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Chemot : הָ֥בָה נִֽתְחַכְּמָ֖ה ל֑וֹ ou propagande et complotisme

par: Rav Yehiel Klein
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Publié le 21 Décembre 2021

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1 – Aux individualités marquantes héros du Livre de la Genèse succèdent dans le Livre de l’Exode leurs descendants qui prennent le nom global d’Enfants d’Israël.

Nous ne sommes plus dans l’ère des destins individuels qui annoncent le Peuple d’Israël, mais dans l’ère de la collectivité, un monde où désormais peuvent s’affronter les nations.

Dès les premiers versets, l’apparition de cette masse humaine issue des Douze Tribus d’Israël, n’est pas sans poser problèmes :

וַיָּ֥קׇם מֶֽלֶךְ־חָדָ֖שׁ עַל־מִצְרָ֑יִם אֲשֶׁ֥ר לֹֽא־יָדַ֖ע אֶת־יוֹסֵֽף׃

וַיֹּ֖אמֶר אֶל־עַמּ֑וֹ הִנֵּ֗ה עַ֚ם בְּנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֔ל רַ֥ב וְעָצ֖וּם מִמֶּֽנּוּ׃

הָ֥בָה נִֽתְחַכְּמָ֖ה ל֑וֹ פֶּן־יִרְבֶּ֗ה וְהָיָ֞ה כִּֽי־תִקְרֶ֤אנָה מִלְחָמָה֙ וְנוֹסַ֤ף גַּם־הוּא֙ עַל־שֹׂ֣נְאֵ֔ינוּ וְנִלְחַם־בָּ֖נוּ וְעָלָ֥ה מִן־הָאָֽרֶץ׃

« Un roi nouveau s’éleva sur l’Égypte, lequel n’avait point connu Joseph. Il dit à son peuple: « Voyez, la population des Enfants d’Israël surpasse et domine la nôtre.  Venons, agissons avec ruse envers lui; autrement, elle s’accroîtra encore et alors, survienne une guerre, ils pourraient se joindre à nos ennemis, nous combattre et sortir du pays »

(Exode I, 8-10)

2 – Rachi, en quelques mots, nous livre l’enjeu de cette démarche scélérate et ingrate du Pharaon :

« ‘’Venons ‘’ – à chaque fois que ce terme précis apparaît, c’est pour signifier qu’il faut se préparer et se réserver à quelque chose : ‘’préparez-vous à ce projet’’ [1]

’Agissons avec ruse envers lui’’- envers le peuple : réfléchissons à ce que nous pouvons inventer à son égard. Et / Mais nos Sages comprennent qu’il s’agit d’agir avec ruse envers le Sauveur d’Israël [envers D. [2]], en le faisant périr par l’eau, car D. a déjà juré qu’il n’amènera plus de Déluge sur le monde »

3 – Sur place le Maharal de Prague, dans son ouvrage magistral autour du commentaire de Rachi, le Gour Arié [3] explique de quoi il s’agit :

« L’interprétation des Sages se trouve elle aussi correspondre au sens littéral qui est la première explication, car si l’expression est au singulier ‘’envers lui’’, c’est bien que l’intention des Egyptiens était de s’en prendre à l’unité du Peuple d’Israël. Or c’est D. qui unifie le peuple en veillant sans cesse à la maintenir »

Ce que nous dit ici le maître de Prague, c’est que lorsqu’on désire s’en prendre aux Enfants d’Israël, on s’en prend en réalité à ce qu’il représente – c’est à dire aux Saint Béni Soit-Il, car il faut un peuple unique pour un Dieu unique [4].

4 – Une idée semblable est développée par le Sfat Emet (année 5634) :

« Les Sages égyptiens s’en prirent à ce peuple déjà formé en leur sein parce qu’ils craignaient métaphysiquement que la notion d’Unicité de D. se développe à travers la multiplication des Enfants d’Israël » (« כמ »ש נתחכמה לו בלשון יחיד ופרש »י ובמד’ למושיען של ישראל. כי בחי’ האחדות הוא הישועה של ישראל. פן ירבה שנקודה האחדות תתפשט ע »י בנ »י תוך הריבוי וזה הי’ כל יראתם. »)

D’ailleurs, les Tossafistes [5] font remarquer que le terme ‘’venons’’ a pour valeur numérique 5+2+5 [6], c’est – à dire 12 – allusion aux Douze Tribus d’Israël, qui se trouvent à présent former un seul peuple.

