I. Analyse de versets dans la Parachat Vaéra.
Tout d’abord Moché Rabbénou est allé voir les enfants d’Israël en leur disant que ה׳, le D. de leurs pères, allait accomplir la promesse qu’Il leur avait faite. Les enfants d’Israël eurent une pleine confiance dans les paroles de Moché Rabbénou. Ensuite Moché alla auprès de Pharaon en le sommant de laisser les enfants d’Israël aller servir leur D. dans le désert.
Non seulement Pharaon refusa mais encore il alourdit l’oppression sur les enfants d’Israël.
Au début de la Parachat Vaéra, Moché retourne auprès des enfants d’Israël.
Le verset dit (Chemot 6,9) : ולא שמעו אל משה מקוצר רוח ומעבודה קשה ‘Ils n’écoutèrent pas Moché par étroitesse de souffle et par dureté de travail.’ Ils étaient exténués et absolument indisponibles.
Analysons les versets suivants : וידבר ה׳ אל משה לאמר ‘D. parla à Moché pour dire.’
Ramban, dans son commentaire, relève que ceci est la première occurrence de cette expression. Il traduit ainsi. Vaydaber : c’est l’action de parler. Lémor : c’est le contenu de ce qu’il dit.
בא דבר אל פרעה מלך מצרים וישלח את בני ישראל מארצו ‘Viens, parle à Pharaon le roi d’Egypte, qu’il renvoie les enfants d’Israël de sa terre.’
L’expression בא, ‘viens’, est étonnante. On aurait plutôt attendu : ‘va vers Pharaon’. C’est comme si D. était chez Pharaon plutôt qu’auprès de Moché et qu’il lui disait de s’approcher de Lui. Mais Pharaon est un impie, c’est l’exemple même de l’impie, comment le verset peut-il dire ‘viens’ ?
Verset suivant : וידבר משה לפני ה׳ לאמר הן בני ישראל לא שמעו אלי ואיך ישמעני פרעה ואני ערל שפתים
‘Moché parla devant D. en disant : voici les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté, comment Pharaon pourra-t-il m’écouter et je suis incirconcis des lèvres !’
Commentaire de Rachi : זה אחד מעשרה קל וחומר שבתורה ‘C’est un des dix raisonnements a fortiori qui se trouvent dans la Torah.’
La source de l’enseignement de Rachi est le Midrach Rabba (Béréchit Rabba 92,7). Que vient-il nous apporter ? Que nous chaut de savoir que Moché s’exprime sous la forme d’un raisonnement a fortiori et qu’il y ait dix raisonnements de cette sorte dans la Torah ?
II. ‘C’est un des dix raisonnements a fortiori qui se trouvent dans la Torah.’
Tout d’abord de quel raisonnement a fortiori est-il question ? Voici le raisonnement : je suis allé voir les enfants d’Israël pour leur annoncer leur délivrance prochaine et ils ne m’ont pas écouté bien que ce que je leur annonçais leur était hautement favorable. Si c’est ainsi, comment Pharaon, à qui je vais demander de laisser partir plusieurs millions d’esclaves qui travaillent pour lui et dont il tire tout bénéfice, pourra-t-il m’écouter ? Tous les commentateurs s’étonnent sur ce raisonnement : comment nos Maîtres peuvent-ils l’appeler ‘raisonnement a fortiori’, mais l’élément léger des prémisses possède au contraire un aspect de gravité que ne possède pas ce que l’on veut déduire ! En effet le verset dit clairement que les enfants d’Israël n’ont pas écouté Moché ‘par étroitesse de souffle et par dureté de travail’, élément que l’on ne peut trouver au sujet de Pharaon !
Le Maharal (Gour Arié sur le verset) explique que c’est justement ce que dit Moché : ‘et je suis incirconcis des lèvres !’. Il faudra comprendre l’exposé de Moché ainsi : Si déjà les enfants d’Israël que je suis venu voir pour leur bien ne m’ont pas écouté, alors comment Pharaon que je vais voir pour son désavantage pourra-t-il m’écouter ? Si tu rétorques que les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté car ils étaient trop abrutis par le travail, je te répondrai qu’au sujet de Pharaon aussi il y a un élément invalidant, c’est le fait que je ne sais pas du tout m’exprimer et que les puissants du monde ne tolèrent pas d’avoir des interlocuteurs qui prennent du temps pour chercher leurs mots [Nous expliquons ainsi la notion d’incirconcision des lèvres de Moché en nous basant sur le commentaire du Maharal dans le Guevourot HaChem, chapitre 28. Le Maharal explique que la difficulté d’élocution de Moché n’était pas un défaut mais une qualité. Parler, explique le Maharal, est une activité qui fait participer la matière, en l’occurrence la bouche, la langue. Une personne qui a une grande vie intérieure a du mal à s’exprimer.]
