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Du sens des sacrifices 1

par: Jérôme Bénarroch

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Nous voudrions nous arrêter sur une question générale concernant ce qu’il est convenu d’appeler le culte des sacrifices.

Nous voudrions nous arrêter sur une question générale concernant ce qu’il est convenu d’appeler le culte des sacrifices.

On sait que Rambam, dans le Guide des Egarés partie III, chapitre 32, développe une idée à la fois problématique et, comme il s’y est lui-même attendu, qui a pu susciter une véritable « répugnance » pour l’esprit dit « religieux ».

Sa thèse est que les offrandes d’animaux ou les brûlements d’encens étaient des pratiques proprement idolâtres, et que leur intégration dans les commandements de la Tora constitue une concession à l’idolâtrie.
Or, comme le dit Rambam, le but de la Tora réside dans l’éradication de l’idolâtrie, c’est-à-dire l’éradication des idées fausses et de l’immoralité qui s’y ajoute. La sagesse de D. jugea cependant qu’il n’était pas praticable de rejeter en bloc ces pratiques et ces cultes pourtant abominables. Il ordonna donc que ces sacrifices perdurent tout de même, en les orientant néanmoins exclusivement vers Son honneur, en un lieu unique, pour en restreindre au maximum la pratique. Ainsi, au chapitre 46, Rambam montre en quoi le choix des animaux aptes au sacrifice dans la Tora est précisément fait pour s’opposer aux animaux sacralisés par les idolâtres. Il y a donc bien l’opération d’un passage de l’idolâtrie vers le service de D., en passant par ce médium que sont les sacrifices.

Mais cette thèse peut donner lieu à deux interprétations à notre sens toutes deux erronées.

1. Une première voie, « libérale », consiste à comprendre de cette position du Rambam que celui-ci penserait que ces cultes sont amenés idéalement à disparaître. On pourrait ainsi penser que c’est le fait d’égorger des animaux et de les présenter comme offrande que Rambam juge une pratique en soi dégradante et témoignant d’un niveau de moralité peu élevé.
Et par conséquent le projet de la Tora de faire d’Israël « un peuple de prêtres et une nation sainte » ne trouverait d’après lui sa complète réalisation qu’en abolissant ces cultes.

Pour aller dans ce sens, on voit qu’au chapitre 32, Rambam, pour asseoir sa thèse, cite des versets des néviim.
Samuel I 15-2 : « D. veut-Il les holocaustes et les sacrifices comme Il veut qu’on lui obéisse ».
Isaïe 1-11 : « A quoi me sert la multitude de vos sacrifices dit D. ».
Et surtout les versets de Jérémie 7 22-23 :
« Car je n’ai point parlé à vos ancêtres, et je ne leur ai pas donné de commandement au sujet des holocaustes et des sacrifices, au jour où je les fis sortir du pays d’Egypte. Mais voici ce que je leur ai commandé : Obéissez à ma voix, et je serai votre D., et vous serez mon peuple »

Il commente ce verset en disant que D. reproche au peuple d’avoir négligé le principal et de s’être attaché au secondaire, à ce qui n’est qu’un moyen, en continuant de venir au Temple pour offrir des sacrifices, et que le but véritable, l’éradication de l’idolâtrie, avait été oublié.
D’autre part Rambam termine le chapitre 31 en expliquant ce but véritable de la Tora : « L’ensemble des commandements se rattache donc à trois choses : aux opinions fausses (c’est-à-dire à la lutte contre les idées irrationnelles de l’idolâtrie), aux bons mœurs, et à la pratique de la justice sociale ».

Le problème d’une interprétation aussi radicale de la thèse du Rambam est de penser que pour lui, puisque le but de la Tora est l’établissement d’une « nation sainte », c’est-à-dire d’une société de haute Moralité, le culte et les rites en général ne sont peut-être pas non plus essentiels dans la Tora. Car au bout du compte, seule la moralité aurait de la valeur.

