A – Dans la plupart des Communautés, une coutume établie veut que l’on consomme spécialement des mets lactés à l’occasion de la Fête de Chavouot (cf. Choulh’an ‘Arouh’, Orah’ H’aïm, ch. 494, 3)
C’est une habitude qu’il faut interroger, d’autant plus qu’elle dépasse la perception générale qu’a la Halah’a des jours de fêtes, qui veut que ‘’il n’y ait de repas festif qu’avec de la viande et du vin’’ (Pessah’im 109a) 1° .
Comme on peut s’en douter, de nombreuses raisons ont été données à cette coutume singulière.
Notre objectif dans ces quelques lignes n’est pas d’en proposer une liste plus ou moins exhaustive – il y a des sites spécialisés pour cela – mais plutôt d’opérer parmi elles un choix qui nous paraîtra significatif, parce que porteur de sens, que nous essayerons alors d’approfondir.
B – Deux interprétations en particulier semblent se dégager :
La première et celle du Michna Béroura 2° (id. §12), qui ramène au nom ‘’d’un certain érudit’’ [Gaon Eh’ad] la chose suivante :
Au moment précis où Israël se tinrent devant le Mont Sinaï et reçurent la Torah, ils reçurent par la même occasion l’obligation de procéder à l’abattage rituel, puisque comme le dit rav Sa’adia Gaon, toutes les six-cent treize Mitsvot sont incluses dans les Dix Commandements 3° .
Par conséquent, lorsqu’ils quittèrent la Montagne sacrée et s’en revinrent chez eux, ils ne trouvèrent rien d’immédiatement consommable – si ce n’est des mets lactés.
Puisque désormais, pour manger de la viande, de lourds préparatifs sont nécessaires 4° : il faut utiliser un couteau sans la moindre aspérité conformément à ce qu’a ordonné le Créateur à travers la Tradition Orale, il faut enlever les vaisseaux sanguins et les graisses interdites, saler la viande pour en enlever tout le sang, puis également utiliser de nouveaux ustensiles, car les leurs leur furent désormais interdits pour au moins vingt-quatre heures, puisqu’ils y ont cuit ce qui du jour au lendemain s’avère ne plus être casher…
Ils durent alors jeter leur dévolu, au vu des circonstances, sur des mets lactés.
Et c’est en souvenir de cet état de fait que nous aussi nous en consommons.
Ces paroles, pour anecdotique qu’elles puissent paraître, recèlent en réalité une grande profondeur.
Ce dont ce texte dresse le constat n’est rien d’autre qu’une sorte de nouveau départ, de reboot total d’une collectivité entière, qui, de par le Don de la Loi, se voit plongée dans une situation totalement inédite. Au point qu’elle le ressente comme se retrouvant en face d’un monde complétement inconnu.
Or qui fait naturellement cette expérience ?
C’est évidemment le nouveau-né.
Sous cet angle-là, cette idée est déjà présente ailleurs. Car dans le long passage que le Talmud (Yévamot 46a-49b) consacre au thème de la conversion, nos Sages prennent comme acte fondateur de cette démarche – de cette naturalisation dirait Manitou Za’’l – précisément ce qui est arrivé aux Enfants d’Israël lorsqu’ils reçurent la Torah. Le Talmud finit par en déduire que ‘’le converti est légalement semblable au nourrisson qui vient de naître’’ 5° .
Notre coutume renverrait alors un autre aspect de cette réalité, à une autre facette de ce singulier retour en enfance.
En mettant ainsi en opposition le lait et la viande, l’ami du H’afets H’aïm semble indiquer qu’à travers cela, la Torah préconise que l’on se perçoive sans cesse a priori comme des nourrissons.
Dans le sens ou le lait est justement la nourriture première de ceux-ci (et pour cause, ils ne peuvent rien consommer d’autre), tandis que la viande est au contraire l’aliment le plus évolué qui soit, parce qu’il faut aller chasser l’animal, ou tout au moins l’abattre, le découper et le cuire…
Dès lors, affirmer ainsi que dès l’instant où ils ont reçu la Torah les Enfants d’Israël se sont vus de facto retomber en enfance, condamnés à faire ce que d’aucuns appellent un repas maigre (quoi qu’il y ait pire épreuve que de devoir déguster une tarte aux fromage), c’est également opposer un mode de vie pacifique, innocent, qui se trouverait être celui d’une Humanité à ses débuts 6° , à une société plus complexe, en ce qu’elle subit l’épreuve de la relation avec autrui, où chacun doit s’imposer. Et donc dans laquelle peut prendre place la violence. Mais à laquelle précisément la Torah impose un certain nombre de contraintes, pour que cette vitalité ne dégénère pas.