Mais le Maharal conclut son analyse en disant que ce raisonnement n’est pas un pur raisonnement a fortiori mais une estimation profonde de Moché : si déjà lorsque je viens pour les sauver ils ne m’écoutent pas, Pharaon que je viens agresser, raison de plus qu’il refusera de m’écouter!
Reprenons le commentaire de Rachi : ‘C’est un des dix raisonnements a fortiori qui se trouvent dans la Torah’, que nous enseigne ici Rachi ?
Il nous semble que Rachi nous enseigne deux choses absolument fondamentales.
Premièrement, ce que dit Moché est un raisonnement a fortiori. Et alors ? Essayons de mettre les choses en situation. D. parle à Moché. Certes, il vient d’essuyer un cuisant revers en étant allé voir les enfants d’Israël qui ne l’écoutèrent pas quand bien même était-il venu les libérer, mais comment peut-il réagir ainsi à la parole de D. ? Et d’ailleurs le verset dit bien וידבר משה לפני ה׳, ‘Moché parla devant D.’, le verset ne dit pas ‘Moché parla à D.’. Il interpelle D., comment est-ce possible ? Si D. te le demande tout est possible ! Comment Moché commence-t-il à contester la possibilité de réussite de sa mission ? Et d’ailleurs, nous dit le Maharal, ce raisonnement n’est pas irréfutable, c’est un raisonnement humain qui a ses limites. Nous pouvons percevoir maintenant la portée de l’enseignement de Rachi : sache que ce que dit Moché est un raisonnement a fortiori, c’est-à-dire finalement un raisonnement humain qui comme tout raisonnement humain a ses limites.
Deuxièmement, que la Torah prenne en compte un tel raisonnement humain n’est pas exceptionnel, nos Maîtres nous disent qu’il y a dix raisonnements a fortiori dans la Torah. Dix, c’est une globalité, c’est-à-dire que la Torah se fonde profondément sur la prise en compte de raisonnements humains.
Cet enseignement de Rachi prend un écho particulier en ce début de vingt et unième siècle. Après ce que d’aucuns appelèrent la mort des idéologies, on vit réapparaitre celui dont les prophètes du dix neuvième siècle avaient annoncé la mort : D., il revint en superstar, en D. tout puissant. D. peut tout et Sa gloire est incontestable. Que l’on soit juif, chrétien ou musulman, tout est pour la gloire de D., qui suis-je devant Son omniscience et Son omnipotence ? Comment Moché peut-il ‘parler devant D.’ ? Avec le commentaire de Rachi ce verset devient infiniment redoutable ! D’où viennent chez Moché les ressources intérieures de dire devant D. qu’il pense que sa mission ne peut pas réussir selon les conditions présentes, mais qui es-tu pour penser ? Comme on dit communément : penser c’est déjà désobéir !
III. Verset suivant.
וידבר ה׳ אל משה ואל אהרן ויצום אל בני ישראל ואל פרעה מלך מצרים להוציא את בני ישראל מארץ מצרים
Traduisons mot à mot: ‘D. parla à Moché et à Aaron et les ordonna au sujet des enfants d’Israël et de Pharaon le roi d’Egypte de faire sortir les enfants d’Israël de la terre d’Egypte.’
Tout d’abord Rachi relève : וידבר אל משה ואל אהרן. לפי שאמר משה ואני ערל שפתים צירף לו הקב״ה את אהרן להיות לו לפה ולמליץ
‘D. parla à Moché et à Aaron. Etant donné que Moché a dit je suis incirconcis des lèvres D. lui associa Aaron pour qu’il lui soit une bouche et un interprète.’
Au lieu de tenir rigueur à Moché de sa résistance, D. la prend en compte et y remédie.
Nous avons tout d’abord traduit le verset mot à mot. C’est toujours ainsi que nous conseillons de procéder car cela permet de percevoir et de sentir les aspérités du texte. Le verbe ‘ordonner’ a priori est intransitif, on ordonne à quelqu’un de faire quelque chose. Que signifie la forme transitive ‘ordonner quelqu’un de’ comme nous la trouvons dans notre verset : ויצום, ‘il les a ordonnés’ ?
Rachi répond : ויצום אל בני ישראל. צוה עליהם להנהיגם בנחת ולסבול אותם ‘Il les ordonna au sujet des enfants d’Israël. Il leur ordonna de les conduire avec douceur et de les supporter.’
ואל פרעה מלך מצרים. צוה עליו לחלוק לו כבוד בדבריהם ‘Et au sujet de Pharaon le roi d’Egypte. Il leur ordonna de lui conférer du respect lorsqu’ils lui parleront.’
