L’histoire de Yaacov et Essav ne cesse de nous interpeller. Elle est certainement initiatique dans l’histoire du monde et met en place la relation d’Israël avec les nations qui l’entourent. Je voudrais m’arrêter sur quelques éléments de cette relation décrits dans notre paracha.
Tout au long de cette paracha les rôles de Yaacov et Essav se mettent en place. Depuis le ventre de leur mère jusqu’à l’accès aux brahot du père, c’est un conflit constant. Yaacov, décrit comme le gentil de l’histoire, fait cependant usage de manières et de méthodes qui surprennent. Ainsi, il va extorquer le droit d’aînesse de son frère en profitant d’un moment de faiblesse de celui-ci.
Essav, tellement épuisé qu’il ne peut même plus prononcer le nom des aliments, va se défaire alors de ce qui apparait être comme un privilège convoité. Ensuite nous avons les stratagèmes que Yaacov met en place, à l’initiative de sa mère, pour s’accaparer les brahot, accompagnant cela de toutes sortes de « presque- vérités » (lisez Rachi) qui vont aboutir et déclencher la haine profonde qu’Essav ressentira à jamais pour son frère. Essayons de comprendre.
La be’hora donne apparemment accès aux brahot que Itzhak va transmettre à son héritier.
Comme le disent les psoukim, à la fin de la paracha il s’agit-là de la transmission de la braha de Avraham.
Cette braha qui est en fait le fameux אב המון גוים « père d’une multitude de nation » celui par lequel passe toute la notion de braha dans le Monde. D’une certaine manière celui qui joue le rôle d’intermédiaire entre la Source de la braha et le monde dans lequel elle vient se placer. והיה ברכה « Sois braha »
Le fait que cette braha soit destinée en premier lieu au Be’hor, le premier-né, commence, selon le Akeda (Rabbi Itzhak Arama, Espagne, fin du XVe siècle) avec Avraham Avinou. Le travail qu’il a fourni pour découvrir et répandre le nom d’Hachem justifie de lui offrir le mérite de prédestiner sa descendance dans ce rôle, sans tenir compte du mérite.
Mais lorsqu’Essav devient celui qui devrait recevoir cette braha, la Torah nous décrit ses défauts et nous comprenons qu’il ne convient pas qu’il en hérite.
C’est tout le problème d’une transmission héréditaire lorsque le cadet est plus digne que son aîné.
C’est à cette problématique que Yaacov cherche à s’attaquer. Il ne faut pas que la situation reste figée de la sorte. Ce qui a été bon pour Avraham et Yitzhak (Yichmael et les autres ayant été évincés gentiment…) ne peut plus durer pour les générations suivantes.
Le midrash dit :
בראשית רבה פרשת תולדות )סג יג)
מה ראה אבינו יעקב שנתן נפשו על הבכורה, דתנינן עד שלא הוקם המשכן היו הבמות מותרות ועבודה בבכורים,
משהוקם המשכן נאסרו הבמות ועבודה בכהנים אמר יהי’ רשע זה עומד ומקריב לפיכך נתן נפשו על הבכורה
Qu’est ce qui a poussé Yaacov notre père à se donner tellement pour accéder à la be’hora ? C’est parce qu’on enseigne « avant que le Michkan n’existe, on pouvait apporter des sacrifices sur des autels privés et le Service était réalisé par les aînés. Après que le Michkan a été construit, les autels particuliers sont devenus interdits et le Service est fait par les Cohanim. » Yaacov se dit : « ce racha va se tenir et faire les sacrifices ? » c’est pour éviter cela qu’il s’investit à récupérer le droit d’aînesse.
Qu’est ce que les bamot font dans cette histoire ? Le Akeda explique que Yaacov raisonne de la manière suivante : nous voyons que tant que le Michkan n’existe pas, la situation précaire (bamot-autels particuliers) de la avoda fait que ce sont les be’horim qui la font. Mais une fois que le Michkan est construit et que les be’horim perdent leur mérite avec la faute du veau d’or, c’est aux Cohanim que cela va revenir. Chez les Cohanim il est question d’un vrai mérite car ils se consacrent complètement au service d’Hachem et à l’enseignement de la torah. Yaacov en conclut donc, que le mécanisme de l’héritage ne s’impose pas lorsque le niveau n’est pas au rendez-vous.
