Cet article a été publié dans Pilpoul n° 13
La Guemara dans le traité Yevamot (68a) nous enseigne qu’une femme qui a eu une relation intime interdite par la Torah ne pourra plus manger de la Terouma si elle est fille d’un Cohen et ne pourra plus se marier avec un Cohen si elle est fille d’un Levy ou d’un Israël.
I. La Terouma התרומה
La Guemara dans le traité Yevamot (68a) nous enseigne qu’une femme qui a eu une relation intime interdite par la Torah ne pourra plus manger de la Terouma si elle est fille d’un Cohen et ne pourra plus se marier avec un Cohen si elle est fille d’un Levy ou d’un Israël.
Les Cohanim sont la partie du peuple juif qui, par le mérite d’Aaron leur ancêtre, a pour vocation de servir au Temple. Comme contrepartie de leur labeur et de leur service au Temple, la Torah pourvoit à leur subsistance en leur consacrant une partie des récoltes faites en terre d’Israël, la Terouma. C’est-à-dire que chaque agriculteur en terre d’Israël doit donner une partie de sa récolte aux Cohanim, cette partie nommée Terouma a une sainteté, une Kedousha, qui s’exprime par le fait qu’elle ne peut être consommée que par un Cohen, homme ou femme, et que ce Cohen ne peut la consommer que dans un état de pureté.
Ce dernier point a comme effet de nos jours de limiter considérablement l’impact pratique des Mitzvot relatives à la Terouma, car n’ayant pas la cendre de la Vache Rousse, nous n’avons pas la possibilité de nous purifier donc les Cohanim ne peuvent pas consommer la Terouma. Nous prélevons la Terouma des récoltes ayant poussé en terre d’Israël mais nous détruisons cette Terouma.
Malgré leur impact pratique très limité aujourd’hui, les notions relatives à la Terouma sont des sujets très étudiés et abondamment développés au fil des pages du Talmud. Nous aimerions par l’étude du point précis qui nous occupe découvrir combien un sujet qui nous paraît lointain voire abscons peut en fait nous donner des éclairages saisissants sur notre réalité la plus quotidienne.
Yevamot 68a et 68b
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La Guemara demande : de quel verset de la Torah apprend-on la halakha citée plus haut ? [[Quant à la différence entre notre sujet et l’interdit de Zona, voir le commentaire du Rashba sur notre texte.]]
« Rav Yehouda répond au nom de Rav : le verset dit « si une fille Cohen va avec un homme étranger, du prélèvement sanctifié elle ne mangera pas » (Vayikra, XXII, 12), dès qu’elle a un rapport avec un étranger, c’est-à-dire quelqu’un d’inapte pour elle, elle devient inapte (à manger de la Terouma). »
La Guemara poursuit (Yevamot 68b) : « Nous venons de prouver du verset qu’une fille Cohen ne pourrait plus dans ces circonstances manger de la Terouma, d’où apprendrons-nous pour une fille Levy ou Israël ? »
La Guemara répond : « le verset dit : « si une fille Cohen », le terme « une fille » est en trop, pour étendre l’interdit. »
La Guemara demande : « nous venons de prouver que dans ces circonstances elles n’ont pas le droit de manger de la Terouma, mais d’où savons-nous qu’elles n’ont pas alors le droit de se marier avec un Cohen ? »
La Guemara répond : « nous pouvons le déduire par un raisonnement a fortiori, si déjà une femme divorcée (si elle est fille de Cohen) qui a le droit de manger de la Terouma n’a pas le droit de se marier avec un Cohen, cette femme qui a eu une relation interdite, qui comme nous venons de le prouver n’a pas le droit de manger de la Terouma, raison de plus qu’elle ne pourra pas se marier avec un Cohen ! »
La Guemara objecte : « mais on ne crée pas d’interdit par un raisonnement a fortiori (comme on le voit dans le traité Makot 17b) ! »
La Guemara répond : « ici, on n’apprend pas l’interdit par le raisonnement a fortiori, le raisonnement a fortiori n’est qu’un révélateur de la chose. »
Rashi nous explique : « en vérité, le raisonnement a fortiori ne nous crée pas l’interdit ; en fait, dès que nous avons appris l’interdit de manger de la Terouma, nous avons appris automatiquement l’interdit de se marier avec un Cohen, car manger la Terouma c’est la sainteté de Cohen, c’est la Kedousha de Cohen. »
Reprenons le raisonnement de la Guemara. Nous voulons prouver à partir des versets de la Torah qu’une femme qui a eu une relation interdite ne peut pas manger de la Terouma et ne peut pas se marier avec un Cohen. La première proposition a été prouvée des versets mais non la seconde.
Il est en revanche possible de déduire la seconde proposition de la première par un raisonnement a fortiori, mais nous avons le principe que l’on ne pose pas les fondements d’un interdit par un raisonnement a fortiori. La Guemara conclut : ce raisonnement a fortiori n’est en fait que le révélateur de la chose.
Qu’est-ce que cela signifie ? C’est apparemment incompréhensible !
