Dans la Parachat Chéla’h Lekha, Moshé Rabbénou envoie des émissaires en terre de Canaan. Leur mission est d’espionner les habitants du pays pour mieux se préparer à le conquérir.
A leur retour de mission, rien ne se déroule comme on aurait pu l’imaginer. Ils découragent les enfants d’Israël d’arriver à l’objectif qu’ils s’étaient fixé, conquérir la terre de Canaan. La conséquence est l’errance durant 40 ans dans le désert avant de finalement entrer en Canaan.
Il y a beaucoup de détails dans ce passage de la Torah qui peuvent nous étonner. Essayons d’analyser cette mission et l’envoi des émissaires pour mieux les comprendre.
I. Quelques questions sur le passage :
a) Hashem laisse le choix à Moshé :
»וידבר השם אל משה לאמר. שלך לך אנשים ויתרו את ארץ כנען אשר אני נתן לבני ישראל… (במדבר י »ג, א-ב) »
‘’Dieu a parlé à Moshé en disant. Envoie pour toi des hommes et qu’ils explorent la terre de Canaan que je donne aux enfants d’Israël… (Bamidbar 13, 1-2)’’
A priori ce verset parait être un ordre de Dieu. Hashem demande à Moshé d’envoyer des explorateurs. Pourtant, Rachi commente ce verset en citant la Guemara (dans le traité Sotha 34 :). Hashem n’a pas ordonné à Moshé d’envoyer ces espions mais le lui a suggéré :
»לדעתך אני איני מצוה לך אם תרצה שלח… »
‘’Selon ta conscience, je ne te l’ordonne pas mais si tu le désires, envoie les…’’
Cette suggestion est ambiguë. A quoi cela sert-il de laisser le doute ? Soit cette mission est positive et Dieu l’ordonne, soit elle est négative et il faut au contraire la proscrire ? Pourquoi laisser le choix à Moshé Rabbénou ?
b) Moshé accepte la suggestion tout en sachant que la mission ne se déroulera pas comme il le faut.
Moshé Rabbénou choisit un représentant de chacune des douze tribus et les envoie donc accomplir la mission. Les versets nous donnent le nom de chacun de ces explorateurs. Après avoir cité leur nom, la Torah s’attarde sur le représentant de la tribu d’Ephraïm :
»אלה שמות האנשים אשר שלח משה לתור את הארץ ויקרא משה להושע בן נון יהושוע (במדבר י »ג, ט »ז) »
‘’Voici les noms des hommes que Moshé a envoyés pour explorer la terre et Moshé a appelé Hoshéa le fils de Noun, Yehoshoua. (Bamidbar 13, 16)’’
Moshé Rabbénou a changé le nom de Hoshéa en Yehoshoua. Pourquoi ce changement de nom, Rachi explique que Moshé Rabbénou savait que le groupe n’allait pas revenir avec des bonnes intentions et qu’il médirait sur la terre d’Israël. C’est pourquoi il a prié pour que Yehoshoua ne se rallie pas à leurs idées et qu’il reste fidèle à la mission. Le changement de nom était une suite à sa prière.
Cela est très étonnant ! S’il a connaissance des conséquences de cette mission ? Pourquoi accepte-t-il de les envoyer ? Nous avons vu que Moshé Rabbénou avait le choix d’accepter la suggestion d’Hashem ou de la refuser, pourquoi l’a-t-il acceptée alors qu’il en connaissait les conséquences ?
c) Traitement de faveur pour Yehoshoua.
Il y avait douze émissaires dans cette mission. Or, comme nous venons de le voir, il n’y a qu’un seul membre du groupe qui a eu les faveurs de Moshé. Pourquoi Moshé n’a prié que pour Yehoshoua ? Qu’avait-il de particulier pour cela ?
d) L’ordre de mission.
Les émissaires avaient comme but de préparer la stratégie de conquête. Or, dans l’ordre qu’ils reçoivent de Moshé Rabbénou, il y a une partie qui n’a pas l’air d’être liée avec ce but :
»ומה הארץ השמנה היא אם רזה היש בה עץ אם אין והתחזקתם ולקחתם מפרי הארץ והימים ימי בכורי ענבים. (במדבר י »ג, כ’) »
‘’Et comment est la terre, est-elle grasse ou est-elle maigre, y a-t-il des arbres ou il n’y en a-t-il pas, vous vous renforcerez et vous prendrez des fruits de la terre. Et c’était la période des prémices des vignes. (Bamidbar 13, 20)’’
Pourquoi Moshé Rabbénou avait-il besoin de rajouter cette demande-là ? N’aurait-il pas dû se suffire de leur demander comment sont les habitants pour préparer la bataille face à eux ? Pourquoi leur demander de voir la qualité de la terre ?
II. Commentaire du Natsiv (Rabbi Naftali Tsvi Berlin) dans le livre Emek Davar sur ce passage.
a) Suite de la Parasha précédente.
Le Natsiv explique que pour comprendre ce passage des explorateurs, il faut revenir sur la fin de la Parasha précédente. L’envoi des émissaires pour explorer la terre de Canaan en est la suite directe.
