akiva lui aussi vit la femme de Turnus Rufus l’impie. Il cracha, rit et pleura.

Il cracha car elle venait d’une goûte puante. Il rit car elle allait se convertir et il allait l’épouser. Il pleura, comment une telle beauté s’abîmera-t-elle dans la poussière !

Et Rav, comment expliquera-t-il ?

Rabban Shimon ben Gamliel rendait grâce (à D.) comme on enseigne : la personne qui voit de belles créatures dit Baroukh qui a de telles choses dans Son monde. »

 

III. Ce passage, saisissant, soulève de nombreuses questions.

Tout d’abord quelle est l’objection fondamentalement ? L’enseignement de Rav est qu’il est interdit de complimenter un idolâtre pour sa beauté, Rabban Shimon ben Gamliel a priori ne complimente pas l’idolâtre pour sa beauté, il exprime une bénédiction, il rend grâce à D. pour la grandeur de Sa création. Ceci en fait est la réponse de la Guemara, quelle était donc la question ?

D’autre part si la question vient de Rabban Shimon ben Gamliel comme on le voit clairement de la réponse de la Guemara, que vient faire l’histoire de Rabbi Akiva puisque manifestement la réponse de la Guemara אודויי הוא דקא מודה, « rendre grâce il rendait grâce », n’a rien à voir avec l’histoire de Rabbi Akiva ?

« Rabban Shimon ben Gamliel était sur une estrade sur la Montagne du Temple ». Rabban Shimon ben Gamliel, appelé communément Rashbag, était le chef du Grand Sanhédrin, le grand tribunal de Jérusalem à la fin de l’époque du second Temple, et de plus il se trouvait sur une estrade, ce qui exprime qu’il était au summum de sa grandeur, qu’avait-il alors à regarder les jolies femmes ? Et que faisait cette belle idolâtre au sein du Temple ?

Nous pouvons répondre aisément à la dernière question car les ‘Hakhamim nous enseignent que l’on accepte des sacrifices de la part des non-juifs, même idolâtres, au Temple de Jérusalem (quand bien même n’en accepterions-nous point de la part de Juifs renégats, voir traité ‘Houlin 5a et Hilkhot Maassé HaKorbanot de Rambam, chapitre III, halakha 2 et 4).

Autres questions. « Et Rabbi Akiva lui aussi vit », comme si de dire qu’il vit était en soi un enseignement. Et qui est cette femme de Turnus Rufus ? Et comment Rabbi Akiva sait-il qu’elle va se convertir et qu’il va l’épouser ?

 

Essayons de répondre.

Quelle est l’objection de la Guemara à l’enseignement de Rav ? Mais on voit bien que Rashbag n’est pas en train de complimenter cette femme pour sa beauté ! A moins de dire que la question était que finalement, bien qu’il ne complimente pas cette femme idolâtre, toutefois il porte un intérêt pour cette beauté puisqu’il en rend grâce à D., à ה’.

L’hypothèse de lecture de l’enseignement de Rav était qu’il est interdit de complimenter un ou une idolâtre pour sa beauté, car comment peut-on trouver beau ce qui ne fait pas la volonté de D. ! Ce n’est pas beau, c’est laid. Si c’est ainsi nous comprenons bien la question de la Guemara : comment Rashbag peut-il rendre grâce à D. pour la beauté de cette idolâtre ?

Si telle est la question, quelle en sera la réponse, et en quoi dire que Rashbag justement rend grâce à D. résoudra le fait que la beauté d’un idolâtre n’est que laideur ?

Et que vient faire ici l’histoire de Rabbi Akiva ?

Le Rashash, Rabbi Shmouel Streisson, relève que le Ein Yaakov rapporte une autre version du texte et au lieu de dire ורב אודויי הוא דקא מודה, « et Rav, comment expliquera-t-il ? », dira :

ורבנן מודו הוא דקא מודו, « et nos Maîtres, comment répondront-ils ? » au pluriel.

