Parashat A’haré Mot : Le Bouc Emissaire, Seïr HaMishtaléa’h. par Rav Gérard Zyzek
par: Rav Gerard ZyzekParashat A’haré Mot : Le Bouc Emissaire, Seïr HaMishtaléa’h. par Rav Gérard Zyzek
(Cette étude est la rédaction de la veillée d’étude de Shavouot 5777 qui a eu lieu dans la communauté de la rue Basfroi)
Dans le livre de Vayikra dans la Parashat A’haré Mot, la Torah nous enseigne dans les détails quel est le service du Cohen Gadol, du Grand Prêtre, le jour de Yom Kippour au sein du Beth HaMikdash, au sein du Temple. Ce service est complexe et le Talmud consacre un Traité complet (excepté le dernier chapitre) à son analyse, le Traité Yoma. L’étude présente portera sur un point apparemment de détail relatif au Bouc Emissaire, Seïr HaMishtaléa’h.
Première partie. En quoi consiste le Bouc Emissaire ?
I. Introduction.
La connaissance de deux notions est nécessaire avant d’aborder le sujet qui nous importe ici. Premièrement, la Torah nous enjoint que tous les Korbanot, offrandes, sacrifices, que nous pourrions offrir à D. ne soient offerts qu’à l’intérieur du Temple, אל פתח אוהל מועד, ‘à la porte du Ohèl Moèd, à la porte de la tente de rendez-vous (lieu de rencontre entre D. et les enfants d’Israël)’. Comme disent les versets (Vayikra 17,3 et 4) :
איש איש מבית ישראל אשר ישחט שור או כשב או עז במחנה או אשר ישחט מחוץ למחנה.
‘Tout homme de la maison d’Israël qui fera l’abattage d’un taureau ou d’un agneau ou d’une chèvre (sanctifiés à D.) dans le camp ou qui fera l’abattage hors du camp.’
ואל פתח אוהל מועד לא הביאו להקריב קרבן לה’ לפני משכן ה’ דם יחשב לאיש ההוא דם שפך ונכרת האיש ההוא מקרב עמו.
‘Et qui ne l’aurait pas amené à la porte du Ohèl Moèd, à la porte de la tente de rendez-vous, pour l’offrir en offrande, en Korban, à D. devant le Tabernacle de D., du sang sera considéré pour cet homme, c’est du sang qu’il a versé, et cet homme sera retranché du sein de son peuple.’
Deuxièmement, au cœur du service spécifique de Yom Kippour se trouve le service des deux boucs, comme disent les versets (Vayikra 16,5, 7 et 8) :
ומאת עדת בני ישראל יקח שני שעירי עזים לחטאת ואיל לעולה.
‘Et de la part de la communauté des enfants d’Israël, il (le Cohen Gadol, le Grand Prêtre) prendra deux boucs en expiatoire et un bélier en holocauste.’
verset 7 :
ולקח את שני השעירים והעמיד אותם לפני ה’ פתח אוהל מועד.
‘Il prendra les deux boucs et les placera devant D. à la porte de la tente de rencontre (entre D. et les hommes).’
verset 8 :
ונתן אהרן על שני השעירים גורלות גורל אחד לה’ וגורל אחד לעזאזל.
‘Aaron (le Grand Prêtre) mettra des sorts sur les boucs, un sort pour D. et un sort pour le Azazel.’
Rashi, rapportant la Mishna et la Guemara dans le Traité Yoma, explique le verset de la manière suivante :
‘Il place un bouc devant lui à sa droite et un bouc devant lui à sa gauche. Il met ses deux mains dans une urne, tire un bulletin du sort avec la droite et un autre avec la gauche, et les dépose sur les boucs. Celui qui porte l’inscription « A D. » va à D., celui qui porte l’inscription « A Azazel » est envoyé à Azazel. Azazel est une montagne abrupte et escarpée, un rocher élevé, car il est dit (verset 22) « en une contrée aride, coupante ».’
