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Espérer l’inattendu

par: Sebastien Berger

Publié le 21 Février 2013

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« Le fils de David ne viendra (…) que lorsqu’on aura désespéré de la délivrance, comme il est dit « nul n’est sauvé ni secouru » [et que l’on dira], si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’il n’y pas de soutien ni d’aide pour Israël. C’est ainsi que Rabi Zeira, lorsqu’il trouvait des maitres occupés à calculer la venue du messie, leur disait : de grâce, je vous le demande, ne l’éloignez pas ! Car il est enseigné dans une beraïta que trois choses viennent alors que l’on ne les attend pas, ce sont le messie, un objet trouvé et le scorpion. » Sanhedrin 97 a

Comme souvent, la lecture des enseignements de nos maitres bouscule ce que nous tenons pour évident. La venue du messie n’est-elle pas la fin de tous nos soucis ? Comment ne pas l’attendre avec impatience ? D’ailleurs, ne demandons-nous pas trois fois par jour dans la amida que le descendant de David fasse son apparition au plus vite ? Et l’une des questions posées à l’homme après sa mort afin de décider de son sort n’est-elle pas précisément de savoir s’il a, durant sa vie, guetté la délivrance ? Que peut donc signifier l’intervention de Rabbi Zeira ? En quoi le fait d’attendre la délivrance pourrait-il non seulement constituer un problème mais être préjudiciable au point d’empêcher sa venue ?

« Les os de ceux qui calculent la fin de l’exil, c’est-à-dire la date de la venue du messie seront soufflés car ils diront : «puisque le moment est arrivé et qu’il n’est toujours pas là, il ne viendra plus ». Il faut plutôt l’espérer, comme il est dit « s’Il tarde, espère-le » ». Sanhedrin 97b
Le début de ce second texte s’inscrit dans la continuité des propos de Rabbi Zeira. Nous y apprenons en effet le sort réservé à ceux qui se préoccupent de la venue de la délivrance. Mais la guemara va plus loin et nous indique que s’il ne faut pas attendre la fin de l’exil, il convient néanmoins …. de l’espérer. La contradiction entre les textes apparait flagrante ! Comment espérer quelque chose que l’on n’est pas censé attendre ?! Les aggadoth du Talmud sont aussi attractives que déroutantes et complexes, tant en ce qui concerne les sujets abordés que la façon de le faire. Nous n’avons pas ici la prétention de pénétrer en profondeur dans l’enseignement de nos maitres. Notre objectif se limite à rendre compte des difficultés posées par nos deux textes et d’en proposer quelques pistes de lectures. Nous nous appuierons pour cela sur les ‘Hidoushei aggadoth du Maharal de Prague (Sanhedrin 97a et 97b) ainsi que sur les explications proposées dans le cadre du cours de Rav Raphaël Bloch sur le onzième chapitre du traité Sanhedrin. Il va sans dire qu’un manque de pertinence serait à mettre au compte d’un manque de compréhension de ma part.

Résumons : nos maîtres nous enseignent qu’il ne faut pas attendre et se préoccuper de la fin de l’exil faute de quoi nous le prolongerons assurément. Ils nous demandent en revanche d’espérer la délivrance.