C’est-à-dire clairement que la question, et la réponse, concernent et le cas de Rashbag et le cas de Rabbi Akiva. Mais comment ? Où est-ce que Rabbi Akiva complimente-t-il une quelconque idolâtre pour sa beauté ?

Il nous semble qu’il faille expliquer ainsi.

Rabbi Akiva pleura, דהאי שופרא בלי עפר, « cette beauté qui s’abîmera poussière ».

Rabbi Akiva pleura ! Mais qu’y a-t-il à pleurer ? Mais elle est laide, la femme de Turnus Rufus ! Turnus Rufus était le gouverneur romain de la Palestine. Toute son énergie était de pacifier le district dont il avait la responsabilité. Tout est pacifié, mais l’élément résistant reste Rabbi Akiva, le Maître de Torah. Nous supposons que son épouse lui suggère qu’elle aille faire chuter cet éminent Maître, les hommes de religion n’ont-ils pas de points faibles ? Et il est vrai que, vu sa beauté, nul ne lui résiste.

 

  1. « Rabbi Akiva pleura ».

Qu’y a-t-il à pleurer ?

שקר החן והבל היופי אשה יראת ה’ היא תתהלל. משלי ל »א, ל’

« Mensonge est la grâce et vanité la beauté, la femme craignant D. sera digne de louange » (Michlé, chapitre XXXI, verset 30)

Vanité des vanités, tout est vanité. Le monde nous attire par ses chimères passagères, par ses rêves illusoires, par ses chants de sirènes.

« Mignonne allons voir si la rose qui ce matin était éclose… » Le jeune étourdi, inexpérimenté, se laisse prendre aux illusions du monde, il y croit, le pauvre inconscient ! Mais il se rendra compte, lui comme tous les autres que tout est passager, et que tout n’est qu’illusions, que la beauté est passagère, et que la beauté a déjà le goût de la tombe.

Le Sage ne doit-il pas suivre les traces de Bouddha, qui Maharadjah riche, opulent, se rendit compte des folies du monde et rechercha l’harmonie et la sérénité ! Et ne pas donner prise aux passions vaines et destructrices.

La question de la Guemara est : qu’est-ce que Rabbi Akiva a à pleurer ? Qu’est-ce qui vaut le coup de pleurer ? Mais c’est une idolâtre !

Il rit. Est-il devenu fou ?

Cette femme a l’habitude de tourner la tête aux hommes. On a coutume dans les milieux un petit peu cultivés de dire que la beauté est relative, subjective. Qu’elle dépend de conventions, de modes, d’affects multiples et divers.

Peut-être que ce n’est pas si sûr. Cette femme a l’habitude qu’on se retourne quand elle passe. On est piégé par ce qui est beau. Comme dit notre Guemara :,הרואה בריות טובות אומר « celui qui voit de belles créatures dira… »

Tossfot ajoute au nom du Talmud de Jérusalem : אפילו גמל נאה סוס נאה חמור נאה אומר

« Même (pour) un beau chameau, même un beau cheval, même un bel âne, il dira… »

Il y a des choses dans le monde qui donnent l’idée d’une perfection, d’une harmonie, d’une vie parfaite. Un oiseau merveilleux, un papillon extraordinaire, un cheval même aux proportions parfaites. Mais lorsqu’on touche à l’humain, on est mal à l’aise.

Cette femme sûrement a été éduquée depuis son enfance à piéger les hommes, à mettre mal à l’aise. L’irruption du beau nous met mal à l’aise.

« Rabbi Akiva cracha, rit et pleura ». C’est-à-dire qu’il mit cette beauté à sa juste place. Il n’en fit pas un absolu. Il n’est pas en face du beau. Il est en face d’une personne vivante.

Mais qu’est-ce que tu viens m’aguicher, tu crois faire la maline ? Mais d’où viens-tu, toi qui te crois importante ? Mais lorsque tu étais petite, tes parents te changeaient les couches comme à tout le monde !