Concrètement, le bouc que le sort a désigné pour D. sera abattu rituellement, She’hita, et son sang sera amené dans le Kodesh HaKodashim, et dans le Kodesh, dans le Saint des Saints et dans le Ohèl Moèd, la partie appelée Saint. Le bouc que le sort a désigné pour le Azazel sera, vers la fin du service spécifique de Yom Kippour, envoyé par l’intermédiaire d’un homme désigné pour cette tache hors de la ville et jeté du haut d’une falaise abrupte, comme dit le verset 22 :
ונשא השעיר את כל עונותם אל ארץ גזרה ושלח את השעיר במדבר.
‘Le bouc portera toutes leurs fautes vers une terre aride (ou coupante) et il enverra le bouc dans le désert.’
Evidemment, l’on ne peut qu’être interpelé par ce protocole du bouc émissaire ! Quelle est la fonction de ce bouc, est-ce un sacrifice, un Korban ? Mais si l’on répond par l’affirmative, nous venons de voir précédemment qu’il est gravement prohibé de faire le service d’un Korban hors du Temple ! A moins de dire que ce Séïr HaMishtaléa’h n’est pas un Korban, n’est pas une offrande à D., mais alors ce serait une offrande à qui ? A quoi ?
Un point précis, discuté dans le sixième chapitre du Traité Yoma, nous semble apporter quelque élément de direction de réponse à ces grandes questions.
II. Traité Yoma 62b.
תנו רבנן שני שעירי יום הכיפורים ששחטן בחוץ, עד שלא הגריל עליהן חייב על שניהם. משהגריל עליהן חייב על של שם ופטור על של עזאזל.
‘Nos Maîtres enseignent : si l’on a égorgé les deux boucs de Yom Kippour à l’extérieur du Temple, si c’est avant que l’on ait tiré le sort sur eux, l’on est condamnable et sur l’un et sur l’autre. Si on les a égorgés hors du Temple après que l’on ait tiré le sort sur eux, on est condamnable sur celui désigné pour D. et l’on est exempt sur celui désigné pour le Azazel.’
Reprenons succinctement l’ordre des versets. Tout d’abord le Cohen Gadol prend les deux boucs et les amènent à l’intérieur du Temple, ‘devant la porte du Ohèl Mohèd, à la porte de la tente de rencontre (entre D. et les hommes)’. Ensuite seulement il fait le tirage au sort. L’un sera offert entièrement à l’intérieur du Temple, l’autre sera envoyé au Azazel.
Le problème soulevé par nos Maîtres est le suivant :
Une fois que ces deux boucs ont été désigné dans leur fonction de boucs pour le service de Yom Kippour, qu’ils aient été placé devant la porte de la tente de rendez-vous, Ohèl Mohèd, si quelqu’un les égorge hors du Temple, mais avant que l’on ait spécifié lequel est pour D. et lequel est pour le Azazel, a-t-on transgressé l’interdit d’offrir des sacrifices hors du Temple ? Nos Maîtres nous enseignent que l’on transgresse cet interdit pour les deux.
Par contre une fois que les boucs ont été désignés par le tirage au sort l’un pour D. et l’autre pour le Azazel, si quelqu’un les égorge hors du Temple, il ne sera condamnable que sur le bouc consacré à D. et non sur le bouc destiné au Azazel.
III. Analyse de ce passage. Yoma 63a et b.
La Guemaraau Daf 63 analyse l’enseignement qui nous occupe.
En quoi consiste l’interdit d’offrir un sacrifice hors du Temple, et quel type d’offrande à D. est concerné par cet interdit ?
תנו רבנן איש איש מבית ישראל אשר ישחט שור או כבש או עז במחנה או אשר ישחט מחוץ למחנה ואל פתח אהל מועד לא הביאו להקריב קרבן לה’, אי קרבן, שומע אני אפילו קדשי בדק הבית שנקראו קרבן, שנאמר ונקרב את קרבן ה’, תלמוד לומר ואל פתח אהל מועד לא הביאו, כל הראוי לפתח אהל מועד חייב עליו בחוץ, כל שאינו ראוי לפתח אהל מועד אינו חייב בחוץ.