Les Bnei Israël se révoltent contre Moshé. Moshé se tourne alors vers Hashem en lui disant que la charge de diriger le peuple est trop lourde pour lui tout seul et qu’il voudrait avoir un soutien. Dieu lui demande donc de nommer 70 personnes qui seront sous ses ordres pour l’aider à diriger le peuple. Pour que le choix de ces personnes soit équitable, il choisit 72 personnes (6 par tribu) et parmi eux il en tire au sort 70.
»וישארו שני אנשים במחנה שם האחד אלדד ושם השני מידד ותנח עלהם הרוח והמה בכתבים ולא יצאו האהלה ויתנבאו במחנה (במדבר י »א, כ »ו) »
‘’Ils sont restés deux hommes dans le camp, le nom de l’un Eldad et le nom du second Médad, et s’est posé sur eux le souffle prophétique et ils étaient écrits mais ils ne sont pas sortis dans la tente et ils ont prophétisé dans le camp. (Bamidbar 11, 26)’’
Ces deux personnes qui faisaient parties des 72 sages mais qui n’ont pas été retenus pour seconder Moshé Rabbénou, ont reçu une part du souffle prophétique qui avait été donné aux 70 autres.
Alors qu’ils ne se trouvaient pas dans la tente avec Moshé Rabbénou et les 70 autres sages, ils ont prophétisé une vision que personne d’autre n’avaient pu voir.
Les commentateurs rapportent que cette prophétie concernait Moshé. Ils avaient vu que ce serait Yehoshoua qui ferait entrer les Bnei Israël en terre de Canaan et non Moshé.
b) Différence entre la direction de Moshé et celle de Yehoshoua.
Le Natsiv explique qu’il y a une différence totale entre la façon dont Moshé Rabbénou a dirigé les enfants d’Israël et la façon dont Yehoshoua les a dirigés. Jusqu’au moment où Moshé Rabbénou envoie les explorateurs, les Bnei Israël étaient dirigés dans un chemin au-dessus des lois de la nature. Tout est dans les mains de Dieu dans cette approche les hommes ne participaient en rien aux miracles que Dieu leur faisait. C’est pourquoi il n’y avait pas besoin d’acte pour planifier l’entrée en terre de Canaan puisqu’Hashem va la transmettre dans leurs mains. Tout est entièrement sous la direction d’Hashem.
En revanche, Yehoshoua a changé la façon de diriger. Il a introduit une certaine part d’action des hommes. Tout reste dans les mains d’Hashem mais les hommes font une part du travail pour que ce soit fait de manière naturelle. C’est certes Hashem qui accomplit tout, mais cela passe par le biais naturel des actions de l’homme. Dans cette approche, il était nécessaire d’envoyer des explorateurs pour planifier la conquête.
c) Relecture du passage avec le commentaire du Natsiv.
Les Bnei Israël ne voulaient plus vivre dans cette proximité tellement forte avec Dieu. Cette clarté dans les voies de Dieu ne leur laissait aucune place. Ils n’avaient pas le droit à l’erreur puisque tout était clair. Ils voulaient prendre une légère distance avec les miracles de Dieu. Non pas pour se permettre de changer de voie et enfreindre la parole de Dieu mais ils avaient l’impression que leur Avodat hashem n’était pas la leur. Il n’avait rien investi pour l’acquérir. Tout était clair.
Moshé Rabbénou ne voulait pas les écouter jusqu’au moment où Eldad et Medad ont reçu cette prophétie qui montrait que c’était Yehoshoua qui allait prendre les rênes du peuple. Moshé Rabbénou a compris à ce moment que pour entrer en Israël, il fallait que ça se fasse de manière authentique. Que les Bnei Israël devaient être associés, qu’ils devaient prendre part au miracle et laisser les voies naturelles exprimer les miracles. C’était ça l’approche de Yehoshoua.
Pour cela, il fallait que le choix d’aller inspecter la terre de Canaan vienne des hommes. Hashem a laissé le choix et Moshé Rabbénou a accepté tout en laissant la place à Yehoshoua. Il savait parfaitement que cette mission était vouée à l’échec mais la réussite n’était pas le but de ce programme. Il fallait désormais que les Bnei Israël participent, qu’ils comprennent par eux même. Leur laisser une place à l’erreur. Tout ne doit pas être parfait. Ce qu’il faut c’est que ce soit LEUR chemin, LEUR choix et LEUR erreur. C’est le KINIAN de la terre, l’acquisition, qu’ils intègrent au fond d’eux la parole d’Hashem par eux-mêmes, sans qu’on ne leur impose.
Moshé Rabbénou a ajouté dans l’ordre de mission que les explorateurs regardent la terre pour savoir si elle est bonne ou pas. Il voulait appuyer par cela le fait que les hommes doivent y prendre goût, que ce soit LEUR choix et LEUR motivation. Et il a ensuite béni Yehoshoua qui était nommé comme le futur dirigeant et maître de cette nouvelle approche.