2. Une autre voie, « orthodoxe », consiste à relativiser le propos du Rambam, en disant qu’il n’aurait pas exposé là sa pensée profonde. En effet, on peut remarquer qu’il mentionne dans le Mishne Tora, Hilkhot melakhim 11-1, que le culte des sacrifices sera restauré à l’époque messianique. Cela peut laisser entendre qu’il considère en réalité les sacrifices comme ayant une fonction essentielle et comme étant l’expression idéale d’un attachement accompli à D., cela car les temps messianiques représentent l’aboutissement réussi de l’humanité. Il y aurait donc en effet une contradiction entre la thèse du Guide et la pensée réelle dévoilée dans le Mishne Tora que l’on résoudrait en dévalorisant la thèse du Guide. Celle-ci n’aurait par exemple été exposée que pour rapprocher du service de D. les « égarés », c’est-à-dire ici les rationalistes, qui ne voient justement dans la pratique religieuse que des archaïsmes folkloriques. Rambam leur prouverait là que la Tora est compatible avec la raison, son but véritable étant la haute, et finalement exclusive, moralité.

On pourrait cependant résoudre la contradiction en disant que cette « concession à l’idolâtrie » devrait être reconduite à nouveau à l’époque messianique, car en réalité c’est de tout temps que l’homme aurait besoin d’un certain substrat matériel et rituel pour se lier à D. et pour ressentir de façon continue Sa présence, obéir alors à Ses commandements, et agir droitement.
Comme si la concession à l’idolâtrie était une nécessité, due à la faiblesse humaine, à sa lourdeur matérielle et à l’oubli naturel de la Loi. Donc en tant que telles, ces pratiques relèveraient encore d’un manque d’intériorisation du sens de la moralité et de la justice (qui est le cœur du projet de la Tora). Mais cette résolution est problématique car elle signifierait qu’on ne sortirait jamais totalement de l’idolâtrie, et même à l’époque messianique, ce qui semble contradictoire. D’autre part, il conviendrait d’amener en tant que sacrifices à l’époque messianique ceux là mêmes qui constitueraient les idoles de ce temps, non les idoles du temps passé, car il n’y aurait plus aucun effet de réorientation. ( Rambam montre en effet clairement comment chaque animal choisi par la Tora comme sacrifice correspond à une idole du moment. L’exemple le plus significatif étant le sacrifice de l’agneau de Pessa’h, l’agneau étant une idole des Egyptiens). Or, on ne voit pas que Rambam envisage un tel changement dans le choix des sacrifices à l’époque messianique.

L’envie est alors très forte de laisser de côté cette position du Rambam dans le Guide, et de suivre les autres grands maîtres de notre tradition pour justifier le sens intrinsèque des sacrifices de la Tora.

3. Aussi, même si la solution de facilité consiste à mettre de côté cette position paradoxale du Rambam et de suivre d’autres grands maîtres de notre tradition qui s’efforcent de donner un sens intrinsèque et essentiel au culte des sacrifices, nous voulons pourtant tenter de proposer une lecture, qui rende possible les deux aspects de sa pensée, sans les réduire à des lectures insatisfaisantes.

Ainsi, si nous reprenons le texte du Guide, nous remarquons que c’est l’aspect magique des pratiques que le Rambam définit comme relevant de l’idolâtrie. Une expiation magique des fautes ou un lien avec un dieu pour gagner ses faveurs, c’est sous ces aspects que Rambam voit dans les sacrifices un culte spécifiquement idolâtre. Ainsi, au chapitre 37, il définit l’idolâtrie comme étant ces croyances « irrationnelles et les pratiques magiques, tandis que la logique et la raison ne sauraient admettre que les pratiques exercées par des magiciens produisent un effet quelconque. »
En ce sens, voir dans les sacrifices la cause réelle d’une expiation des fautes ou d’un agrément de D., qui « désirerait » en quelque sorte des offrandes pour réparation de l’offense qu’on lui aurait faite ou pour se sentir adoré et servi, relèverait précisément des croyances magiques assimilables à l’idolâtrie. Car en réalité, pour Rambam, comme pour tout le monde, c’est bien sûr le repentir sincère, et l’éloignement définitif de la faute qui est agréé par D..
Peut-on donc comprendre autre chose dans les sacrifices que cet aspect magique ? En particulier, ne peut-on pas avancer l’hypothèse que le repentir n’est complet que par les sacrifices ?

Par ailleurs le Midrash Rabba sur Vayikra dit : « R. Bérékia rapporte : Il est dit : « Si quelqu’un ( Adam) offre un sacrifice… » : Le Saint-béni-soit-Il dit à l’homme : « toi l’homme, puisse ton sacrifice ressembler à celui d’Adam le premier homme. Du fait que tout lui appartenait, il n’offrait rien qui fût le produit du vol ou de la violence. » ».