Cette forme transitive du verbe ‘ordonner’ est très difficile. Rachi, en se basant sur le Midrach Chemot Rabba, explique le mot ‘ordonner’ dans le sens de ‘prendre sur soi un ordre, un joug’. C’est-à-dire qu’ils prennent sur eux deux jougs, le joug des enfants d’Israël et le joug de Pharaon. D. prend la remarque de Moché éminemment au sérieux et y répond : tu dis que les enfants d’Israël ont été réfractaires à ce que tu venais leur annoncer. Prends leurs difficultés au sérieux et fais les avancer en prenant en compte ces difficultés justement.
Le Midrach Rabba, qui est la source de Rachi, est encore plus saisissant :
ויצום אל בני ישראל. אמר להם הקדוש ברוך הוא בני סרבנים הן רגזנים הן טרחנין הן על מנת כן תהיו מקבלין עליכם שיהיו מקללין אתכם שיהיו מסקלין אתכם באבנים
‘Il les ordonna au sujet des enfants d’Israël. D. leur dit : mes enfants sont récalcitrants, ils sont colériques, ils cherchent toujours des problèmes. C’est à ces conditions que vous accepterez de vous occuper d’eux : à condition qu’ils vous maudissent, à condition qu’ils vous lapident.’
De la même manière, tu dis que résolument Pharaon sera réfractaire à tes dires, prends là aussi en compte ses résistances, parle lui, dis lui ce qu’il faut que tu lui dises mais confère lui du respect dans tes dires.
IV. ‘Confère lui du respect dans tes dires’.
Comment nos Maîtres peuvent-ils envisager que D. ordonne à Moché et à Aaron de conférer du respect à Pharaon, mais Pharaon est l’ennemi par excellence, c’est l’impie par excellence ? C’est l’homme qu’il faut faire plier et qu’il faut briser !
Essayons d’écouter la lecture que les ‘Ha’hamim font de ce verset. La psychanalyse se plait à dire que la religion est une mauvaise réponse à l’appel de nos névroses, que c’est une fuite fantasmatique et un déni à la complexité de l’existence. Nous ne pouvons qu’abonder en ce sens à la seule restriction que la lecture des versets faites par les ‘Ha’hamim nous arrache de la dimension du religieux. Le monde du religieux est un déni du principe de réalité. Ici D. bien au contraire demande à Moché et à Aaron de se confronter par leur parole à un être bien existant, Pharaon. Nous pouvons maintenant comprendre la surprenante expression du premier verset abordé dans cette étude : ‘Viens, parle à Pharaon le roi d’Egypte’. Pourquoi le verset dit-il ‘viens’ et non pas ‘va’ ? ‘Viens’, car en allant voir Pharaon et en lui parlant tu te confronteras à un être qui existe, et D. est la source de ce qui existe. A la limite nous sommes dans la dynamique inverse du phénomène religieux : Tant que je ne vais pas voir Pharaon, je suis dans mon fantasme, mon rêve. En allant voir Pharaon, mon ennemi, je confronte ma parole à un être qui existe. Je me confronte à une autre réalité que moi, je confronte mon rêve à l’existence, ou à la source de cette existence, le D. qui a fait émerger du néant l’existant.
V. Versets suivants.
אלה ראשי בית אבותם בני ראובן בכור ישראל חנוך ופלוא חצרון וכרמי אלה משפחות ראובן ‘Voici les chefs des maisons paternelles: les fils de Réouven le Be’hor, le premier né, d’Israël, ‘Hano’h et Phalou, ‘Hétsron et Karmi, ce sont les familles de Réouven.’
ובני שמעון ימואל וימין ואוהד ויכין וצוחר ושאול בן הכנענית אלה משפחות שמעון ‘Et les fils de Chimon : Yemouël et Yamin et Ohad et Ya’hin et Tso’har et Chaoul le fils de la Cananéenne, ce sont les familles de Chimon.’
ואלה שמות בני לוי לתולדותם גרשון וקהת ומררי ושני חיי לוי שבע ושלשים ומאת שנה ‘Et voici les noms des fils de Lévy selon leurs engendrements : Guerchon et Kéhat et Merari, et les années de la vie de Lévy furent de cent trente sept ans.’
Ces quelques versets nous interpellent : quel est le lien avec les versets précédents, avec le dialogue entre D. et Moché ?