Rashi va nous aider à comprendre : dire que telle catégorie de femme n’a pas le droit de manger de la Terouma, c’est nous dire automatiquement qu’elle n’a pas le droit de se marier avec un Cohen.
Pourquoi ?
Et là se trouve toute l’articulation subtile du raisonnement de la Guemara, car manger de la Terouma constitue la définition même de la Kedousha, de la sainteté de Cohen.
Ecoutons ce que nos Maîtres nous enseignent ici !
Quelle est la spécificité d’un Cohen ? Pourquoi les Cohanim ont-ils tant de restrictions qui leur sont si particulières ? Nos Maîtres nous enseignent ici qu’être Cohen, c’est être quelqu’un qui mange de la Terouma (la conséquence étant que quelqu’un qui ne peut manger de la Terouma ne pourra donc se lier au fait Cohen).
N’est-ce pas bizarre de définir les choses ainsi ? Essayons d’expliquer. Nous avons défini la Terouma au début de notre étude comme étant le mode de subsistance que la Torah avait prévu pour les Cohanim en contrepartie de leur service au Temple. Pour rendre compte de l’articulation précise du raisonnement final de la Guemara, il nous semble qu’il faille dire plus : la Terouma quant à son fond fait partie des Kodeshim, des « choses sanctifiées », la Terouma est appelée fréquemment Kodshé Guevoul, c’est-à-dire des « sacrifices que l’on peut consommer hors des limites de Jérusalem ». C’est-à-dire que la Terouma est en fait offerte à Hakadosh Baroukh Hou, à D. [[Voir par exemple Vayikra chapitre XXII, verset 15.]] Rashi nous explique que la Kedousha du Cohen, sa grandeur, sa spécificité, c’est sa capacité à manger de la Terouma. C’est en fait cela le service du Cohen : comment un être humain, un être fait de chair et de sang, peut-il manger quelque chose qui a été voué à D. ? Manger est somme toute une activité très simple de notre vie, qui définit presque notre existence ; le bébé naît, et tout de suite il tête, c’est notre vie dans ce qu’elle a de plus prosaïque.
Qu’est-ce qu’un Cohen ? C’est quelqu’un qui mange de la Terouma. Le service du Cohen n’est pas tant d’opérer un rituel quelconque que de vivre une intimité incroyable avec le Créateur, manger de Sa table, manger de ce qui Lui est voué ; c’est ce que nos Maîtres expriment fréquemment : « ils méritent de la table du Très Haut ». Le service du Cohen consiste à se mettre au niveau de cette intimité, de cette joie extraordinaire : partager le pain avec son Créateur. Chez le Cohen, même les activités les plus prosaïques, les plus physiques, participent d’un lien vécu avec Hakadosh Baroukh Hou.
Nous comprenons dès lors les énormes restrictions concernant la consommation de la Terouma. Cette intimité ne peut pas être constante, il faut notamment être pur pour manger de la Terouma, être disponible, attendre et se préparer à cette intimité, à cette joie.
Nous pouvons de notre étude déduire une certaine définition de ce qui se passe au Temple. Le Temple est le lieu où se vit une intimité invraisemblable entre le Créateur et Ses créatures, vivre cette intimité procure une joie indicible, exceptionnelle. De nos jours, nous n’avons plus le Temple, nous n’avons plus les moyens de nous rendre véritablement purs, nous n’avons pas la cendre de la Vache Rousse. Mais l’étude de ces sujets éveille en nous l’attente et par la même la confiance de pouvoir à nouveau participer de cette joie et de cette intimité extraordinaires.[[Il y a fondamentalement deux différences entre les sacrifices proprement dits, les Kodeshim, et la Terouma. Les premiers ne peuvent être consommé qu’à l’intérieur des limites du Temple ou des limites de Jérusalem et ne peuvent être consommés dans un état d’affliction, c’est-à-dire le jour du décès d’un proche, tandis que la Terouma peut être consommée hors de Jérusalem et dans un état d’affliction. Pourquoi ces différences de statuts ? Les sacrifices, les Kodeshim, constituent le service lui-même, l’intimité et la joie elles-mêmes, donc ne peuvent être consommés que dans le lieu de l’intimité et non dans un état de déchirement familial. La Terouma d’une certaine manière recèle une dimension supérieure aux Kodeshim eux-mêmes : la Terouma quant à son fond est vouée à Hakadosh Baroukh Hou, mais d’un autre côté Hakadosh Baroukh Hou la donne aux Cohanim en salaire de leur service, comme dit le verset : « ils mangeront dans son pain [du Cohen] » (Vayikra, XXII, 11), la Terouma est appelée le pain du Cohen. En contrepartie de son travail, de son labeur, D. gratifie le Cohen de Son pain qui devient le pain du Cohen, il pourra alors le manger chez lui hors des limites de Jérusalem et au moment même des épreuves de son quotidien, par exemple lors de la perte d’un proche. Combien grand est le service de l’homme aux yeux d’Hakadosh Baroukh Hou, qui transforme Son pain en son pain !]]