Ainsi, avant toute introduction d’une forme consistante d’idolâtrie dans le monde, il y avait une valeur intrinsèque des sacrifices, puisque Adam en faisait. Car, même si l’on peut dire qu’Adam a amené ce sacrifice en relation avec sa faute, et que celle-ci, par son originarité, équivaut à l’idolâtrie, on ne peut considérer que celui-ci est une concession à sa faute. Ce doit être une expiation véritable.

L’idée est donc de soutenir que le culte des sacrifices, et peut-être tout culte, renferme un double aspect, selon un sens historique, et selon un sens ontologique. Le sens ontologique n’étant dévoilable collectivement qu’à l’époque messianique.
Ainsi, durant le temps historique, qui est fondamentalement le temps de l’exil,( car même au premier et deuxième Temples, la signification ultime des choses n’est pas perçue et vécue par tout Israël, et a fortiori au moment de la sortie d’Egypte, temps de la sortie effective de l’idolâtrie ), le culte des sacrifices ne pouvait pas être compris dans sa nécessité, et relevait alors effectivement d’une concession à l’idolâtrie, en tant que reste des croyances irrationnelles dirigées alors vers D. seul. Par rapport à cet aspect, il y aurait en effet un progrès dans le fait de remplacer les sacrifices par les prières ou le repentir réel, intérieur. La contrainte historique de l’exil fait que la collectivité dans son ensemble percevrait les sacrifices comme de la magie.
Mais dans les temps messianiques, où le travail de l’étude aura permis la compréhension réelle du sens des sacrifices, et cela pour tous, pour chacun, ce culte retrouvera sa nécessité, c’est-à-dire qu’il sera dévoilé dans ce qu’il était fondamentalement.

Par exemple, s’il est vrai que le choix du « bouc mâle » amené par le roi qui aurait fauté par mégarde, est bien établi pour signifier l’égorgement d’un animal idolâtré à l’époque de la sortie d’Egypte, donc égorgé pour signifier symboliquement le passage de l’idolâtrie au culte de D. (tout en conservant le support matériel : le rite de tuer l’animal), il apparaît aussi que le « bouc mâle » est la matérialisation vivante d’un trait humain : la fierté hautaine et agressive. Or ce caractère est précisément ce pourquoi en général le roi est amené à fauter en tant que roi, par laisser-aller et négligence à l’orgueil du pouvoir. Qu’il impose maintenant ses mains sur la tête de l’animal comme la Tora l’impose. S’il se repent intérieurement de sa faute involontaire, et s’il reconnaît le rôle de l’animal comme support de son identification à une part de lui-même, concrétisée et devenue vivante, il peut alors vivre, dans l’intensité de l’expérience, l’extériorisation et la mise à mort de part occulte et coupable de soi-même. La fonction n’est plus magique, mais cathartique, et ultimement, elle donne corps et vie à l’intériorité parfois obscure des pensées. Hors de cette identification, et donc de cette connaissance, l’acte est magique, et devient barbare, car déconnecté de la pensée. Finalement il ressemblera à l’idolâtrie.

L’analyse de l’étude devra donc être menée pour saisir la signification des multiples subtilités prescrites par la Tora concernant les sacrifices, en vue de mesurer les recoins de ce qui doit être vécu. Les commentateurs nous apprennent donc à comprendre pourquoi le sacrifice de Ola est mâle, ou le ‘Hatat d’un particulier est femelle, pourquoi le Chelamim peut être mangé dans toute la ville…etc…En ce sens, le Talmid ‘Hakham, par son étude, participe de la dimension ontologique du culte. Mais tant que son enseignement n’est pas compris par tous, ce culte des sacrifices resterait de l’ordre de l’idolâtrie.

Le Guide exprimerait donc cette pensée de l’exil, au sens large. Et son propos est à mettre en perspective avec le Mishne Tora, où s’exprime la pensée ontologique. Mais celle-ci n’est vivable par l’ensemble du collectif que par le détour de l’exil, sous peine de se fourvoyer dans un court-circuit dangereux. Le passage par l’étude se situe dans ce détour.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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