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Chemot : les phares

par: Rav Yehiel Klein

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I – Le premier Rachi du Livre de Chémot se présente ainsi :

 

« Et voici les noms des Enfants d’Israël qui arrivèrent en Egypte (Chémot I, 1) – bien que [D.] les ai déjà dénombrés par leurs noms de leur vivant, Il les recompte après leur disparition, pour te faire savoir à quel point Il les aime. Car [les Enfants de Ya’akov] sont comparés aux étoiles qu’il importe à D. de compter à l’entrée et à la sortie de leur service, en les désignant par leurs noms respectifs, comme il est dit (Isaïe XL, 40) : Celui qui fait sortir en les comptant les Légions célestes, toutes Il les appelle par leur nom »

La source de Rachi est le Midrach Tanh’ouma Yachan (sur place), et on peut aussi renvoyer au début du Midrach Chémot Rabba (I, 3)[1].

 

II – Rachi considère donc que le point commun entre les Enfants de Ya’akov et les étoiles est que les deux se définissent à la fois par le fait que que chacun a un nom propre, et que on les emploie en les décomptant ; cette manière de procéder est, de plus, une marque d’affection.

Nous avons donc deux interrogations successives à résoudre :

Premièrement, que représentent les étoiles ? En quoi, pour qu’elles puissent remplir leur rôle, il convient de parallèlement leur attribuer un nom et de les compter à chaque fois, au début et à la fin de leur service ?

Deuxièmement, quel est le rapport entre les enfants de Ya’akov Avinou et les étoiles ? Que vient nous apprendre cette comparaison ?

 

III – Commençons par nous pencher sur les étoiles et leurs caractéristiques :

Tout le monde s’accordera sur le fait que les étoiles, bien que nous percevions leur éclat, sont très loin de nous, bien plus que le soleil et la lune…

D’autre part, on remarque que le jour lorsque le soleil brille, on ne les voit pas.

Enfin, une étoile en contient beaucoup d’autres[2], dans le sens où celle que nous observons est forcément, dans l’espace, entourée d’une multitude d’autres étoiles de sa galaxie, etc…

S’il en est ainsi, on peut comprendre le rapport qu’entretiennent les étoiles et les Enfants de Ya’akov. Le Maharal de Prague le décrit ainsi dans le Gour Arié (Chémot I,1)[3] :

« Pourquoi ce sont les Enfants de Ya’akov qui sont ainsi comparés aux étoiles plus que tout autre Juste ? Car les Enfants de Ya’akov calquent leur identité sur les étoiles : il y’ a Douze Tribus[4] comme il y’ a douze Constellations [du Zodiaque][5], et que chaque étoile en contient de nombreuses autres, de même que chaque Tribu contient toutes les familles d’Israël[6] »

 

IV – Le Kli Yakar[7], entre autres commentateurs[8], comprend ainsi la comparaison effectuée par le Midrach entre les étoiles et les Tribus d’Israël :

« Il me semble que [cette comparaison provient du fait que] la véritable personnalité de l’homme – fut-il un Juste ou non ? – n’est connaissable qu’après sa mort, car de son vivant nul ne sait si il restera dans sa piété et il ne convient pas alors de conter ses louanges […] et c’est cela la comparaison avec les étoiles, car elles ne sont visibles qu’après le coucher du soleil. Ainsi, la véritable stature de l’homme ,n’est certaine qu’après sa disparition… »

Ce que nous dit ici le Kli Yakar,, c’est que le Midrach est venu ici insister sur le changement de statut des Enfants d’Israël entre la fin du Livre de Beréchit et le début du Livre de Chémot.

En effet, précédemment, ils étaient des personnages de chair et de sang, les Enfants de Ya’akov arrivant en Egypte après que l’un d’entre eux, à leur insu, fut devenu vice-roi d’ Egypte, etc…. Mais à présent, lorsque débute le Livre de Chémot[9], ils sont devenus les Douze Tribus : ils ont physiquement disparu depuis longtemps, et on ne peut plus les appréhender que par le souvenir qu’ils ont laissé…

