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Ki tissa : construire le vide

par: Stéphanie Allali-Klein
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Publié le 15 Février 2022

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La Paracha Ki Tissa comporte de nombreux éléments, c’est une Paracha très riche. Elle commence par un événement qui n’est pas dans le bon ordre chronologique, à savoir le dénombrement des bene Israël qui a lieu après la faute du veau d’or ; dénombrement qui se fait à partir d’un mahatsit hashekel (un demi-shekel), dont la somme servira en partie à la construction des socles du Michkan (sanctuaire).

Après que D.ieu ait confié à Betsalel la construction du Michkan et de ses ustensiles, la Paracha se recentre sur les allées et venues de Moche sur Le Har Sinaï pour faire descendre les Tables de la Loi. Elle continue par l’événement tragique de la faute du veau d’or, het haeguel, dont la conséquence est une grande perte humaine.

Cette Paracha dont le nom Ki Tissa exprime une idée d’élévation et de réception, porte en elle l’idée de construction : la construction du Michkan, la conception du veau d’or, des Tables de la Loi, du mahastit hashekel pour dénombrer les vivants et construire les socles. Mais elle porte également l’idée de destruction : la destruction des premières tables de la loi, du veau d’or et même d’une partie du peuple qui meurt soit par la main des Leviim, soit par l’épidémie.

Au sein de cette forte tension entre destruction et construction, il est aussi question de rappeler l’importance du respect du Chabbat et l’interdiction de le transgresser pour les travaux liés à la construction du Michkan.

Il est aussi question de rappeler que D.ieu a créé le monde en 6 jours et que le 7ème jour Il s’est reposé. Comme si quelque chose se rejouait avec la faute du veau d’or, une menace d’une destruction plus forte suivie d’un empressement de reconstruire, de faire revivre, de compter les vivants afin de maintenir le monde.

Mais s’agit-il ici de le recréer ?

1-Matériel contre peur du vide 

Dès le début de la Paracha, l’idée d’élévation exprimée par le verbe nassa, Ki tissa porte en elle une signification plus concrète. Selon le Targoum Onkelos, Ki tissa veut dire recevoir, le verset se traduisant ainsi : « quand tu recevras le total de leur compte ».
De nombreux béné Israël sont morts, notamment le erev rav, le ramassis, à savoir les Égyptiens qui ont suivi Moche et qui sont à l’initiative du veau d’or. D.ieu s’empresse de recompter les vivants, mais comme dans la tradition juive dénombrer apporte le mauvais œil, les bene Israël donnent un demi-shekel par tête.
C’est donc à la réception de ces shekalim que l’on connaîtra le nombre de personnes restées vivantes.
Cette somme sert à la construction des socles du Michkan et d’une cuve pour l’ablution des Cohanim :
« Les cent talents (kikar) d’argent furent destinés à couler les socles du Michkan et les socles de la partition (parokhet) : cent socles pour les cent talents, un talent par socle. » (Pekoudei, 38, 27)

D.ieu informe que cet argent sera aussi pour les bene Israël un mémorial devant Hachem pour le pardon de leur âme. L’argent est ici souvenir et mémorial, il est reconstruction après destruction.

« Il sera pour les fils d’Israël comme mémorial devant Hachem pour le pardon de vos âmes » (Ki tissa, 30, 16)

Le Michkan porte ainsi en lui cette idée de reconstruction et de mémoire d’une perte.

La matière comble le vide. Le matériel porte toujours en lui l’idée du vide, du désert, de l’absence.

Dans le mot midbar, désert, il y a les mêmes lettres que le nom davar qui signifie chose, et le verbe medaber qui signifie parler. Le désert porte en lui cette tension du matériel et de la parole. Souvent, le matériel fait ressentir le vide du désert. Souvent, la parole sort du vide et  reconstruit. C’est ici, aussi, l’idée des asseret hadibrot, des dix paroles gravées sur les Tables de la Loi, appelées plus communément les dix commandements.