 

  1. « Rabbi Akiva rit ».

Il vit qu’elle va se convertir et qu’il va l’épouser. Mais comment sait-il qu’elle va se convertir ? Lorsque je pose cette question aux Talmidim, leur tendance première est de répondre qu’il le savait par souffle prophétique, רוח הקודש. Evidemment c’est un grand Rav, évidemment il sait ce qui va être.

Mais il me semble que ce n’est pas la bonne démarche. Ou tout au moins cela demande à être défini avec précision, car premièrement où est-ce écrit dans le texte ? Ainsi nos Maîtres nous ont-ils enseignés que l’on ne force pas un texte en y introduisant des notions qui y sont absentes.

On est mis mal à l’aise par la beauté de la femme de Turnus Rufus, mais Rabbi Akiva positionne cette personne à sa juste place. C’est un être vivant, elle n’incarne pas la beauté, ce n’est pas un absolu, elle vient de quelque part, elle vit et a un devenir.

Elle qui a l’habitude de mettre mal à l’aise voit son univers s’effondrer.

Que se passe-t-il ? En vérité elle est vécue par les gens comme une idole. Elle est belle. Les hommes de religion, même eux, ne résistent pas à sa beauté. C’est cela le phénomène d’idolâtrie : conférer une dimension d’absolu à une réalité créée.

Nous percevons cette dimension, même dans notre monde désacralisé, par exemple dans ce que l’on appelle ‘les idoles des jeunes’. Lorsque l’on entend une vedette, un chanteur, qui arrive à faire ressortir par ses mots, par ses mélodies ce que nous ressentons, ce que nous attendons, nos aspirations, lorsqu’il a le courage d’exprimer ce que nous ressentons, de le crier et de le pleurer, il devient une idole, l’idole des jeunes. Le vrai et le beau deviennent incarnés. C’est une idole.

C’est cela l’interdit de la Torah : de conférer une dimension d’absolu à une réalité créée.

Combien exigeante et redoutable est cette Mitzva de la Torah car fréquemment notre réalité sensible nous fait percevoir comme remarquables, exceptionnels, sublimes voire parfaits des phénomènes que nous côtoyons, et que nous serions tentés d’appeler divins, investis d’un absolu.

Et c’est ce que notre Guemara nous enseigne : « celui qui voit de belles créatures dit Baroukh qui a de telles choses dans Son monde ». Rabban Shimon ben Gamliel a exprimé que cette perfection rend compte des grandeurs des œuvres du בורא עולם, du Créateur de toute chose.

 

Récapitulons. L’hypothèse de lecture de l’enseignement de Rav (« il est interdit pour l’homme de dire combien belle est cette idolâtre ») était qu’il est profondément inadéquat de complimenter un idolâtre pour sa beauté, car comment un être dépravé peut-il être beau ?

La conclusion sera de dire qu’il est interdit de leur conférer du ‘Hen, de la beauté, car dire qu’ils sont beaux c’est entrer dans leur jeu, entrer dans leur univers idolâtre. En revanche, rendre grâce de cette beauté à ה’, à D., c’est désacraliser cette beauté, la rendre vivante, l’intégrer dans un ensemble vivant et non figé comme une statue sublime, mais morte. Car retirer un élément du tout est le rendre mort.

C’est cela l’interdit de la Torah : לא תחנם, לא תתן להם חן : « Lo Té’honèm, ne leur donne pas de ‘Hèn, de grâce. »

Ne leur donne pas de ‘Hen, car le ‘Hen n’existe pas chez l’idolâtre. Le ‘Hen, la grâce, est la beauté mais dans sa dimension vivante, dynamique, non morte, figée.