Cette injonction à toujours prendre en compte son innocence naturelle, peut s’appliquer à bien des domaines, et sous bien des aspects avoir une résonnance contemporaine indéniable 7° .
Mais pour ce qui est de la Fête de Chavouot, qui est ici l’objet de nos propos, le message semble celui-ci :
Il s’agit d’un appel à ne pas brûler les étapes, à toujours conserver, quelques soient les niveaux successifs que l’on finit par atteindre, une certaine humilité qui ne fasse pas oublier d’où l’on vient et qui l’on est.
On retrouve une idée semblable chez Rabbi Tsaddok haCohen 8° (Réssisseï Laïla, LVI), qui écrit la chose suivante :
‘’[…] Quant à l’habitude de consommer des mets lactés lors de la fête de Chavouot, elle correspond à la réception de la Torah Ecrite, parce que le lait, on le reçoit de sa mère, et que l’essentiel de la réception de la Torah consiste précisément à reconnaître, à percevoir Celui qui nous l’a donné, car c’est de l’Eternel que l’on a tout tété’’
Un retour (tout relatif) en enfance est là aussi clairement préconisé…
(On peut supposer que ce texte se réfère implicitement à l’enseignement du traité ‘Erouvin 54b, où l’organe de l’allaitement est défini comme la source même de l’aspiration et de la délectation prises dans l’Etude de la Torah, etc…)
Une explication différente nous est livrée par le grand commentateur du Choulh’an ‘Arouh’, le Maguen Avraham 9° , d’après lequel :
‘’Il est écrit dans le Zohar 10° que les sept semaines du compte du ‘Omer séparant pessah’ de Chavou’ot (Lévitique XXII, 15) représentent pour Israël une période de purification rituelle préalable au renouveau de toute vie conjugale 11° . Or il est notoire que le sang se métamorphose en lait (T. B. Nidda 9a), ce que l’on doit ici percevoir comme le passage de l’Attribut de Rigueur à l’Attribut de Miséricorde’’
Selon cette interprétation, le travail spirituel fourni à travers le compte du ‘Omer, étape indispensable pour un Peuple qui désire recevoir la Torah alors qu’il était il y a peu plongé dans les affres d’un esclavage innommable, constitue un effort si considérable et si remarquable qu’il est à lui seul en mesure de modifier le destin humain.
Car c’est bien à cela que renvoie le principe physiologique du sang qui se transforme en lait, perçu symboliquement comme le passage d’un Attribut à l’autre.
Dans cette optique, le lait consommé exprès à Chavou’ot renvoie un avenir apaisé et serein, dans lequel on peut se projeter avec confiance, dès lors que l’on s’est montré en mesure et à la hauteur de recevoir la Loi divine.
C – De sorte à ce que l’on puisse soutenir que ces deux interprétations principales expriment en réalité la même chose.
Ce lait est bien à percevoir comme l’aliment maternel par excellence, et renvoie donc sans complexe aucun à ce qu’il est, c’est-à-dire un retour en enfance assumé, parce que nécessaire et bénéfique.
Celui-ci pourrait alors être perçu comme renvoyant à l’innocence propre aux premiers âges de la vie.
Innocence devant la loi pour le Michna Béroura, et innocence retrouvée face au destin pour le Maguen Avraham.
1° Cela n’étant pas alors sans nécessiter une vigilance accrue lors de ces repas pour respecter au mieux l’interdit biblique (Exode XXIII, 19) de ne pas mélanger le lait et la viande – cf. Maguen Avraham, etc…
2° Ouvrage halah’ique fondamental (1884-1904), dû à Rav Israël Méïr Kagan (1838 – 1933), plus connu sous le nom de H’afets H’aïm.
3° Cf. Rachi sur Exode XXIV, 12.
4° Cf. Choulh’an ‘Arouh’ Yoré Dé’a, ch. 1 à 85…
5° Yévamot 48b.
7° Selon la Tradition (Sanhédrin 59b), le Premier Homme n’avait pas le droit de manger de la viande. Son respect du règne animal était total. Mais cela amena les dérives du Déluge, alors cela fut désormais autorisé aux Noah’ides…
8° Par exemple, on ne fait pas n’importe quoi avec les animaux…
Rabbi Tsaddok haCohen Rabinowitz (1823-1900), un des plus grands maîtres du H’assidisme, dont les multiples ouvrages sont aussi difficiles d’accès que stimulants.
9° Rabbi Avraham Gombiner (1635 – 1682), le décisionnaire le plus classique du Orah’ H’aïm (lois cultuelles).
10° Référence nécessaire…
11° Cf. Lévitique ch. XVI. (l’époux étant le Créateur, et l’épouse, la communauté d’Israël – Rachi, début du Cantique des cantiques)
Bouaziz Charles –
Article extrêmement bien exposé et très inspirant. une très belle explication de cette coutume de chavouot