Cette tension entre matériel et peur du vide se rejoue au moment des Tables de la Loi et du veau d’or.

Moche ne revient pas. De plus, les bene Israël se trompent dans le compte des jours pour son retour. Dès lors, une panique s’installe, il faut combler le vide, l’absence. Ils se précipitent pour donner leurs bijoux et leur or.

 

Eguel, le veau a la même racine que aguala l’immédiateté. Rachi (Troyes. Rabbi Chlomo ben Itshak hatsarfati, 1040-1105) explique que le 16 Tamouz, est venu le Satan qui a jeté la confusion dans le monde. Il lui a donné l’apparence des ténèbres, de l’obscurité, de brume et de désordre, de sorte qu’ils se sont dits, “Moche est sûrement mort pour que le monde soit déréglé”.

 

La Guemara chabbat 89a informe que le Satan leur a montré une forme ressemblant à Moché que l’on transportait dans les airs, dans le firmament céleste.

 

Les bene Israël au Har Sinaï étaient comme Adam avant la faute. Adam voyait le monde avec du  discernement. En effet, ce qu’il percevait du monde était à l’extérieur de lui. Il savait différencier le vrai du faux. Il était à l’image de la création du monde de D.: dualité et séparation.  Le faux retard de Moche les replonge dans une confusion, une sorte de Tohu Bohu d’avant la création. Si D.ieu se précipite pour compter les vivants ; eux se précipitent pour remplacer le « mort », l’absent.

 

Cette confusion amène à la corruption. La corruption déclenche auprès de D.ieu le besoin d’anéantir.

 

« Hachem parla à Moshé : « va descends car ton peuple que tu as fait monter d’Egypte s’est corrompu (ki shihet ameha) » (Ki tissa, 32, 7)

 

Le terme employé pour corruption (chahat) se retrouve également dans les versets qui annoncent le déluge et l’anéantissement.

« Or la terre s’était corrompue (tehachet) devant D.ieu, et la terre fut remplie de brigandage. D.ieu vit la terre et voici qu’elle était corrompue (michheta) car toute chair avait corrompu (hichhit) sa voie sur la terre. » (Noah, 6, 9-12)

 

Et lorsque D.ieu les menace de les détruire, le même mot est employé :

« Je suis sur le point de les détruire (machhitam) » (ibid, 6, 13)

 

Dans la Paracha Ki tissa, D.ieu veut détruire le monde et le reconstruire à partir de Moche.

Mais Moche refuse d’être le point de départ, il met D.ieu face à la promesse qu’il a faite à Avraham, Itshak et Yaakov :

« Souviens-toi d’Avraham, Itshak et d’Israël, tes serviteurs auxquels tu as juré par toi-même et auxquels tu as dit, « je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel et tout ce pays dont j’ai parlé, je le donnerai à votre postérité et ils en hériteront à jamais » (Ki Tissa, 32, 13)

Moche ne veut pas être vecteur de création, mais rester guide et prophète. C’est sans doute pour cela qu’il demande à D.ieu de l’effacer de son livre. Sans le peuple, il n’a pas de raison d’être: il n’est pas un point de départ pour créer le peuple, il est le peuple. C’est le peuple qui crée Moche à chaque instant en fonction du comportement de ce premier.

La Guemara Berakhot 32a rapporte la pensée de Moche : « afin que l’on ne dise pas de moi que je n’ai pas été capable de solliciter pour eux la miséricorde divine » ; Il a peur du jugement, car il est aussi face aux autres et non pas seulement face à D.ieu.

Dans Avoth de Rabbi Nathan, il est rapporté que les premières Tables de la Loi ont été gravées dès les six jours de la création. Mais le contrat des six jours de la création n’est pas respecté et Moche brise les Tables.