Reprenons l’enseignement de Rav : אסור לאדם שיאמר כמה נאה עובדת כוכבים זו

« Il est interdit pour l’homme de dire combien belle est cette idolâtre. »

« Pour l’homme’, effectivement, car cette sacralisation de la beauté nous arrache notre dimension vivante, comme dit le verset : כמוהם יהיו עושיהם כל אשר בוטח בהם. תהילים קט »ו

‘Qu’ils soient comme elles ceux qui les ont façonnées (les statues, les idoles), toute personnes qui croient en elles’ (Tehilim, CXV, 8) »

 

  1. « Il rit car elle allait se convertir et il allait l’épouser ».

Comment voit-on qu’elle allait se convertir ? Nous proposons de dire qu’elle voit son univers s’effondrer. Elle est habituée à être une femme tentatrice, qui fait chuter même les hommes de religion, car or on ne peut pas résister à la tentation.

Rabbi Akiva a une autre attitude, il casse l’idole. Il la met à sa juste place. Elle n’est pas une tentatrice, c’est une femme vivante, qui est née, qui vit et qui va mourir. Soit elle se suicide, soit elle se convertit.

Il allait l’épouser. Evidement. Il a fait d’elle une femme, il a fait naître chez elle un manque, une attente, il a fait d’elle un réceptacle, comme disent les ‘Hakhamim dans le traité Sanhédrin 22b : אין אשה כורתת ברית אלא למי שעושה אותה כלי

« Une femme ne tranche d’alliance qu’avec celui qui fait d’elle un réceptacle. »

 

VII. ואף רבי עקיבא ראה אשת טורנוסרופוס הרשע רק שחק ובכה

‘Et Rabbi Akiva lui aussi vit la femme de Turnus Rufus l’impie. Il cracha, rit et pleura’.

Nous n’avons pas encore rendu compte du corps même de l’enseignement : « et Rabbi Akiva lui aussi vit ».

Qu’est-ce que ce regard ? Et comment se fait-il qu’il vit ? Qu’ont nos Maîtres, Rashbag et Rabbi Akiva, à porter ainsi leur regard ? C’est la question de la Guemara : ולאסתכולי מי שרי, « est-il permis d’ainsi porter son regard ? »

מיתיבי ונשמרת מכל דבר רע, שלא יסתכל באשה נאה ואפילו פנויה באשת איש ואפילו מכוערת ולא בבגדי צבע של אשה ולא בחמור ולא בחמורה ולא בחזיר ולא בחזירה ולא בעופות בזמן שנזקקין זה לזה ואפילו מלא עינים כמלאך המות. אמרו עליו על מלאך המות שכולו מלא עינים, בשעת פטירתו של חולה עומד מעל מראשותיו וחרבו שלופה בידו וטיפה של מרה תלויה בו, כיון שחולה רואה אותו מזדעזע ופותח פיו וזורקה לתוך פיו ממנה מת ממנה מסריח ממנה פניו מוריקות

« On objecte : tu te préserveras de tout mal (Devarim, 23,10), c’est-à-dire que l’homme ne doit pas regarder une belle femme, même célibataire, une femme mariée, même laide, ni les habits colorés d’une femme (qu’il connaît), ni un âne et une ânesse, ni un porc et une truie ni des oiseaux au moment où ils s’accouplent, et même plein d’yeux comme l’ange de la mort.

Nos maîtres enseignent au sujet de l’ange de la mort qu’il est entièrement plein d’yeux. Au moment du décès du malade, il se tient au dessus de sa tête avec une épée dégainée dans sa main avec une goutte de bile qui y est suspendue. Lorsque le malade le voit il tressaille et ouvre sa bouche. Il y jette alors la goutte de bile. C’est d’elle qu’il meurt, c’est d’elle qu’il pourrit, c’est d’elle que son visage blêmit. »

 

Réponse : קרן זוית הואי, « C’était au coin d’une rue »

Reprenons ce passage.

ונשמרת מכל דבר רע ‘Tu te préserveras de tout mal’. Qu’est-ce que le mal ? Vaste question qui nous laisse présager du pire. Jack l’Eventreur, le nazisme…

Pour les ‘Hakhamim, la réponse à cette grande question est claire et sans ambiguïté : laisser son regard se prendre à ce qui lui est plaisant, à ce qui l’attire. La passivité du regard. Donner matière à sa pensée à gamberger, à fantasmer. Par le regard.