La réponse évidente est que la Torah à ce point précis veut nous dire quels sont les ascendants de Moché et d’Aaron, comme le verset nous le dira au chapitre 6 verset 20 : ויקח עמרם את יוכבד דודתו לו לאשה ותלד לו את אהרן ואת משה ושני חיי עמרם שבע ושלשים ומאת שנה
‘Amram prit Yo’hévèd sa tante comme femme et elle lui enfanta Aaron et Moché, les années de la vie de Amram furent de cent trente sept ans.’ Cependant cette réponse n’est pas satisfaisante car il eût été suffisant de nous dire ce verset seulement, pourquoi nous dire les enfants de Réouven et de Chimon ? Et si l’intérêt est de nous mettre les ascendants de Moché et d’Aaron dans le contexte global des tribus, alors pourquoi nous rapporter uniquement la tribu de Réouven et la tribu de Chimon ? Et d’autre part si effectivement le verset veut nous dire les ascendants de Moché et d’Aaron, pourquoi la Torah nous le dit-elle à ce moment précis et non pas plus haut lorsque la Torah nous parle pour la première fois de Moché (Chemot ch.2, verset 1) ?
VI. Pourquoi seules ces trois tribus sont mentionnées ?
Démarche du Midrach rapportée par le Tsror HaMor de Rabbi Avraham Sebbah.
Le Midrach (Chir HaChirim Rabba 4,15) nous enseigne de traduire les premiers mots de ce passage au sens strict : אלה ראשי בית אבותם, ‘voici les chefs des maisons paternelles’, c’est-à-dire qu’à la mort de Yossef ce furent dans l’ordre Réouven, Chimon puis Lévy les chefs des enfants d’Israël en Egypte. Yossef était à la fois le chef de l’Egypte et à la fois le chef de ses frères. Il mourut le premier parmi les enfants de Yaakov. Nos versets nous enseignent, d’après ce Midrach, que ce fut son frère Réouven qui lui succéda en tant que chef des enfants d’Israël, puis Chimon et ensuite Lévy. Après ce fut Kéhat fils de Lévy, ensuite Amram fils de Kéhat et ensuite Moché et Aaron fils d’Amram.
Qu’est-ce qui a fait qu’ils méritèrent d’avoir été les dirigeants de leurs frères en Egypte ? Le Midrach répond : la capacité qu’ils ont eue d’entendre les remontrances de leur père et de les accepter. En effet lorsque Yaakov bénit ses enfants avant de mourir, il ne bénit pas Réouven ni Chimon ni Lévy, bien au contraire il leur fit de sévères remontrances. C’est la capacité de se taire et d’accepter ces remontrances qui leur donna de devenir les dirigeants de leurs frères, comme dit le verset (Michlé 15,31): אוזן שומעת תוכחת חיים בקרב חכמים ילין ‘L’oreille qui écoute la remontrance de vie, au sein des Sages elle résidera.’
VII. Pourquoi est-ce maintenant seulement que la Torah nous donne les ascendants de Moché et d’Aaron ? Démarche du Or HaHaïm de Rabbi Haïm Benattar.
‘Selon ce que nous avons expliqué juste plus haut qu’Il leur a donné (à Moché et à Aaron) une position de roi, le verset alors les affilie jusqu’à Yaakov, car on ne nomme pas un roi sur Israël qui ne serait pas affilié jusqu’à Yaakov. C’est pourquoi le verset ne nous donne leurs ascendants que maintenant, en réponse au dialogue entre Moché et D. . Moché dit devant D. : voici les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté. D. lui répond par ce verset : ‘Il les ordonna au sujet des enfants d’Israël’, c’est-à-dire qu’Il les fit régner sur eux.’
Le Or HaHaïm nous enseigne deux éléments fondamentaux. Premièrement, ce que Rachi nous avait expliqué, que D. les ordonne au sujet des enfants d’Israël, c’est-à-dire qu’ils doivent prendre sur eux le joug des enfants d’Israël, est en fait une nomination à être roi. Nous pouvons peut-être même tirer d’ici une certaine définition du roi d’Israël : c’est justement la capacité qu’a eue Moché de soupeser avec sérieux la difficulté qu’eurent les enfants d’Israël à l’écouter, qui fit que D. lui conféra la responsabilité d’être roi. Et cela nous introduit au second enseignement du Or HaHaïm : une fois que Moché et Aaron reçurent ce statut de roi, cette responsabilité de roi, alors la Torah nous dit leurs ascendants, car justement la Torah nous enjoint de ne pas nommer sur le peuple un roi qui ne viendrait pas du sein de ce peuple, comme la Torah nous l’enseigne dans la Parachat Choftim (Devarim 17,15) : מקרב אחיך תשים עליך מלך לא תוכל לתת עליך איש נכרי אשר לא אחיך הוא ‘Du sein de tes frères tu placeras sur toi un roi. Tu ne pourras pas mettre sur toi un homme étranger qui n’est pas ton frère.’
Pour résumer la démarche du Or Ha’Haïm, c’est une fois que Moché et Aaron furent nommés rois, qu’alors la Torah nous précise qu’ils étaient ‘du sein de leur peuple’ comme se doit de l’être un roi d’Israël en vertu du verset de la Parachat Choftim. Une question se pose néanmoins : s’il est juste qu’un roi d’Israël se doit d’être issu du cœur même du peuple, le Or Ha’Haïm n’explique pas toutefois la nécessité de la Torah de nous le spécifier ici. Nous pouvons répondre qu’en fait la réponse est dans la question. Le verset nous définit justement ce qu’est un roi d’Israël : c’est quelqu’un qui est issu du sein même de son peuple. En quoi ?