Notre Midrach viendrait ainsi expliquer cet état de fait, en nous apprenant que entre les deux livres nous sommes passés à une nouvelle étape de l’Histoire du Peuple Juif, et qu’à des personnages historiques ont succédé – puisque, comme nous le dit le Kli Yakar, la mort et le temps les ont transformés – des ancêtres mythiques[10] ; c’est ainsi, du moins, que les perçoivent leurs descendants, car dès ce moment les Enfants d’Israël deviennent les Douze Tribus, qui forment l’ossature de l’organisation politique, sociale et civile du Peuple d’Israël[11]

La comparaison avec les étoiles est ainsi, encore une fois, judicieuse :

De même que nous percevons les étoiles bien qu’elles soient très loin de nous, les Enfants de Ya’akov en devenant les Tribus d’Israël se transforment pour leur descendants en phares : nous ne nous souvenons plus forcément de la personne que fut Réouven, Chim’on etc… (Si ce n’est ce que nous en raconte la Thorah, ce qui n’est pas rien), mais nous le reconnaissons comme le fondateur de notre Tribu, celui qui lui donne son identité[12].

 

V – Une fois ceci exposé, il convient de revenir au Midrach cité par Rachi, et voir en quoi il y’ a ici, dans le cadre des Douze Tribus, une « entrée » et une « sortie » dans leur service, et en quoi le fait d’être nommé et compté est une preuve d’affection de la part de D.

On peut aisément que par entrée et sortie on entend ici l’entrée en Egypte et la sortie de la vie terrestre : ce sont là deux moments clés de l’ existence des Enfants de Ya’akov, qui, dans leur cas précis revêtent une signification toute particulière.

Quant aux notions de nomination et de décompte, on peut expliquer la chose suivante[13] :

Il s’agit là de deux éléments opposés, mais complémentaires.

Le nom est la personnalisation de l’individu, et cela, bien sûr, lui donne une certaine importance. Selon notre Tradition[14], le nom définit l’essence d’un être ou d’une chose.

Le compte, par contre, semble prôner l’effacement de ce même individu au profit du groupe, et de l’ intérêt ou de la mission commune.

Ainsi, lorsque le Midrach et Rachi nous ramènent des preuves scripturales selon lesquelles D. nomme et compte les étoiles et les Tribus d’Israël, cela signifie que chacune d’entre elles est à la fois une entité particulière à l’identité bien marquée, mais qu’elle n’en fait pas moins partie d’un ensemble dont la force et la raison d’être réside dans son unité[15].

Comme un soldat, aussi valable, vaillant et célèbre soit-il, au sein d’une armée.

 

VI – Mais, ceci dit, on ne comprend toujours pas en quoi ce double phénomène est une preuve de l’affection divine…

Proposons alors la chose suivante :

Il y a ici affection parce qu’il y a personnalisation.

Considérer l’ensemble du Peuple d’Israël comme une assemblée d’individus ayant chacun son identité propre et sa particularité, comme semble le faire ici le Saint Béni Soit Il, c’est bien leur témoigner de l’affection, puisqu’il s’agit ici de montrer de l’intérêt à leur égard : D. n’a pas devant lui une masse indistincte d’êtres à qui il a demandé de remplir telle ou telle mission dans le monde, mais une armée – les Légions célestes du verset des Psaumes -, composée de soldats, lieutenants ou généraux qu’ Il connaît chacun personnellement, et donc à sa juste valeur.

On peut comparer cela à un stratège qui passerait ses troupes en revue, et qui les reconnaît chacun individuellement. Il lui importe alors tout autant de les recompter après la bataille, car il a bien un lien personnel avec chacun d’entre eux, et se réjouira de voir celui-ci survivant et héroïque, s’attristera de savoir celui-là manquant à l’appel, tombé non moins héroïquement sur le champ de bataille.

Si cela s’avère exact, alors on peut aller encore plus loin :

Il es possible que l’affection dont il est question ici se révèle par la répétition du compte (c’est a priori le sens premier du Midrach), puisque lorsque l’on aime quelqu’un ou quelque chose, on lui témoigne non seulement de l’intérêt, mais on apprécie également le savoir présent et proche de nous[16].

Ce serait dans cette optique que D. nommerait et compterait les Enfants d’ Israël à chaque fois que l’occasion se présente, ce qui est ici particulièrement nécessaire, puisqu’il s’agit d’exprimer la métamorphose des Enfants d’Israël en Douze Tribus.