En effet, ce n’est pas à l’homme de créer des objets intermédiaires entre lui et D.ieu mais à D.ieu de le faire. Que ce soit le bâton de Moche ou le Michkan, tout objet créé doit être fait en partenariat avec D.ieu puisque c’est Lui qui détient le pouvoir créateur premier. Betsalel qui est révélé dans cette Paracha est lui aussi choisi par D.ieu. Il porte en lui la même idée de création que celle de D.ieu. Les sages du Talmud rapportent qu’il connaissait l’art de combiner les lettres sacrées qui ont créé la terre et le ciel. Il a le même niveau de sagesse que D.ieu à savoir déduire des idées nouvelles, ne pas retourner en arrière, ne pas céder à la facilité du retour qui enlève toute liberté.

L’Egypte et le veau d’or représentent le passé, une vision archaïque et chaotique d’un monde sans relation. Un monde incapable de créer du lien entre le passé et le futur, entre les générations; un monde qui ne se renouvelle pas.
Si les pierres des Tables se brisent face à l’or, c’est pour montrer la brisure nécessaire qu’entraîne toute relation : se briser soi-même afin de faire émerger des idées nouvelles. L’or est opacité et fusion. Briser les Tables de D.ieu est renouvellement, espace, acceptation du vide sain qui permet non pas de recoller les morceaux mais de créer autrement. Recoller les morceaux est dévastateur, mais chercher la fusion, encore plus. Accepter la destruction et recommencer comme D.ieu l’a fait à travers Adam, Noah et Avraham, c’est laisser place au tournant, au neuf. Moche suit donc ce mouvement en brisant les Tables des six jours de la création.

Dans la Guemara Sanhédrin 64a, il est question de la différence entre avodat Hachem (le service divin) et avoda zara (le service étranger) à travers l’idolâtrie de Baal Peor. Il est question pour l’idolâtrie, du terme nimtsad, qui signifie coller, se coller à l’idole. Pour le service divin, il est question de davak, qui signifie coller également. Rachi explique la différence entre les deux termes. Pour nimtsad, il donne l’image d’un pot de miel, dont le couvercle est scellé par de la cire à son couvercle. Pour le terme davak, il donne l’image de dattes qui se collent et se décollent. Si l’idolâtrie est l’impossibilité d’ouverture, d’espace ; le service divin est l’espace nécessaire qui permet d’avoir un projet commun. Il est intéressant de noter que le terme davak est employé pour le couple.

« C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit (davak) à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Berechit, 2, 24)

Les Tables symbolisent l’affranchissement du penchant au mal, du tohu bohu qui est errance et qui rejette l’idée de la création.

Pour les secondes Tables, ce sera à Moché de tailler les blocs de pierre et de les porter sur la montagne pour que D.ieu y grave les dix paroles.

Ces secondes tables sont le renouvellement de l’homme. Si Moche descend avec les premières, il monte pour les secondes et redescend avec un visage de lumière. Sa propre construction l’élève parce qu’elle est active.

 

Se briser (comme à Kippour, les 13 attributs de miséricorde de D.ieu mentionnés dans notre prière ce jour-là se trouvent dans cette Paracha – chapitre 34 verset 6), mettre du vide dans le trop plein, prendre du recul face à la précipitation, se retirer comme l’a fait D.ieu lors de la création (tsimtsoum), amènent à l’action et à la création. Dès lors se fait un passage entre le monde de D.ieu et notre monde. Le Temple représente cela. C’ est une construction d’ouverture et de relation. Les portes ne sont jamais fermées.

Au Tehilim 24, le verbe nassa est employé pour parler des portes du Temple, une fois à la forme passive : « Soyez élevées (vaïnassou) portails éternels » (v7) et une fois à la forme active : » Élevez- vous (séou), portails éternels » (v9)
Dans la première citation, la Techouva passive se fait par crainte et nous ramène donc à notre statut d’esclave car elle met en exergue un retour par peur . Alors que la seconde citation exprime une Techouva active qui exprime un retour par amour qui amène à la liberté.
Aussi, le Radak (Narbonne. David Kimhi, 1160-1235), explique que le portail (patah) est l’espace vide qui constitue l’ouverture de la porte. Cet espace crée un potentiel, car même lorsque les portes sont fermées, il y a un potentiel d’ouverture, comme les Tables brisées ou les dattes qui se collent et se décollent. Si le matériel est le vide, le potentiel d’ouverture qui efface le trop plein, permet un passage entre le monde d’en haut et le monde d’en bas.

