1 – La Fête de Chavouot célébrant le Don de la Torah, est l’occasion de s’intéresser aux modalités de son étude, le Limoud Torah, activité passionnante et d’une importance extrême, mais dont on a parfois du mal à saisir les subtilités.
Ainsi, au tout début du Traité Chabbat, l’étudiant qui s’attend à pénétrer dans les subtilités des raisonnement halakhiques [légaux], les trouve mêlés à d’autres considérations d’un tout autre ordre, et qui ne peut que nous interroger :
בְּעָא מִינֵּיהּ רַב מֵרַבִּי: הִטְעִינוֹ חֲבֵירוֹ אוֹכָלִין וּמַשְׁקִין, וְהוֹצִיאָן לַחוּץ, מַהוּ? עֲקִירַת גּוּפוֹ כַּעֲקִירַת חֵפֶץ מִמְּקוֹמוֹ דָּמֵי, וּמִיחַיַּיב, אוֹ דִילְמָא לָא? אֲמַר לֵיהּ: חַיָּיב, וְאֵינוֹ דּוֹמֶה לְיָדוֹ. מַאי טַעְמָא? — גּוּפוֹ נָיַיח, יָדוֹ לָא נָיַיח.
אֲמַר לֵיהּ רַבִּי חִיָּיא לְרַב: בַּר פַּחֲתֵי! לָא אָמֵינָא לָךְ, כִּי קָאֵי רַבִּי בְּהָא מַסֶּכְתָּא לָא תְּשַׁיְּילֵיהּ בְּמַסֶּכְתָּא אַחֲרִיתִי, דִּילְמָא לָאו אַדַּעְתֵּיהּ. דְּאִי לָאו דְּרַבִּי גַּבְרָא רַבָּה הוּא — כַּסֵּפְתֵּיהּ, דִּמְשַׁנֵּי לָךְ שִׁינּוּיָא דְּלָאו שִׁינּוּיָא הוּא.
הַשְׁתָּא מִיהַת שַׁפִּיר מְשַׁנֵּי לָךְ. דְּתַנְיָא: הָיָה טָעוּן אוֹכָלִין וּמַשְׁקִין מִבְּעוֹד יוֹם, וְהוֹצִיאָן לַחוּץ מִשֶּׁחָשֵׁיכָה — חַיָּיב, לְפִי שֶׁאֵינוֹ דּוֹמֶה לְיָדוֹ.
« Rav demanda à Rabbi : si quelqu’un a été chargé d’aliments et de boissons [le Chabbat, dans le domaine privé 1] par une autre personne, et qu’il les a sortis dans le domaine public, qu’en est-il ?
Va-t-on dire que le fait de déplacer son corps, est considéré comme déplacer l’objet 2, et dans ce cas il est coupable, ou cette comparaison n’a pas lieu d’être ?
Rabbi répondit : il est coupable. Et ce, car le corps ne peut être assimilé à la main [Rabbi anticipe ici une objection d’importance…]. Pourquoi cela ? Parce que le corps est posé à terre, ce qui n’est pas le cas de la main [ainsi, lorsque le corps se déplace, c’est significatif, tandis que lorsque c’est uniquement la main qui passe d’un domaine à l’autre – comme dans la Michna à laquelle se réfère ce passage talmudique (Chabbat I, 1) – , ça ne l’est pas]
Rabbi Hiya [surprenant ce dialogue, intervient, et] dit à Rav :
Fils de noble famille ! Ne t’ai-je pas déjà dit que lorsque Rabbi est en train d’étudier un traité précis du Talmud, tu ne dois pas lui poser de question sur un autre traité, car il ne sera peut-être pas suffisamment concentré [sur ta question]. Et si Rabbi n’était pas un Sage éminent 3, tu lui aurais fait honte, puisqu’il prenait le risque de te donner une réponse qui n’en était pas une ! Cependant, en l’occurrence, il t’a bien répondu, étant donné qu’une Béraïta 4 corrobore ses dires : ‘’Si quelqu’un était chargé d’aliments et de boissons, alors que le Chabbat n‘était pas encore rentré, et qu’après la tombée de la nuit il les a sortis [dans un autre domaine], il est coupable – car [le corps] n’est pas comparable à la main’’ »
(Chabbat 3a-b)
2 – Comment comprendre cette discussion ?
Ici, un détail du texte doit retenir toute notre attention.
Nous avons auparavant souligné que la réponse de Rabbi était déjà remarquablement structurée, puisqu’elle prend en compte et anticipe une contradiction éventuelle, qu’un élève avisé n’aurait pas manqué de lui poser, et qui concernait directement la Michna principale de cette première partie du traité Chabbat.
Le Hatam Sofer 5 explique ainsi que c’était cela qui était au cœur de la préoccupation de Rabbi Hiya.
Le problème fut que Rav posa sa question d’une manière trop abstraite, puisqu’il s’agissait d’interroger les principes halakhiques (qu’on appelle des Svarot 6), mais sans les replacer dans leur contexte pratique, contexte d’origine [puisque les textes parlent toujours de la réalité 7…], ici le traité Chabbat, cadre dans lequel il est évident qu’on ne pourra jamais faire abstraction de cette première Michna.