Le Rambam nous l’explique magnifiquement dans le cinquantième chapitre de la troisième partie du Moré Nevou’him. La question qui occupe Rambam dans ce chapitre est de rendre compte de la nécessité de plusieurs passages de la Torah qui paraissent pour la plupart des gens tout à fait dénués d’intérêt. Nous donnons une traduction de ces quelques lignes. ‘La Torah nous compte la succession de rois qui ont régné en terre d’Edom (fin de la Parachat Vayichla’h dans le livre de Béréchit) pour nous faire percevoir la pertinence du commandement : Tu ne pourras pas mettre sur toi un homme étranger qui n’est pas ton frère. En effet, aucun des rois mentionnés chez Edom (Essaw) ne sont affiliés au peuple sur lequel ils règnent, tu en auras pour preuve le fait que la Torah justement nous donne leur terre d’origine pour chacun d’entre eux. Il parait absolument clair que la génération qui a reçu la Torah connaissait ces rois, leurs faits et leurs gestes, et qu’ils brimèrent les fils d’Essaw et les opprimaient et qu’ici est justement ce que la Torah vient nous dire : regardez vos frères, les fils de Essaw, dont les rois n’étaient pas de leur cru, regardez et réfléchissez combien en fait il n’existe pas un dirigeant qui est au dessus d’un peuple et dont il n’est pas issu qui n’en vient pas à terme à opprimer ce peuple et à le briser.’
Fort de cette analyse du Rambam, nous pouvons apprécier la lecture du verset de Rabbi ‘Haïm Benattar : nous dire maintenant les ascendants de Moché et d’Aaron, c’est nous montrer en quoi ils étaient appropriés à prendre ces lourdes responsabilités en cela justement qu’ils se vivaient proches des difficultés de leur peuple. Et cette nomination est bien la juste réponse à la remarque de Moché : ‘voici les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté’, il prend acte de leur indisponibilité.
VIII. Résumé.
Nos questions de départ étaient : pourquoi à ce moment précis la Torah nous rapporte-t-elle les ascendants de Moché et d’Aaron et si la Torah nous cite d’autres tribus que celle de Lévy pourquoi ne cite-t-elle que Réouven et Chimon ?
Le Or Ha’Haïm a répondu à la première de ces questions et non à la seconde. Le Midrach rapporté par le Tsror HaMor a répondu à la seconde et non à la première. Un point commun entre ces deux démarches nous semble ressortir : la place centrale de l’humilité, humilité de Moché et humilité de Réouven, de Chimon et de Lévy qui écoutèrent les remontrances de leur père et se turent.
Le Ramban, dans son commentaire sur la Torah, va nous rapporter un élément nouveau.
IX. Démarche du Ramban dans son commentaire sur le verset.
‘Voici les chefs des maisons paternelles. Le verset n’a pas voulu commencer par nous dire seulement ‘Et voici les noms des fils de Lévy selon leurs engendrements’ car nous aurions pu penser qu’à partir de cet instant précis où la Torah donne une préséance à Moché, elle donnerait à sa tribu le statut de Be’hor, de premier né, en son honneur. La Torah mentionne ses grands frères pour nous dire qu’il est compté troisième de la fratrie. Il est aussi à remarquer que le verset mentionne le détail des descendants de Lévy, ce qu’il ne fait pas au sujet des enfants de Réouven et de Chimon au sujet desquels ne sont mentionnés que ceux qui sont descendus en Egypte (et non les générations suivantes). De plus, le verset mentionne au sujet de Lévy et de ses principaux descendants le nombre d’années qu’ils vécurent. Nous pouvons dire que c’est en l’honneur des pères de la prophétie (Moché et Aaron). Nous pouvons dire aussi que Lévy et ses fils étant eux-mêmes des êtres d’exception, il était légitime de les mentionner et de nous entretenir de leur vie comme la Torah l’a fait au sujet des pères fondateurs, les patriarches.’
Si nous pouvons synthétiser l’enseignement du Ramban, nous dirions que d’après lui la Torah vient ici nous mettre deux éléments en exergue. Premièrement, les deux personnes dont il est question ici, Moché et Aaron, que Ramban qualifie de ‘pères des prophètes’, ne viennent pas de n’importe où. Ils ont eu eux-mêmes des pères qui furent des personnalités remarquables. Si nous pouvons nous exprimer ainsi : ils furent des pères car eux-mêmes eurent des pères. Ils purent initier du neuf (en l’occurrence ici la prophétie) car eux-mêmes ont eu des pères. Deuxièmement, malgré la centralité de Moché et de Aaron qui étaient descendants de Lévy, la Torah tient à nous dire que Réouven garde tout de même son statut prédominant de Be’hor, de premier-né.