 

« Et même plein d’yeux comme l’ange de la mort ».

Et même si on est assiégé de toute part tellement on a envie de regarder, que l’on est torturé de toute part tellement on a envie de voir. Comme si on était tenté part mille yeux qui veulent nous hypnotiser.

Ce qui est mis en relief ici n’est pas le désir, mais l’envie de voir, le mouvement en nous qui nous attire à voir. A pianoter sur Internet, à laisser son regard vagabonder.

Meurs mais ne regarde pas, car cette passivité c’est la mort [comme disent les ‘Hakhamim :

שאל אלכסדרוס מוקדון את זקני הנגב מה יעביד איניש ויחיה אמרו ליה ימית עצמו

« Alexandre de Macédoine demanda aux anciens du Sud : que doit faire l’homme pour vivre ?

Ils lui répondirent : qu’il meure ! » (traité Tamid 32a)].

Etre pris par le monde, par le délire du monde, c’est l’origine subtile de l’aliénation, être pris par l’extériorité des choses. Etre un fétu de paille face à l’extériorité des choses.

Alors comment nos Maîtres, Rashbag et Rabbi Akiva ont-ils vu ?

La Guemara répond : קרן זוית הואי, « C’était au coin d’une rue »

Quelle est cette réponse ? Rashi explique :

קרן זוית הואי. כשפונה לימין או לשמאל ליכנס ממבוי למבוי ופוגעין זה את זה בקרן זוית דאינו רואה אותה מרחוק באה כנגדו שיעצם עיניו.

« C’était au coin d’une rue. Lorsqu’il tourne à droite ou à gauche pour aller d’une rue à l’autre, ils se rencontrent au coin ; il ne l’a pas vue de loin en face de lui pour qu’il puisse fermer ses yeux. »

 

VIII. Un des grands Maîtres des générations précédentes, Rav Yossef Yéouda Leib Bloch, Rosh Yeshiva de Telshe en Lituanie avant la Seconde Guerre Mondiale, fit de cette réponse de la Guemara une source fondamentale de réflexion et d’engagement dans le service d’ה’, de D. [nous tenons ici à mettre en exergue le point suivant : bien que le Talmud soit une source inépuisable de pensée, son sujet n’est pas la pensée mais

תכלית חכמה תשובה ומעשים טובים. ברכות י »ז ע »א.

« il n’y a pensée véritable que si elle induit remise en question et actes concrets » (traité Berakhot 17a)].

Nous traduisons ici quelques passages de son cours publié dans Shiouré Daat (tome II pages 90, 91, 92 édition 1989) :

« Il y a lieu de méditer et d’être interpellé par la grandeur intérieure et la puissance de potentiel de nos Maîtres. Et d’être impressionné comment chez Rabbi Akiva toutes les composantes de son âme étaient éveillées et puissantes, comment pour un instant, par un regard accidentel (‘c’était au coin d’une rue’), se sont éveillées en lui des sentiments tellement divers et impérieux.

Les affects, les sentiments, les appétits étaient vivants chez nos Maîtres, et par la grandeur de leur cœur ils savaient contenir en eux les contraires et percevoir des sentiments divers et paradoxaux, chaque sentiment tendu au maximum et assumé. Ils savaient gérer leurs pulsions et leurs sentiments et leur donner une juste place. Ils ne laissaient pas à ces sensations, qui s’éveillaient en eux, être autonomes et agir pour elles-mêmes, mais ils leur donnaient une unité, ces sensations se trouvaient élevées, retrouvaient leur grandeur fondamentale et leur perfection véritable jusqu’à exprimer מה רבו מעשיך ה’, Combien grandes sont tes œuvres D.