C’est là un phénomène spirituel insupportable en terre d’Egypte, haut lieu de paganisme et de forces naturelles indépendantes et rivales, multiplicité qui constitue l’idée même d’idolâtrie [7].

5 – En d’autres termes, quand on s’en prend à Israël on s’en prend à D.

6 – En réalité, en plus de cette lutte métaphysique que narrent ces grands événements, on peut observer la description par la Torah d’un phénomène d’une criante actualité.

En effet, si l’on fait abstraction de l’aspect judéo-centré de ce récit et de ce qu’en disent nos Sages [8], nous sommes bien ici en présence des ressorts de la théorie du complot.

7 – Ceci en analysant exactement les mêmes textes, mais en les observant d’un autre point de vue.

Que nous dit-on ici ?

Avec cette notion de destin insaisissable, ces choses qui semblent poursuivre leur propre objectif – cette multitude qui vise l’unité –  ces ‘’voies de D. qui nous sont impénétrables’’, etc…, apparaît l’idée selon laquelle on échoue à expliquer ce qu’on ne comprend pas.

8 – Et tout porte à croire que c’est là le phénomène à l’origine de la théorie du complot.

Nul doute que les hautes considérations dont nous fait part Rachi étaient ignorées de la masse des Egyptiens, et probablement même des plus instruits d’entre eux.

On peut croire que seul le Pharaon, grande conscience spirituelle de l’époque [9], comprenait les tenants et les aboutissants de ce qui était en jeu à cette période.

Parmi son peuple, qui pouvait comprendre que ces Hébreux, nouveaux migrants en voie de ghettoïsation et de paupérisation, représentaient bien plus qu’un énième problème social, menace fantasmée que constitue tout corps étranger ?

Il est donc facile pour le Pharaon – qui de fait est ici le vrai comploteur – de faire croire à ces sujets que ces étrangers sont pour l’Égypte un danger mortel, car on se méfie toujours de l’inconnu, ayant là encore peur de ce que l’on ne connaît pas.

9 – Nos commentateurs nous renseignent sur la manière dont le souverain égyptien s’y est pris pour manipuler son opinion publique.

Tout d’abord, Nah’manide nous apprend qu’il a dû agir avec circonspection pour faire accepter ce qui de fait s’avère comme une ‘’béguida guédola’’, une grande traîtrise, ingratitude inouïe à l’égard du peuple de Joseph le Nourricier.

Il fit preuve de sagesse, en effet, mais pour le mal –[10] ‘’ חֲכָמִים הֵמָּה לְהָרַע’’

Et il est vrai que les circonvolutions des théories alambiquées, avec leurs connexions occultes – perçues comme d’autant plus vraies qu’elles sont occultes – présentent l’aspect d’une grande subtilité. Mais quand ce n’est pas l’œuvre d’esprits pervers, qui à dessein désirent manipuler leurs semblables plus crédules, ça l’est d’esprits fatigués.

Mais surtout, deux maîtres, et non des moindres, voient dans notre paracha des éléments typiques de ce que l’on peut de nos jours voir malheureusement se déchaîner sur les réseaux sociaux :

Ainsi, pour Rav Chimchon Raphaël Hirsch, il s’agissait de faire apparaître les Enfants d’Israël comme une véritable cinquième colonne, entité dormante prête à se mettre immédiatement au service d’un envahisseur éventuel, qu’il soit Libyen, Nubien, Mésopotamien ou Babylonien.

Et pour le Beït haLévi [11],  il s’agissait de salir au maximum la réputation des mêmes Enfants d’Israël, pour les rendre détestables aux yeux des autres Egyptiens. De ces inconnus on est prêt à croire tout ce que l’autorité nous dira sur leurs mœurs, sur leur moralité, forcément suspects parce que autres.

9 – Ces quelques versets du début de l’Exode nous montrent comment une vérité indicible se prête à devenir l’objet des pires mensonges et des pires manipulations.

Eh bien la théorie du complot prend son origine dans le même phénomène, mais cette fois-ci non du côté du Pharaon, mais de ses sujets.