De fait la torah n’est pas un héritage et elle ne peut être confiée et transmise dans un tel cadre aussi artificiel. Seuls l’effort et les qualités font le mérite.
Cherchant à corriger cela, Yaacov va tout faire pour récupérer la be’hora et ce qui va avec, car il est convaincu qu’il en est le détenteur le plus légitime. Et dans l’esprit de cette conquête, la place n’est pas aux sentiments, au partage et aux bonnes manières : il en va du sens de son rôle dans l’univers. Parfois, la transmission de la torah est une valeur qui excède d’autres principes bien-pensants…
Mais il reste une question.
Les psoukim mettent particulièrement en avant le fait qu’Essav soit le Be’hor et que Yaacov le poursuit. Ainsi, dès leur naissance, Yaacov se saisit du talon d’Essav comme pour essayer de l’attraper pour le dépasser. Plus encore, c’est ce qui va lui donner son nom Yaacov du mot Ekev- talon, qu’il saisit. Et Essav notera bien cela au moment où il constate que les brahot lui ont échappé הכי קרא שמו יעקב ויעקבני זה פעמיים , ainsi son nom est Yaacov et il m’a « talonné » déjà deux fois.
La différence entre Essav et Yaacov semble même précéder leur existence. Dans le ventre de leur mère, soit dans un lieu où ils n’ont certainement pas de pulsions et encore moins de conscience, ils tendent déjà, l’un vers les lieux de torah, l’autre vers les lieux d’idolâtrie. C’est donc une différence fondamentale entre eux, pas adventive ou acquise (ce sur quoi on s’étonnera en pensant au libre-arbitre, mais là n’est pas mon sujet).
Dès lors, pourquoi est-ce ce schéma qui se met en place avec Essav détenteur de la be’hora et Yaacov qui doit lui courir après ? Pourquoi ne pas doter Yaacov de la be’hora dès le début ?
תלמוד בבלי מסכת שבת דף עז עמוד ב
רבי זירא אשכח לרב יהודה דהוה קאי אפיתחא דבי חמוה וחזייה דהוה בדיחא דעתיה ואי בעי מיניה כל חללי
עלמא הוה אמר ליה אמר ליה מאי טעמא עיזי מסגן ברישא והדר אימרי אמר ליה כברייתו של עולם דברישא
חשוכא והדר נהורא
La Guemara raconte que rabbi Zira trouva Rav Yéhouda, qui se tenait à l’entrée de la maison de son beau-père, et il vit qu’il était d’humeur particulièrement joyeuse et que s’il l’interrogeait sur quoi que ce soit, il lui répondrait. Il demanda donc : Pourquoi les chèvres marchent-elles devant le troupeau et les brebis les suivent ? Rav Yéhouda lui répondit : c’est comme lors de la création du monde, au début l’obscurité, puis la lumière suit. Les chèvres, explique Rachi sont généralement noires et elles précèdent les brebis, qui sont généralement blanches.
Gmara mystérieuse s’il en est…
Le ‘Hatam Sofer interprète cela en disant que les chèvres dont il est question font référence à Essav appelé dans les textes שעיר , bouc. Tandis que les brebis renvoient à Yaacov, appelé שה
פזורה , mouton dispersé (Yirmiahou 50,17). La prééminence dont il est question est celle de mal’hut Edom par rapport à Israël. D’abord, Edom dirige le monde et seulement après Israël reprendra le dessus.
C’est cela même que nous retrouvons à leur émergence lorsqu’Essav passe devant pour accéder au monde et que Yaacov s’agrippe à son talon.
Cet ordre, nous dit la gmara est effectivement fondamental et remonte à la création du monde.