Plus profondément, cela signifierait que D. aime les Enfants d’Israël, et désire que leur souvenir – ici, la répétition de leurs noms – soit sans cesse présent devant Lui. C’est un fait non négligeable (bien que ce soit un autre vaste sujet), puisque c’est grâce à ce Souvenir que, dans notre Paracha, s’enclenche le processus de la Délivrance (Chémot II, 24 -25) : « Et D. entendit leurs souffrances, et D. se souvint de Son Alliance… »[17].

 

VII – Ainsi, l’analyse de ce Rachi nous a amenés à se pencher sur ce qui reste des Enfants de Ya’akov : que représentent pour nous les Tribus ?

Quel peut être l’intérêt de telles généalogies ?

Pour répondre à cette question, il peut être pertinent de réfléchir dans un premier temps à ce qui est plus proche de nous : les ancêtres « fondateurs » de nos familles…

En effet, dans nombre de familles, il est un ancêtre si marquant qu’il a donné son identité à la branche qui de lui est issue. Par exemple, entre cousins, petits cousins, on sait (ou on prétend) que ceux-ci sont ainsi parce qu’ils descendant de l’oncle Réouven, ceux-la comme ça parce qu’ils descendent de l’oncle Chim’on, etc.

Il faut se demander si cela est vrai, voir même vraisemblable, ou si cela n’est qu’une vue de l’esprit, et que ces différences ont de toutes autres causes que la généalogie…

Une personne peut influencer ses descendants ou les générations futures de deux manières : soit par le charisme – sa personnalité, son enseignement ou ses actions – , soit par l’éducation qu’il aura profondément  inculqué à ses enfants et qui aura perduré à travers les années…

Nos grands Maîtres ont disparus depuis longtemps déjà, mais leur message est toujours vif parmi nous, au point qu’on puisse dire[18] qu’ils sont quelque part encore présents.

D’un autre côté, l’ancêtre au caractère et à la personnalité si marqués et si marquants pour qu’on s’en souvienne plusieurs générations après jusqu’à s’en réclamer comme évoqué plus haut, à lui aussi formé et influencé, à sa manière, ses descendants – et ce, de manière peut être encore plus directe parce que plus personnelle[19].

Dès lors, on peut comparer cela avec les Tribus d’Israël :

Selon notre Tradition, qu’est ce qui fondait l’identité d’une Tribu ? Il apparaît qu’il s’agit bien d’une identité de caractère, et qu’en effet, les descendants de Dan étaient des guerriers,ceux d’ Issah’ar des érudits, ceux de Zévouloun des commerçants, etc…, en d’autres termes, qu’ils correspondaient bien à la personnalité de leur ancêtre selon ce que nous en a conté la Thorah et la Bénédiction personnalisée de Jacob à chacun de ses enfants[20], si éloigné d’eux soit il dans la chronologie.

Si on se base sur cela, alors on peut considérer que ce qui nous rattache à nos ancêtres, c’est notre identité commune. Ce qu’on sait de lui, sa réputation et ses actes remarquables, n’ont de sens réel que si on les partage, que si on les  ressent sincèrement comme faisant aussi partie de notre personnalité.

Tant que cette « adéquation d’identité » sera présente, la notion d’ancêtres communs desquels on se réclame a du sens, puisqu’elle signifie quelque chose pour nous, et qu’elle se vérifie dans les faits.

On peut conclure en disant que dans les deux cas – Tribus et ancêtres plus modernes -, il s’agit de la capacité d’un ascendant à influencer durablement ses descendants, et que ce soit rendu pédagogiquement ou génétiquement possible nous importe peu, en fin de compte.

C’est en cela que les Tribus[21] ou nos ancêtres à leur suite demeurent pour nous, par delà les générations, des phares auxquels il convient de se rattacher…

 


[1]On remarquera que dans ces deux textes, au lieu du verset d’Isaïe on a un verset des Psaumes exprimant la même idée (Psaumes CXLVII, 4) : « Il établit le compte du nombre des étoiles ; à toutes, Il attribue des noms ». Mais il arrive parfois que Rachi ramène un Midrach ou assimilé et change le verset qui est à la base de l’interprétation  – cf. Beréchit VI, 9, Dévarim XX, 1) [« Lipchouto chel Rachi », ouvrage contemporain traquant les sources du Maître de Troyes, du Rav Chemouel P. Guelbard]

[2]Ainsi que le dit la Guémara de Bérah’ot 32b : « J’ai créé douze étoiles [principales] dans le ciel, et chacune a treize armées, et chacune de ces armées a treize légions, et chacune de ces légions a treize routes, et chacune de ces routes a treize cohortes, et chacune de ces cohortes a treize camps, et chacun de ces camps contient trois cent cinquante mille myriades d’étoiles… » [On peut voir ici une allusion à l’immensité constatée de l’Univers]

[3]Cf. également Gour Arié sur Beréchit L, 21.