Pour expliciter le premier élément en d’autres termes, nous dirions ainsi. Au début de notre étude, nous nous sommes étonnés longuement sur l’attitude de Moché : d’où peut venir cette capacité de résister à D. ? Comment est-ce possible ? Ramban nous dit : c’est ce que la Torah nous enseigne ici en nous disant ses ascendants, et seulement maintenant. Moché a eu un père et une mère qui eux-mêmes eurent des parents. Il y a lieu toutefois de se demander : vu la pertinence de nous dire maintenant les ascendants de Moché, que nous apporte la Torah en nous disant que malgré tout Réouven garde son statut de Be’hor ? Qu’y a-t-il ici de déterminant ?
X. Centralité du statut de Be’hor.
Dans une certaine mesure, toute la sortie d’Egypte tourne autour de la thématique du Be’hor. La première chose que D. demande à Moché de dire à Pharaon est (Chemot 4,22 et 23) : ואמרת אל פרעה כה אמר ה׳ בני בכורי ישראל. ואומר אליך שלח את בני ויעבדני ותמאן לשלחו הנה אנכי הורג את בנך בכורך ‘Tu diras à Pharaon : ainsi a parlé l’Eternel, mon fils, mon aîné est Israël. Je te parle instamment : envoie mon fils et qu’il Me serve. Si tu refuses, je tue ton fils, ton aîné.’ Et le déclencheur effectif de la sortie d’Egypte fut la plaie des premiers-nés. Qu’y a-t-il de si central dans cette notion de premier-né, et en quoi la sortie d’Egypte en est-elle dépendante ? Ces questions taraudent tout lecteur du ‘Houmach (tout lecteur de ces passages de la Torah). Comment s’en sortir ?
Rabbi Yaakov Leiner, Rabbi de Radzin, dans son livre majeur le Beth Yaakov (Parachat Bo, page 104), cite un Zohar qui pose nos questions (nous rapportons ici les paroles sublimes du Beth Yaakov, nos remarques seront entre crochets).
‘Le Zohar sur la Parachat Bo demande : «pourquoi le déclenchement de la délivrance fut la mort des premiers-nés et à minuit ? » Toute la réalité matérielle est comme un habit qui suit les mouvements du vivant qu’il revêt [c’est-à-dire que la réalité matérielle que nous connaissons est la projection de la vie subtile intérieure qui se vit à l’intérieur de nous. C’est comme un habit qui suit les mouvements de la personne qui les porte.] .Dans l’intériorité du vivant, on ne peut parler de hasard ou d’à peu près, chaque chose suit une intention précise. Prenons la lumière et l’obscurité, le jour et la nuit. Le principal des capacités de l’homme est lorsqu’il y a de la lumière, le jour. Lorsqu’il y a de l’obscurité, l’homme n’a aucune prise, il ne peut pas travailler. Lorsque se lève la lumière du jour, commence alors l’emprise de l’homme et il aborde les choses de manière positive, mais d’un autre côté il peut croire en ses capacités. C’est lorsque l’homme se considère capable le jour que viennent alors l’obscurité et la nuit, les choses commencent à lui échapper, on le repousse et on lui montre son incapacité et on l’annule complètement. Ce processus de déconstruction s’effectue progressivement jusqu’à minuit. Au début de la nuit s’annule de lui l’énergie la plus forte qu’il s’était prise pour lui-même, après s’annule même ce qui n’est pas tellement une emprise sur lui-même, et cela petit-à-petit jusqu’à ce qu’à minuit les capacités de l’homme soient complètement annulées [il est à remarquer l’énergie mise dans notre société à repousser le non-sens de la nuit, pour pouvoir travailler le plus tard possible. La nuit arrive, je veux continuer à travailler, à agir, j’allume l’électricité, c’est aisé de le faire ; mais malgré tout petit-à-petit les gens vont se coucher, je n’ai plus avec qui travailler. Il est aussi impressionnant qu’aujourd’hui avec internet on puisse travailler vingt quatre heures sur vingt quatre avec toutes les parties du globe. Essayons d’expliquer ce qui nous impressionne ici. Le Beth Yaakov nous met en relief ce mouvement de jour et de nuit. L’homme aimerait maîtriser le réel mais à la fois il a effectivement une prise sur le réel et à la fois tout lui échappe. L’homme contemporain met toute son énergie pour ne pas être en face du vide qui est en lui. Il repousse les limites de la nuit et travaille jour et nuit.], comme le dit le Zohar (Lè’h Lé’ha 83a) : jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien en lui qu’une petite trace de vie. Et si l’obscurité prenait plus de force l’homme serait entièrement annulé et il n’y aurait plus de prise pour qu’il se relève. Et s’il se relevait ce serait comme une nouvelle créature. Et c’est de