III. Ce modèle à notre niveau individuel.
Bien que ce passage de Torah traite du peuple juif en entier dans sa collectivité, il me semble que nous pouvons nous en inspirer pour parler de chacun de nous dans son individualité.
a) Passer de l’éblouissement à la recherche de motivation
Le Rav Shlomo Wolbé rapporte dans son livre Alei Shūr que dans la Avodat Hashem, le service divin, chaque personne connait des hauts et des bas. Lorsqu’on s’investit dans le temps de manière continue, à l’étude de la Torah par exemple, au début il y a un certain éblouissement, tout parait bien et attrayant. Après un certain laps de temps, la motivation commence à se perdre, on perd le gout et on ne trouve plus d’attirance à l’accomplissement de cette Mitsva. Comment faire alors pour ne pas perdre la motivation ? Comment faire pour que cela ne reste pas juste un éblouissement spontané et que cela survive à l’usure causée par le temps ?
b) Acquérir son Avodat Hashem en en faisant notre choix
Le Ram’hal (Rabbi Moshé ‘Haïm Luzzato) dans son livre Dere’h Hashem traite du projet divin dans la création de l’homme. Il y rapporte que par bonté pour l’homme, il a voulu lui faire acquérir la perfection. A cette fin, il rapporte l’importance qu’il y a dans la possibilité de choisir pour acquérir cette perfection :
»…ואולם צריך שיהיה זה בבחירתו ורצונו כי אילו היה מוכרח במעשיו להיות בוחר על כל פנים בשלמות לא היה נקרא באמת בעל שלמותו כי איננו בעליו, כיון שהכרח מאחר לקנותו, והמקנה הוא בעל שלמותו… »
‘’…Cependant, il faut que ce soit par son choix et par sa volonté car s’il était obligé par ses actions de choisir malgré tout la perfection, cela ne pourrait s’appeler véritablement sa perfection car il n’est pas maître de cette perfection puisqu’une autre personne l’a obligé à l’acquérir et l’acquéreur est le véritable maitre de cette perfection…’’
Une personne peut faire une chose parfaitement sans pour autant qu’on lui attribue cette perfection. Pour mériter qu’on la lui attribue, il faut qu’il soit maître de cette perfection, que ce soit par ses propres moyens qu’il y soit arrivé et qu’on ne l’ait pas forcé à y arriver.
C’est pourquoi, il est nécessaire de faire un travail personnel, de s’investir et sentir que cet investissement est le nôtre pour vraiment acquérir la perfection. C’est cela le choix, choisir ce chemin.
c) La nécessité des deux approches
Il est tout de même nécessaire de prendre en compte les deux approches, commencer par cet éblouissement et continuer par un travail personnel. Comme nous le souligne Rabbi Tsaddok Hacohen dans son livre Tsidkat Hatsadik :
»וזהו התחלת הכניסה לתורה כמו שכתוב ראשית חכמה יראת השם. ויראת שמים הוא על ידי שויתי השם לנגדי תמיד כמו שכתוב בהגהות בתחילת אורח חיים. והיינו ברכות שכולן מתחילין בלשון נוכח שמיד בהתחלת הברכה צריך להיות השם יתברך נוכח עיניו כאלו עומד עלין ומצוהו. והסיום לשון נסתר דמיד נעלם כמו שכתוב על גוזליו ירחף נוגע ואינו נוגע כידוע. »
‘’Et c’est cela le début pour entrer dans la Torah comme il est écrit : les prémices de l’intelligence sont la crainte de Dieu. Et la crainte de Dieu vient par le fait qu’on s’illustre en face de nos yeux la présence de Dieu toujours. C’est cela les bénédictions que nous faisons. Elles commencent toujours dans leur forme par une formule où Dieu est présent face à nous comme s’Il était réellement présent physiquement et qu’Il nous ordonne mais on finit la bénédiction dans un langage où il n’est plus présent comme si immédiatement Il disparaissait.’’
En effet, dans le texte des Bénédictions instituées par Nos Maîtres, nous disons tout d’abord Tu à D. et ensuite nous disons Il.
Rabbi Tsaddok Hacohen nous enseigne que dans notre approche des Mitsvot il y a deux stades. Le premier stade est celui où nous nous figurons l’image de Dieu face à nous, ce que nous pouvons appeler l’éblouissement. Dieu est présent et nous sommes éblouis par Sa présence. Mais par la suite, il faut savoir aussi continuer sans penser à Sa présence, comme s’Il disparaissait. Prendre du recul par rapport à Lui.
IV. Pour conclure.
Les Bnei Israël sont sortis d’Egypte, ils ont vu les miracles de la sortie, la traversée de la Mer Rouge, le don de la Torah, les miracles au quotidien comme la Manne, le puits de Myriam et tant d’autres. Ils ont vécu en proximité avec Dieu. Ils pensaient qu’il leur fallait prendre une distance pour pouvoir s’installer en terre d’Israël et accomplir les Mitsvot parfaitement. Non pas comme éblouis par la vérité mais par un travail personnel et un investissement qui leur appartiendraient.
De la même manière, nous devons trouver une part personnelle dans l’accomplissement de notre Avodat Hashem. Ne pas le faire juste par éblouissement mais aussi par investissement et un travail personnel.
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