L’Egyptien de base ne pouvait pas comprendre qu’ici se jouait la formation du peuple qui allait recevoir la Torah, la gestation de l’unité d’Israël figure de l’Unicité de D., etc… Mais autour de lui, il se passe des choses qui ne peuvent que l’interroger.

Il lui faut donc une explication à ce qu’il ne comprend pas.

C’est là que prennent place les théories du complot : expliquer à tout prix ce qui n’est pas compréhensible – parce que trop complexe ou trop subtil ?

Il est exact que la vérité est difficilement perceptible (et c’est en ceci que ces versets sont extraordinaires, parce que Rachi nous a informé d’une réalité métaphysique insoupçonnable. Mais n’est-ce pas cela l’Histoire, le Plan de D. réalisé par les Hommes ?)

Ce ne peut être celle qu’on nous raconte – pensent – ils – ce serait trop simple, et on perçoit inconsciemment que cela ne rend pas compte de toute la profondeur des événements.

Il faut donc une autre vérité et de fait comme pour ce qui est de la réalité, (et c’est là toute la différence entre ésotérisme et occultisme), elle ne peut être que cachée.

Et qui dit cachée, dit occultisme, complot, manipulation, etc…

Parallèlement, cela engendre une réelle défiance à l’égard de ceux qui prétendent rendre compte autrement de la réalité, de manière plus causale ou plus visible, c’est-à-dire de la part des autorités et de tous ceux qui sont bien établis dans un monde qui est si dur et si cruel, puisque incompréhensible.

10 – Nul besoin malheureusement d’insister sur le fait que ce sont bien souvent les Juifs qui sont les victimes de la théorie du complot (ce qui n’empêche pas nombre de complotistes de s’asseoir sur les bancs de nos synagogues [12]) .

Tout porte à croire que c’est dû au simple fait qu’ils sont perçus, de par leur position sociale et/ou économique, comme faisant partie de l’élite manipulatrice, des puissants qui sont forcément contre les faibles pour les exploiter…

Bien que Rachi, le Maharal et le Sfat Emet nous ont expliqué une raison bien plus profonde…

11 – Une fois ce triste phénomène décrypté- dans les grandes lignes il est vrai -, comment s’en prémunir ?

Il semble que la meilleure solution ici soit la connaissance.

Dans un monde complexe (personne ne le niera), il est en effet difficile de comprendre ce qui se passe si l’on ne connaît pas bien les tenants et les aboutissants de chaque chose, et savoir que les réalités ne sont pas cachées, mais plutôt complexes, et que leurs origines ne se trouve pas dans les sous-sols d’une société secrète de Davos ou chez les Illuminati, mais bien dans les multiples facettes de l’expérience humaine, dans les sciences et dans l’histoire.

12 – Et quelle meilleure source de connaissance que l’étude précise du texte de la Torah d’un verset avec le commentaire de Rachi ?…

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[1] Bien sûr, cela ne peut que faire écho à la première occurrence de cette expression, dans le récit biblique : ‘’Venons, construisons-nous une ville’’ (Genèse XI, 4) – la Tour de Babel. Nous allons découvrir que c’est loin d’être fortuit, et c’est probablement ce que veut dire aussi Rachi.

[2] D. à travers le Sauveur d’Israël à naître.

[3] Et de même dans  Guévourot haChem, ch. XIV.

[4] Cf. Rachi sur Deutéronome VI, 4 (Chém’a Israël)

[5] Cf. Ba’aleï Tossfot haChalem.

[6] Hé-Beït-Hé.

[7] Cf. le Midrach où Avraham conclut au monothéisme après avoir observé la lutte du Vent face au Feu, etc…

[8] Quoique qui n’a pas entendu : ‘’tout ce qui n’est pas juif et anti juif’’ ou au contraire ‘’celui-là, il est de chez nous’’…

[9] Cf. Sotah 36b, ou Rachi Exode VII, 15 : il était lui-même un dieu…

[10] Jérémie IV, 22 : ‘’ intelligents seulement pour mal faire’’

[11] De Rav Yossef Dov Soloveitchik (1820 – 1892)

[12] J’espère cependant qu’ils ne comploteront pas pour vous empêcher de lire ce texte.

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  1. Marciano

    Magistral !!