cette petite trace que D. relève l’homme et l’éveille à se renouveler. Cela ressemble à une graine semée dans la terre dont toutes les composantes pourrissent et dont il ne reste qu’un petit point intérieur duquel germe la graine à nouveau, elle peut se renouveler comme elle était. De la même manière l’homme s’annule la nuit jusqu’à un certain point. A minuit D. réveille cette petite trace de vie. Cette petite trace de vie est ce qui restait pendant le jour de ce qu’il n’avait pas usurpé de capacité pour lui-même [ceci est à nos yeux la phrase clef, nous développerons dans la suite] car son illusion d’exister n’était pas si profonde. Et c’est de cette petite trace de vie qu’Il relève l’homme comme il était hier et que le jour se fait. Ceci concerne tout individu mais s’exprime aussi dans la globalité du monde. Et c’est ce qui s’est passé en Egypte. Si l’obscurité s’était renforcée, cette dernière petite trace de vie aurait été éteinte. C’est ce que le texte de la Haggada de Pessah nous dit : si D. ne nous avait pas fait sortir nous serions restés esclaves à Pharaon en Egypte, nous et nos enfants et nos petits-enfants. Et D. a éveillé cette petite trace de vie qui restait juste à minuit. Les enfants d’Israël se sont éveillés car il y avait matière à se relever car il y avait en eux cette petite trace de vie mais les Egyptiens ont disparu complètement car il n’y avait pas cette trace. [Mais pourquoi cela s’est-il passé par le biais des premiers-nés ?] Et ceci est en fait la problématique du Be’hor, le premier-né, qui dans le couple est conçu de la première goutte de semence. Il est conçu si l’on peut s’exprimer ainsi dans une grande obscurité, le couple qui a ainsi son premier enfant est par définition inexpérimenté. L’enfant est comme conçu sans maîtrise. Et là s’est exprimée la césure entre Israël et les Egyptiens, dans les premiers-nés d’Israël subsistait encore cette petite trace de vie et D. a pu les relever et mettre à jour rétrospectivement qu’ils étaient dans le service de D., les premiers-nés égyptiens ont disparu complètement car dans le premier enfant il y a un très grand étalement de soi.’
Il ressort de ce texte fondamental que le Be’hor, ou plutôt la sainteté du Be’hor, est l’élément de césure entre l’Egypte et Israël. C’est avec la mort des premiers-nés des Egyptiens d’un côté et la survie de ceux d’Israël que le peuple d’Israël s’est formé soudain et sortit d’Egypte. Le Beth Yaakov explique (nous le disons en nos termes) : car la sexualité, et en particulier en ce qui concerne la conception du premier enfant, est le lieu même de ‘l’étalement de soi’. C’est-à-dire que la sexualité est le lieu même où l’homme recherche à exister lorsque, en fait, il est complètement manipulé, lorsque ne s’exprime que le néant de son être, de ce que l’on pourrait appeler, selon la terminologie du Zohar, le minuit de son être.
Le Beth Yaakov relève un point paradoxal : l’homme recherche à exister dans sa sexualité, il n’exprime que son néant. C’est dans la petite retenue de son étalement paradoxalement que résistera en lui une petit trace de vitalité.
Et là se forme le peuple d’Israël.
[Nous aimerions développer encore un point central soulevé par ce passage du Beth Yaakov. Il cite le Zohar (Lè’h Lé’ha 83a) : ‘jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien en lui qu’une petite trace de vie’. Essayons d’exprimer en termes simples ce que nous entendons dans cette citation. Peut-on vivre déprimé ? Qu’est-ce que la dépression ? Le Beth Yaakov développe ce cycle de jour et de nuit. La nuit, nous semble-t-il, c’est les moments où on se rend compte de sa propre vacuité, de sa nullité pour parler simplement. Parfois on a des éclairs sur ce que l’on est, ou plutôt sur le vide de notre existence, de notre néant. L’humain n’a de cesse de refuser cet éclair de vérité. Lorsqu’il se rend compte de ce minuit, il pense qu’il est malade lorsqu’en fait il est très sain, il voit juste. Nous proposons de dire que ‘cette petite trace de vitalité’ dont parle le Zohar, c’est la capacité de supporter ce néant, et de repartir à partir de son propre rien. Ici se situe une fine dimension de Kedoucha, de ‘sainteté’, car elle réactualise l’enjeu de la Création qui est créer de l’existence à partir du néant.]
XI. Retour au commentaire du Ramban.
Ce commentaire du Beth Yaakov nous permet maintenant de percevoir la portée du commentaire du Ramban.