Et étant donné que chez nos Maîtres les composantes de leurs personnes étaient vives et limpides, et qu’ils ne négligeaient aucun sentiment, nous pouvons alors concevoir ce que les ‘Hakhamim nous enseignent :

כל הגדול מחבירו יצרו גדול הימנו. סוכה נ »ב ע »א

« Plus quelqu’un est grand, plus ses instincts sont grands. » (traité Soucca 52a)

Nous tirons d’ici un principe général : l’homme ne doit pas occulter des composantes de sa personne ni des sentiments. La différence entre un homme simple et un homme de stature élevée est en cela que chez l’homme simple chaque pulsion, sentiment, s’éveille et vit et le submerge, chez l’homme grand toutes ces composantes intérieures s’illuminent et s’unifient aux aspirations élevées de l’intériorité de l’être. » (traduction non littérale)

 

Nous ajouterions que l’homme simple, étant submergé par les énormités qui se vivent en lui, n’aura de cesse de les réduire et de les limiter, de les casser pour tenter vaille que vaille d’exister, tandis que l’homme qui est dévoré par la volonté de servir le D. Un aura à cœur d’unifier et de respecter les composantes paradoxales de son être, dans la mesure de ses capacités.

 

  1. Reprenons le commentaire de Rashi sur la réponse de la Guemara.

קרן זוית הואי. כשפונה לימין או לשמאל ליכנס ממבוי למבוי ופוגעין זה את זה בקרן זוית דאינו רואה אותה מרחוק באה כנגדו שיעצם עיניו

« C’était au coin d’une rue. Lorsqu’il tourne à droite ou à gauche pour aller d’une rue à l’autre, ils se rencontrent au coin ; il ne l’a pas vue de loin en face de lui pour qu’il puisse fermer ses yeux. »

Le développement de Rav Yossef Leib Bloch nous aide un peu à comprendre la réponse de la Guemara, néanmoins une grosse difficulté subsiste. Si la Torah nous enjoint de ne pas nous laisser entraîner par notre regard comme dit le verset : ‘Tu te préserveras de tout mal’, comment, d’un point de vue légal, nos Maîtres ont-ils pu avoir l’attention mobilisée par la beauté de ces femmes ?

Rashi répond magistralement à cette question.

L’injonction de la Torah est de se prémunir du mal, de toute chose mauvaise. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas voir, qu’il n’y ait rien à voir, cela signifie qu’il faut prendre ses dispositions pour ne pas se laisser attirer. C’est précisément ce que dit le verset ‘préserve-toi du mal’, prendre ses dispositions. Si je vois quelque chose qui risque de m’attirer, je ferme mes yeux, je détourne mon regard, je suis actif pour ne pas me laisser prendre. Mais, et c’est cela l’innovation fondamentale, cela ne signifie pas que je ne doive pas avoir le regard ouvert, les yeux bien ouverts ! La nuance est que je dois me prémunir, non que je ne doive pas voir.

 

L’enjeu est de taille.

Y a-t-il quelque chose à voir ? Est-ce que le voir est mensonge, illusion, fantasme ?

Sommes-nous dans un monde d’illusion ? Monde de mensonge ? Qu’est-ce que l’intériorité et l’extériorité ?

Les ‘Hakhamim nous ont enseigné ‘et même plein d’yeux comme l’ange de la mort’, ne te laisse pas prendre par l’extériorité ! C’est la mort ! Mais qu’est-ce que l’extériorité ? Le ‘mauvais’ ce n’est pas le monde c’est se laisser prendre par le monde.

Ici Rabbi Akiva créa par son regard : cette femme changea sa vie par son regard.

L’œil se dit עין, Aïn, en hébreu, ce qui signifie aussi une source, c’est-à-dire une source d’eau vive qui donne de l’eau, qui donne, et non qui reçoit. D’eau jaillissante. L’œil est actif. Le regard est actif. ‘Les yeux fertiles’ des surréalistes.

Et c’est ce que les ‘Hakhamim nous enseignent : Rashbag vit, Rabbi Akiva vit. Il y a quelque chose à voir. Dire qu’il y a quelque chose à voir c’est aussi dire que le monde existe, parfois par éclair fugace réaliser qu’une réalité existe indépendamment de moi.