Le Maharal de Prague décrit la délivrance comme le passage à une réalité radicalement nouvelle. Cette dernière est en rupture avec le monde de manques et de limites que nous connaissons. Elle se définit au contraire par la possibilité donnée à l’homme de se détacher de la matérialité pour se réaliser totalement dans son aspiration à servir son Créateur. Une telle perspective permet de mettre en lumière ce qui pose problème dans le fait d’attendre. Il est difficilement concevable d’aspirer à ce qui nous échappe totalement. C’est le cas d’une réalité nouvelle, fondamentalement différente de la nôtre. On peut aborder cette dernière de façon conceptuelle mais il n’est pas possible de s’en faire une idée concrète. L’attente de la délivrance ne peut donc s’exprimer qu’en référence à des éléments qui ont une signification dans notre vécu. Elle se confond de ce fait avec le désir de voir résolues les difficultés posées par l’existence. C’est là que la contradiction est totale. La délivrance n’est pas une amélioration de notre réalité matérielle. Elle ne règle pas les difficultés ni ne les fait disparaitre. Elle nous donne la possibilité de les aborder différemment. Le messie ne vient pas combler nos manques, il nous permet de nous en défaire. Le fait qu’une telle nouveauté puisse ne pas paraître tellement extraordinaire et à la hauteur de notre enthousiasme messianique nous semble être une bonne illustration de notre propos. Nous n’arrivons à évaluer et valoriser l’évènement qu’à partir de paramètres qui font sens pour nous alors que la venue du messie consiste précisément à abolir ces paramètres. L’intervention de Rabbi Zeira est l’expression de cette inadéquation entre la délivrance, émergence d’une réalité permettant à l’homme de se séparer de la matérialité, et l’attente de la délivrance, désir de voir soulagées nos difficultés matérielles. La condition requise pour la venue du messie est que cette dernière nous sorte de l’esprit.
D’après le Maharal, le point commun entre le messie, l’objet trouvé et le scorpion est qu’ils correspondent à des évènements qui ne sont pas de l’ordre du monde. Si la bonne fortune et le venin mortel de l’animal sont en quelque sorte des accidents de parcours, la délivrance est, quant à elle, totalement détachée du cours des évènements. Elle n’est donc susceptible de survenir que si ses bénéficiaires sont eux-mêmes dans des dispositions d’esprit qui correspondent à cette caractéristique, c’est à dire qu’ils ont détaché la délivrance du cours de leur pensée. Nous comprenons du Maharal que le propos de la guemara n’est pas de nous dire que la délivrance ne doit pas faire partie de notre univers mental. Il est de nous faire réaliser que nous n’avons aucune prise intellectuelle sur elle pour les raisons évoquées plus haut. Elle échappe de ce fait à tout calcul et toute prévision. Sortir la venue du messie de son esprit c’est réaliser et assumer la nature profonde de cet évènement. A l’attente vaine et contreproductive nos maitres opposent l’espérance. S’il ne s’agit pas d’une contradiction, comment comprendre cette notion ?

L’exil se définit par la dissimulation aux hommes du projet divin. C’est le sens du verset 18 du chapitre 31 de Devarim : « Et moi, cacher, je cacherai ma face (…) » Rabbeinou Be’hayé explique que la reprise du verbe cacher déjà mentionné dans le verset précédent indique que la dissimulation n’est pas un phénomène ponctuel mais qu’il se poursuit à travers le temps. Il ajoute que la répétition de cette occurrence dans le seul verset 18 fait allusion au caractère particulièrement opaque de notre exil. Nous proposons de dire que l’espérance nait paradoxalement de la volonté de s’inscrire dans cette réalité et de la considérer pour ce qu’elle est. De notre point de vue le monde ne tourne pas rond. Il s’agit non seulement de le reconnaitre mais de percevoir à quel point. Cette idée peut contrarier une certaine religiosité qui nous pousserait à dire, bien avant de l’avoir pensé, que « tout est pour le bien ». Pour qu’une telle affirmation ne soit pas aussi peu signifiante qu’un tic de langage, il faut avant tout prendre conscience de ce qu’est ce « tout » qui est pour le bien. La bondieuserie doit laisser place à un travail d’affinement de la personnalité qui nous rend toujours plus sensible à la peine, au doute et à l’inachèvement qui caractérisent le monde tel que nous le percevons. Guetter la délivrance ne revient donc pas à tenter de décrypter les signes annonciateurs de l’avenir. Cela consiste au contraire à porter, au sens propre du terme, un regard scrutateur sur le monde afin d’en débusquer le dysfonctionnement et l’absurdité. L’enjeu est de réaliser et d’exprimer le ‘hiloul Hashem qui caractérise fondamentalement notre réalité dans le sens où son fonctionnement nous apparaît totalement vide (‘halal) de la volonté divine. C’est dans cet esprit que l’on peut lire la réaction d’Avraham à l’annonce de la destruction de Sodome dans Bereshit 18, 25 : Loin (‘halila) de toi de faire une telle chose, de faire mourir le juste avec le méchant (…) !

Rachi explique : Ce sera quelque chose de profane (‘houlin) pour toi, et les gens dirons « Il emporte tout, les justes et le méchants, comme Il l’a fait à la génération du déluge et à la génération de Bavel. ». L’idée n’est pas qu’Avraham craigne que D.ieu agisse de façon profane mais que cela puisse apparaître comme tel aux yeux des peuples du monde, qu’ils soient heurtés pas leur incompréhension de Sa volonté. Le cri d’Avraham peut être entendu comme le refus que l’action de D.ieu puisse être perçue comme un évènement vide de sens. C’est à cette réalité que nous sommes confrontés après que la présence divine ait choisi de se dissimuler. L’espérance est le fruit d’un regard qui rend scandaleuse et insupportable la perception que nous avons du monde qui nous entoure. Elle est l’exigence de la délivrance à venir.

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