2-Chabbat et création

« Hachem dit à Moché en ces termes : quant à toi, parle aux enfants d’Israël en disant : « Toutefois, vous devez observer mes Chabbat, car c’est un signe entre moi et vous pour vos générations, pour savoir que je suis Hachem, qui vous sanctifie. Vous observerez, car il est saint pour vous ; celui qui le profanera sera mis à mort car toute personne qui fera un ouvrage en ce jour, cette âme sera retranchée du sein de son peuple. Six jours durant, le travail sera effectué et le septième jour est un jour d’arrêt complet, il est sacré pour Hachem ; quiconque effectue un ouvrage le Chabbat sera mis à mort. Les enfants d’Israël observeront le Chabbat, pour faire du Chabbat une alliance éternelle pour leurs générations. Entre moi et les enfants d’Israël, c’est un signe éternel qu’en six jours, Hachem a fait le ciel et la terre et le septième jour il a cessé toute création et s’est reposé » (Ki tissa, 31, 12-17)
Il y a ici à l’image des deux Tables de la Loi (celle de D.ieu, celle de Moché), le Chabbat de D.ieu, le Chabbat de l’homme.
D.ieu exprime par le Chabbat ce qu’est la création : la création doit se limiter.

Ainsi, l’homme ne peut créer de manière illimitée.
Le Chabbat permet à la création de se créer d’elle-même.
Ainsi en est-il de la création du Michkan ; elle ne doit pas empêcher la limite que pose le Chabbat. Il doit se créer de lui-même et laisser la place au vide non pas pour le combler (même si les socles sont souvenir de la perte humaine) mais pour créer de l’espace.  Il permet la non-fusion. Il est aussi acceptation que D.ieu a le pouvoir créateur premier. Il n’est peut-être pas anodin que la fête de Chavouot soit mentionnée à la fin de la Paracha :
« Et tu te feras la fête de Chavouot, des prémices de la moisson du froment, et la fête de la récolte au détour de l’année » (ibid, 34, 22)
Tel est aussi le sens de Berechit, de rechit ; en effet, c’est dans l’idée que D.ieu possède le pouvoir créateur premier, que le ciel et la terre ont été créés.
Assimiler que D.ieu est premier dans la création éloigne de l’idolâtrie.

Le veau d’or est l’en-dehors de soi. Le Michkan fait résider D.ieu à l’intérieur de soi.  « Ils feront un sanctuaire et je résiderai parmi (en ?) eux » (Terouma 25, 8)
Le Chabbat est aussi une alliance comme l’arc-en-ciel ou la brith mila. Tout comme les louhot habrith, les Tables de l’alliance. Le monde se recrée ici à partir des dix paroles, de la Loi.
Si Moche refuse d’être le point de départ, c’est que la loi n’est pas destruction et reconstruction. Elle est avancement et renouvellement. Elle appartient à tous les hommes. Chaque homme porte en lui ce renouvellement.
A l’image de Moche qui construit les secondes Tables de la loi, chaque homme porte en lui le pouvoir créateur de la loi.
C’est ce qui permet sans doute le maintien du monde.

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1983
Enseignante

  1. Nanou

    Je n’ai pas fini de lire tout ce texte mais je suis déjà impressionnée par la qualité des analyses qui mêlent travail sur le texte lui même, les commentaires et des extraits du Talmud. Je garde de cela 2 idées fortes; la notion de brisure pour Re commencer, et la notion de DAVAK Versus NIMTSAD… Deux versions de Collé Serré…