Dire, percevoir fugacement qu’une réalité existe indépendamment de moi, c’est aussi exprimer qu’il y a quelque chose, que quelque chose existe préalablement à la conscience que j’en ai. Nous proposons de dire que c’est exprimer qu’il y a une réalité créée, et qu’il y a un Créateur.

C’est l’origine de la vision prophétique, la relation par le regard à une réalité radicalement différente de moi.

Un passage du Talmoud Yeroushalmi (cité par Rabbi Yossef Leib Bloch dans Shiouré Daat) nous permettra de synthétiser notre étude (traité Betsa, chapitre5, halakha 2) :

אפרח רוחא פיקייליה מעל קדליה דרבי מאיר. אודיק רבי מן כוותא וחמא קדליה דרבי מאיר מן אחוריו. אמר לא זכית אנא לאורייתא אלא בגין דחמי קדליה דרבי מאיר מאחוריו

« Le vent fit se soulever le bas du turban de Rabbi Méir. Rabbi (son élève) vit par la fenêtre la nuque de Rabbi Méir. Rabbi disait : je n’ai pu mériter de la Torah (c’est-à-dire être plus grand en Torah que mes pairs) que parce que j’ai vu une fois la nuque de Rabbi Méir. »

Le Yeroushalmi continue. Pour comprendre la suite il faut savoir que Rabbi portait toujours des gants (voir la raison dans les commentaires du Yeroushalmi).

רבי יוחנן ורשב »ל תריהון אמרין אנן לא זכינן לאורייתא אלא בגין דחמינן אצבעתיה דרבי מן גולגיקין דידיה

« Rabbi Yo’hanan et Rabbi Shimon ben Lakish disaient tous deux : nous n’avons mérités de la Torah (c’est-à-dire d’être les plus grands Maîtres de notre génération) que parce qu’une fois nous vîmes les doigts de Rabbi (notre Maître) sortir des gants. »

Passage halluciné ! Ils virent les doigts de leur Maître, et alors ! Qu’est-ce que cela apporte en grandeur de Torah ?

Nous proposons la démarche suivante. Dire que D. donna la Torah au Sinaï, que D. donna la Torah aux hommes, est un credo important mais abstrait, c’est somme toute de la théologie (ce qui pour nous est légèrement péjoratif).

Que Rabbi voie par hasard le cou de son Maître, ou d’autres les doigts de leur Maître, c’est dire qu’une fois ils réalisèrent que cet homme-là existe, qu’il n’est pas une vue de l’esprit, que c’est un homme, physique, et que la Torah a été donnée à des hommes comme ça. Que la Torah n’est pas une abstraction, qu’elle est transmise par des hommes concrets. Et que cette réalité existe indépendamment de moi, et qu’apprendre existe aussi.

 

  1. Le Shoul’han Aroukh (Ora’h ‘Haïm 225 §10) apporte en conclusion légale notre passage du traité Avoda Zara 20a (nous en donnons la traduction) :

‘La personne qui voit de beaux arbres, de belles créatures et même un idolâtre dira la bénédiction « qui a de telles choses dans Son monde ». On ne fait cette bénédiction que la première fois que l’on voit de telles choses, à moins que l’on en voie de plus belles.’

Le Mishna Beroura (commentaire contemporain majeur du Shoul’han Aroukh) cite le ‘Hayé Adam (chapitre 63 §1) : ‘Mais de nos jours nous n’avons pas l’habitude de faire cette bénédiction. La raison me semble être du fait que cette bénédiction ne s’applique qu’à la chose la plus belle que l’on voie. Et que l’on ne peut réitérer cette bénédiction qu’en présence d’une réalité plus belle que la première fois (langage du Shoul’han Aroukh), qui peut avoir une telle clarté d’esprit ?’

Effectivement.

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Le regard”

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