Reprenons. Le Ramban nous a expliqué que le but des versets qui nous occupent est de nous dire quels sont les ascendants de Moché et d’Aaron. Pourquoi ? Car nous les avons vus à l’œuvre dans leur capacité à dialoguer avec D. et plus profondément à Lui résister. La question s’était donc posée : d’où viennent de tels personnages ? La Torah nous répond : car ces personnes ont eu des pères. Mais si c’est ainsi, pourquoi la Torah nous rapporte-t-elle les noms des enfants de Réouven et de Chimon ? Le Ramban répond : pour nous dire que, malgré la grandeur de Lévy et de ses descendants, Réouven reste le Be’hor d’Israël, garde le statut de premier-né de son père Israël. Nous nous sommes demandés : quel est l’intérêt d’un tel enseignement ? Grace au commentaire du Beth Yaakov, nous pouvons répondre ainsi : nous dire que Réouven est le Be’hor d’Israël c’est nous expliquer comment est-ce possible quant au fond que Moché et Aaron eurent des pères.
Etre père et être fils vient de la capacité de se limiter dans une toute petite nuance dans l’étalement absolu de son être, car c’est en fait ce qui est en jeu dans le problème du premier-né. Lorsque la Torah dit אלה ראשי בית אבותם, ‘voici les chefs des maisons paternelles’, elle nous explique deux choses. Premièrement, Moché et Aaron eurent des pères, mais qu’est ce qu’être père ? Là-dessus la Torah nous répond : c’est cela qui est en jeu dans le premier-né. Et c’est cela que la Torah nous dit : Réouven est le premier-né d’Israël. Deuxièmement, nous pouvons dire que par ce verset quelque peu énigmatique la Torah nous scelle l’enjeu de la sortie d’Egypte : c’est l’émergence d’une dimension inédite, l’émergence d’une dimension de paternité et de filiation.
XII. Actualité de la sortie d’Egypte.
Si nous voulions synthétiser nous pourrions dire ainsi. La question de départ était : mais d’où viennent des individus comme Moché et Aaron ? La Torah répond : c’est d’une réalité où existe un statut de premier-né. C’est-à-dire, d’où vient quelqu’un qui peut résister à D. ? C’est d’une réalité où son géniteur a pu résister au divin d’être pris en charge par sa sexualité, par le sentiment qu’il y a une sensation d’absolu dans les pulsions sexuelles. Et c’est de cette subtile limitation qu’émerge la capacité d’être père et ensuite d’être fils. Et là nous pouvons dire que cette étude nous renvoie à notre réalité contemporaine. Nous apprenons de ce que nous venons d’étudier que la capacité de résister à D. et ensuite de pouvoir dialoguer avec Lui vient de la capacité de se percevoir à l’intérieur d’une relation entre un père et un fils. Aujourd’hui tout d’abord la sexualité est considérée comme un absolu. Je sais qu’en écrivant cela le lecteur me décrira en me taxant de réactionnaire. Là n’est pas mon problème. Notre préoccupation est de décortiquer cette perception d’absolu qu’il y a dans la sexualité. Toute notre étude est venue de l’étonnement de voir Moché résister à D., résister à D. vient de la capacité d’avoir un père. L’idolâtre aime percevoir l’illimité, l’esclave est pris en charge, il est dans l’illimité. Prendre la sexualité comme absolu c’est prôner un monde d’individus pris en charge, c’est l’Egypte. C’est un monde sans pères et sans fils. C’est ce que nos Maîtres enseignent (Traité Yévamot 98a) : ‘l’Egyptien n’a pas de père’. C’est un monde d’esclaves, de personnes prises en charge. [Il est à remarquer que ce que le Beth Yaakov nous enseigne en termes de Kabala, c’est-à-dire en termes ésotériques, était en filigrane dans les enseignements du Or Ha’Haïm et du Tsror HaMor, dans la capacité d’être un roi qui vient du sein du peuple et non qui s’impose au peuple, et aussi dans la grandeur de Réouven et de Chimon qui eurent la force de supporter les remontrances de leur père, ce qui est aussi la perception de ses propres limites.] La sortie d’Egypte, la sortie à la liberté, la sortie de la manipulation, est l’émergence de la notion de père, de la notion de fils, comme nous l’enseigne ce passage de la Torah. Parallèlement à cette divinisation du sexuel, notre époque développe des moyens de procréation de plus en plus sophistiqués, tels que le père se transforme en une abstraction appelée géniteur, qui pourra elle-même être remplacée à terme par des cellules souches dites induites. Cette sensation dans notre chair de l’actualité de ces versets ne nous donne-t-elle pas la conviction profonde de l’urgence et de la possibilité d’une nouvelle sortie de l’esclavage ?
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