וְחֹשֶׁךְ עַל פְנֵי תְהוֹם L’obscurité recouvrait le Tehom ויאמר א-לוקים יהי אור ויהי אור , Elokim dit que la lumière soit et la lumière fut.
Ce phénomène est systématique et peut être constaté de multiple fois dans les textes. La lumière chasse l’obscurité, l’obscurité est chassée par la lumière. L’obscurité, le Mal, n’a d’autre vocation que de mettre en valeur la lumière et le Bien qui le chassera. L’enjeu de notre existence est de repousser ce mal qui nous est inné. Ce « yetser ra » présent en nous dès l’enfance que le « yetser tov » devra combattre en arrivant 13 ans plus tard.
Le mouvement du monde est ainsi prévu : midat hadin précède et midat hara’hamim vient ensuite perpétuer la Création. Un monde de mal n’existe pas, un monde de bien n’existe plus ; il est fini. Notre monde est celui dont le sens est de « tendre » vers le bien, de chercher à faire apparaître le bien.
Nous trouvons cette différence aussi dans les noms même de Essav et Yaacov. Essav est fait, il ne représente pas un travail à faire. Yaacov, comme Yitzhak d’ailleurs, est conjugué au futur, il vise un objectif, il cherche sans arrêt à se saisir d’Essav, de sa mise sur le monde, pour en faire jaillir la lumière.
Voilà pourquoi Yaacov arrive en second, et voici pourquoi il va utiliser les outils mêmes dont Essav fait usage pour accéder à la position ultime, la braha d’Avraham.
בני בכורי ישראל est l’objectif final, celui de la geoula. Nous visons cet absolu mais ne pouvons et ne devons pas le vivre. Plus le monde s’assombrit plus notre tâche devient évidente. Evidence de sa nécessité et évidence de sa portée. Conscience et mesure de cette obscurité pour pouvoir aspirer à la transformer. Idéaux, valeurs, humanité, savoir etc… sont autant d’éléments dont la beauté s’éteint et dont nous devons nous porter garants.
Je fais là un métier terrible. C’était raisonnable autrefois. J’éteignais le matin et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir…
– Et, depuis cette époque, la consigne a changé ?
– La consigne n’a pas changé, dit l’allumeur. C’est bien là le drame ! La planète d’année en année a tourné de plus en plus vite, et la consigne n’a pas changé
– Alors ? dit le petit prince.
– Alors maintenant qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une seconde de repos. J’allume et j’éteins une fois par minute !
Marelly –
Kol akavod ! Magnifique
Chlomo –
Bonjour Rav,
Vous écrivez « Et dans l’esprit de cette conquête, la place n’est pas aux sentiments, au partage et aux bonnes manières « . Certes, la Torah doit sortir du feu de l’étude et des débats des étudiants, de la sa violence apparente. Mais comment la Torah qui est la Verité en soi, et Yaacov qui l’incarne, pourrait-elle l’espace d’un instant être mensonge et fourberie ? La vente du droit d’aînesse peut être cassée dans le premier tribunnal venu, ainsi que la braha est passée très près d’être changée en klala comme le fait lui-même remarquer Yaacov à sa mère.
Que pensez-vous de l’idée suivante ? Yaacov doit avoir le privilège de la avoda car Essav démérite. Cependant, le transfert peut se faire de plusieurs manières. Si la vente se fait au grand jour, Essav est désavoué aux yeux de tous, il est à jamais le méchant et l’espoir qu’il revienne à la maison est perdu. Par contre, si la vente paraît contestable, Essav ne perd pas la face et pourra se relever un jour. C’est donc pour ne pas faire honte à son frère que Yaacov « joue » cette scène. Lors du don de la braha, toute la famille est dans le coup, pour sauver la Torah tout en préservant l’amour propre d’Essav. Ce n’est donc pas qu’on mette de côté les bons sentiments au profit de la Vérité mais au contraire les bons sentiments renforcent la Vérité de Yaacov et valident ses actes d’apparence questionnables.