II. L’homme et sa femme איש ואשתו
Il y a un domaine dans la vie quotidienne juive où survivent ces lois de pureté et d’impureté, c’est le domaine que l’on appelle communément « la pureté familiale ».
La vie du couple traditionnel juif est rythmée par des périodes d’impureté, où les relations intimes sont interdites par la Torah, et des périodes de pureté, où ces relations peuvent devenir des commandements positifs de la Torah. Nous proposons d’étudier une Halakha de ces lois de « pureté familiale » qui nous semble le développement naturel de la première partie de cette étude. Par pudeur, on a peu l’habitude d’aborder ces sujets avec un vaste public, ouvert, mais nous assumons cependant de le faire car nous avons la conviction que ce qui fait le plus souvent blocage dans ces sujets, c’est le fait d’ignorer qu’il y a matière à étudier dans ce domaine, qui est l’un des fondements du judaïsme vécu.
Lorsque la femme est Nidah, et tant qu’elle n’est pas allée au Mikvé, au bain rituel, les Hakhamim ont tenu à signifier son état d’impureté à l’égard de son mari pour que le couple ne prenne pas trop d’aise et en vienne à oublier que durant cette période, la vie commune intime est interdite. Ce sont les lois dites d’Har’hakot, הרחקות, visant à établir une certaine distance entre le mari et son épouse, elles sont enseignées au chapitre 195 du Choul’han Aroukh, section Yoré Déah.
Au troisième paragraphe, Rabbi Moshe Isserless enseigne : « Certains Maîtres disent qu’il est interdit au mari (durant cette période) de manger les restes de l’assiette de sa femme. »
Bien que Rabbi Moshe Isserless s’exprime sous la forme « certains Maîtres », les décisionnaires tranchent la Halakha comme cette opinion. [[Voir le commentaire du Gaon de Vilna qui déduit cette Halakha d’un passage explicite du traité Shabbat 13b.]]
En général, lorsque l’on étudie cette Halakha, on reste perplexe : qu’est-ce que les Hakhamim sont-ils allés chercher ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire, de manger ou non les restes de son épouse, n’est-ce pas incongru ?
Il nous semble que ce que nous avons étudié précédemment dans le traité Yevamot (68b) peut nous permettre de saisir ce que les Hakhamim veulent nous signifier ici.
Qu’est-ce que manger les restes de l’assiette de son épouse ? Si je suis dans une cantine et que mon voisin de cantine n’a pas terminé sa cuisse de poulet et que les reliefs restent dans son assiette, je n’aurais aucune envie de terminer son assiette, cela me dégoûterait. Par contre, si mon bébé laisse quelque chose dans son assiette, je suis suffisamment familier avec lui pour terminer son assiette. Mais lorsqu’il aura grandi et qu’il aura vingt ans, même si c’est mon enfant, une certaine distance se sera opérée et je serai gêné de manger les restes de son assiette.
Pourquoi les Hakhamim ont-ils interdit cela pendant la période de Nidah ? C’est pour nous signifier qu’en vérité, un couple, un homme et sa femme, leur réalité c’est qu’ils mangent dans la même assiette (en effet, les commentateurs expliquent que si les restes ont été versés dans une autre assiette, il n’y a pas d’interdit), c’est qu’ils picorent chacun dans l’assiette de l’autre, c’est qu’ils se prennent une boule de glace pour deux. Les Hakhamim nous disent ici qu’un homme et sa femme, c’est une familiarité invraisemblable, c’est ne pas être gêné de manger les restes de l’assiette de l’autre, c’est prendre du plaisir de manger une glace ensemble.
De la même manière que la définition d’un Cohen est le fait qu’il mange, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de l’assiette de Hakadosh Baroukh Hou, de la même manière, la définition d’un couple, c’est que parfois ils mangent les restes de leurs assiettes. Un couple, ce n’est pas seulement un homme et une femme qui se rencontrent et qui cohabitent ensemble, voire qui font un enfant ensemble.
Nos Maîtres nous enseignent qu’un couple, c’est une familiarité invraisemblable, c’est une union parfaite, חיבור שלם , une joie incroyable !
C’est par les lois de Har’hakot, de distance, que nous avons pu dégager une certaine définition du couple. N’est-ce pas pour nous dire que ce sont ces distances mêmes qui nous donnent la possibilité de vivre une certaine perfection dans notre quotidien ? Cette perfection, cette intimité invraisemblable, ne peuvent pas être dans notre réalité simple et prosaïque de l’ordre du continu. Les périodes de Nidah, de distance, sont des périodes souvent difficiles à vivre. Notre étude nous fait découvrir que ce qui est visé n’est pas une frustration cassante et vide.
C’est bien au contraire par ces lois de pureté et d’impureté que la Torah nous donne la possibilité d’intégrer dans notre réalité humaine simple des dimensions de perfection, d’union parfaite, de la même manière que le Cohen par ces mêmes lois de pureté et d’impureté pouvait et pourra à nouveau partager une intimité parfaite avec son Créateur.</doc103|right>
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