Sans cette référence, la réponse du maître pourrait être également trop abstraite et ne pas prendre en compte un enseignement explicite tel que la Michna, ce que les mêmes élèves, tout aussi sagaces, ne manqueraient pas de lui rappeler.
Ce serait ainsi placer le maître dans l’embarras, ce qui est l’exact contraire de la démarche d’apprentissage de la Torah, dans laquelle il est nécessaire de le percevoir comme une figure tutélaire toujours un petit peu plus élevée que nous (à tous les niveaux – cf. Mo’ed Katan 17b)
(C’est la raison pour laquelle notre enseignement a force de loi pour Maïmonide – cf. Hilh’ot Talmoud Torah IV, 6)
3 – La Torah ne consiste donc pas uniquement en circonvolutions intellectuelles, si brillantes soient-elles, parce qu’elle est avant toute chose la clé d’analyse révélée de la vie quotidienne la plus pragmatique, et doit nous permettre de gérer ainsi au mieux des réalités humaines éminemment pratiques.
C’est là une vérité essentielle qu’il est bon de rappeler de temps en temps…
Et peut-être que le terme particulier utilisé par rabbi Hiya pour tancer son élève ‘’Bar Pah’ti’’, tel que l’explique Rachi [Pour mémoire : ‘’fils de noble famille’’, dans le sens de dynastie d’érudits], se réfère à une sorte de tendance à l’entre-soi, de personnes tellement habituées à l’étude qu’ils la conceptualisent de plus en plus à force d’analyses, au risque de faire abstraction de la vie réelle, dont ne cessent pourtant de parler les textes…
4 – Mais il est encore une autre subtilité de ce texte, qui mérite d’être soulignée.
En effet, pourquoi Rabbi Hiya insiste-t-il autant sur la notion de Massékhet, de traité talmudique ?
Pourquoi par exemple n’a-t-il pas dit : ‘’Lorsque Rabbi étudie un autre sujet, ne lui pose pas de questions en rapport avec les lois de Chabbat’’, puisqu’au final, c’est bien de cela qu’il s’agit ?
En se basant sur le déroulement surnaturel du Don de la Torah tel que nos sages nous le narrent plus loin dans le traité Chabbat (88-89), le Rav Its’hak Hutner 8(Pahad Itshak, Chavou’ot 9) ose un parallèle saisissant entre les Dix Commandements et la soixantaine de traités qui composent la Michna :
“De même, le Talmud (88b) nous raconte que chacun des Commandements emplit le monde entier, mais qu’il dut élégamment s’éclipser pour laisser la place au prochain 9, ainsi chaque traité de la Michna et du Talmud [parce qu’il est remarquable que les protagonistes de notre histoire soient des personnages à la charnière entre la Michna (dont on connaît la concision) et le Talmud. Et cette simple réflexion de Rabbi Hiya prendrait alors une toute autre ampleur … !] occupe dans le domaine de la Torah Orale, qui est la matière principale de notre Limoud Torah, la même place que les Dix Commandements dans celui de la Torah Écrite.”
C’est-à-dire que chaque traité du Talmud est un monde en soi.
Il y a certes une unité de l’ensemble (comme pour les Dix Commandements – cf. Rachi Exode XX, 2), mais au sein de chaque traité, il y a une telle spécificité et une telle cohérence, qu’il constitue pour l’esprit qui s’y plonge une entité à part entière.
C’est la raison pour laquelle, explique le Pahad Itshak, que lorsque Rabbi est investi complètement dans un traité, il lui faut un effort particulier (dû précisément à sa stature exceptionnelle) pour s’extraire de l’étude en profondeur (le ‘Iyoun) et passer à un autre traité – d’un univers de pensée à un autre…
De fait, cela doit pour nous constituer un encouragement à poursuivre nos efforts de découvertes des arcanes et des structures de l’étude de la Torah, afin qu’à notre tour, nous puissions connaître et ressentir l’identité spécifique de chaque partie de ce vaste corpus qui nous est si cher en ce jour où nous célébrons le Don de la Torah.
HAG SAMEAH’
1 La thématique de ce passage est l’interdit spécifique du Chabbat de porter du Domaine Privé au Domaine Public et réciproquement (Cf. Exode XVI, 29)
2 Lorsqu’on le porte normalement.
3 Pour le moins, puisque c’est lui qui a compilé la Michna, lui donnant la forme et l’ordre que nous lui connaissons…
4 Textes parallèles à la Michna.
5 Le Hatam Sofer (Rav Moché Schreiber) est né en 1762 à Francfort-sur-le-Main et décédé en 1839 à Presbourg (Bratislava). C’est l’une des grandes figures du judaïsme européen du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, tant au niveau de la Halakha que du combat contre la Réforme.
6 S.v.r, c’est la pensée, le raisonnement.
7 Cf. Chabbat 31a, sur la nature profonde des Six Ordres de la Michna (le 6 étant par ailleurs, selon le Maharal de Prague, le chiffre du monde naturel…)
8 Varsovie, 1906 – Jérusalem, 1980, un des maîtres les plus éminents de la pensée juive contemporaine.
9 Ce qui signifie que l’ultime Commandement (‘’Tu ne convoiteras point…’’) est encore présent parmi nous…
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