[4]Bien qu’au total le Patriarche a eu treize garçons, la Tradition ne reconnaît jamais que Douze Tribus : soit on compte Lévi et Yossef, soit Yossef compte pour deux – Ephraïm et Menaché – et Lévi n’est pas retenu.

[5]Le thème des douze Signes du Zodiaque est [étonnement peut-être] courant dans notre Tradition : cf. Midrach Chémot Rabba XV, 6, etc… On rappellera qu’il s’agit des étoiles les plus remarquables de notre ciel nocturne – la Voie Lactée.

[6]Comme on le voit dans la suite de la Thorah, où tout dénombrement des Enfants d’Israël se fait avec comme référent les Douze Tribus, et que c’est selon elles que s’agence le Campement d’Israël dans le Désert.

[7]Rabbi Salomon Ephraïm Luntschitz (1550 – 1610). Ce commentaire apparaît dans la plupart des éditions classiques de la Thorah…

[8]Cf. Ohr haH’aïm, Emet leYa’akov, Sfat Emet années 5632, 5634, etc…

[9]C’est ici la seule fois dans tout le récit biblique qu’on a affaire à une telle ellipse temporelle : entre la mort de Yossef et le mariage de ‘Amram et de Yoh’ébed qui entame réellement le processus de la Sortie d’ Egypte, il y a environ deux cent ans…

[10]Dans le sens où leur vie édifiante est désormais très  éloignée de la nôtre. Cependant nous la connaissons quand même, grâce au récit détaillé que nous en dresse la Genèse. Ce qui fait toute la différence d’avec d’autres personnages mythiques parce que légendaires ou mythologiques…

[11]Dans les bénédictions que Ya’akov donne à ses enfants avant de mourir (Beréchit XLIX), le présent et l’avenir – si  on étudie le commentaire de Rachi – ne cessent de se mêler. Il y a donc à la fois passage de relais et tentative d’identification entre ces deux moments.

[12]Paradoxalement, les Patriarches et les Matriarches, bien qu’encore plus éloignés de nous dans le temps, nous semblent plus proches que les Douze Tribus. Est-ce dû uniquement au fait que la Thorah raconte leur vie plus en détails ?

[13]Cf. Chio’ouré H’oumach du Rav Wolbe, Sam Déreh’ du Rav Broïde, Roch Yéchiva de H’évron-Guéoula, « Mima’amakim », etc…

[14]Cf. Nah’manide sur Beréchit II, 20, ainsi que le commentaire du Malbim sur le verset des Psaumes cité par notre Midrach (Psaumes CXLVII,5).

[15]Il s’agit d’un autre thème ,celui de l’ unité des tribus (et donc du Peuple Juif), quand bien même d’un unique Patriarche sortent douze rameaux différents. Cf. Péssah’im 46a.

[16]Par exemple, on  appelle tout le temps la personne que l’on aime  au téléphone, on veut toujours savoir où elle est, etc…

Le phénomène du collectionneur semble du même ordre…

[17]Cf. Rachi v. 25, et la Guémara de Roch haChana 15a, sur les versets des « Souvenirs » (Zih’ronot) que l’on récite dans le Moussaf de Roch haChana, pour que « votre souvenir soit présent devant Moi »

[18]Cf. Rachi Beréchit VI, 9 sur Noah’…

[19]Remarquons que ces ancêtres dont on se réclame ont souvent été des gens simples remarquables pour leur piété ou leur érudition…

[20]Puis de celles de Moïse à la fin de sa vie (Dévarim, ch. XXXI), qui opère le passage des douze Enfants d’Israël aux Tribus d’Israël.

[21]Sur ce point, les Patriarches et les Matriarches semblent différents de tous nos autres ancêtres. Leur personnalité et leur rôle étaient si forts que la tradition les perçoit comme ayant carrément créé l’identité juive (Cf. Yévamot 79b)

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