‘Nos Maîtres enseignent : le verset dit (cité plus haut, Vayikra 17,3 et 4) «‘Tout homme de la maison d’Israël qui fera l’abattage d’un taureau ou d’un agneau ou d’une chèvre (sanctifiés à D.) dans le camp ou qui fera l’abattage hors du camp, et qui ne l’aurait pas amené à la porte du Ohèl Moèd, à la porte de la tente de rendez-vous pour l’offrir en offrande, en Korban, à D. devant le Tabernacle de D. (…) ». De quel Korban s’agit-il, de quelle offrande s’agit-il ? Est-ce que ce verset concerne les offrandes du Bédèk HaBayit[1] qui sont appelées Korban dans le verset (Bamidbar 31,50) « Et nous apportons donc l’offrande, le Korban à D. » ?
L’interdit ne peut pas concerner les offrandes de Bédèk HaBayit car la suite du verset nous dit : « et qui ne l’aurait pas amené à la porte du Ohèl Moèd, à la porte de la tente de rendez-vous ».
Principe général : n’est passible de l’interdit d’offrir hors du Temple qu’une catégorie d’offrande, de Korban, qui est apte à être amenée à la porte du Ohèl Moèd, de la tente de rendez-vous (salle du Sanctuaire qui se trouve à l’intérieur du Temple). ‘
Cette dernière Halakha est synthétisée en quelques mots par Rambam, Hilkhot Maassé HaKorbanot, chapitre 18, Halakha 6 :
וכל שאינו ראוי לבוא אל משכן ה’ אין חייבין עליו.
‘On n’est pas condamnable (à titre de l’interdit d’offrir hors du Temple) pour ce qui n’est pas susceptible de venir dans le Sanctuaire de D.. ‘
La Guemara demande alors :
אוציא אלו שאין ראוין לפתח אהל מועד ולא אוציא שעיר המשתלח שהוא ראוי לבוא אל פתח אהל מועד, תלמוד לומר לה’, יצאו אלו שאין מיוחדין לה’.
‘Nous venons donc de prouver que les Korbanot, les Offrandes, qui ne sont pas aptes à venir devant la porte de la tente de rendez-vous, dont il ne rentre pas dans le protocole de venir devant la tente de rendez-vous, ou bien qui n’ont pas la qualification pour venir devant la porte de la tente de rendez-vous, ne sont pas sous le coup de l’interdit d’être offerts hors du Temple. Mais est-ce à dire que le Séïr HaMishtaléa’h, le Bouc Emissaire, que l’on doit amener devant la tente de rendez-vous, pour qu’il soit tiré au sort et pour que le Cohen Gadol fasse la confession des fautes sur lui, rendrait passible de cet interdit si on l’immole hors du Temple une fois qu’il a été désigné comme étant destiné au Azazel ? C’est à ce sujet que le verset vient spécifier « pour D. », ce qui exclut le Bouc Emissaire qui n’est pas spécifiquement offert à D. . ‘
Pour apprécier la nuance présentée par la Guemara il est nécessaire de savoir les éléments suivants :
Tout d’abord, comme nous l’avons vu plus haut, le Cohen Gadol prend les deux boucs offerts par la communauté d’Israël. Ces deux boucs doivent être identiques (Première Mishna du sixième chapitre de Yoma). Il les place devant la porte de la tente de rendez-vous, Ohèl Moèd, et tire au sort. Une fois qu’ils ont été désignés par le tirage au sort lequel sera sacrifié à D. et dont le sang sera introduit dans le Kodesh et dans le Kodesh HaKodashim, et lequel sera envoyé au Azazel, le Cohen Gadol devra faire Vidouï, devra confesser les fautes des enfants d’Israël sur la tête du Bouc Emissaire. Cette confession se devra d’être encore devant la porte du Ohèl Moèd. Ensuite seulement il sera envoyé à l’extérieur du Temple.
La question de la Guemara est à ce moment précis du raisonnement la suivante (et ainsi l’expliquent les commentateurs sur la base de la Guemara de Zeva’him 113b) :
L’enseignement duquel nous sommes partis nous disait que l’on n’est pas condamnable si l’on immole le Bouc Emissaire, une fois qu’il a été désigné, hors du Temple. L’innovation de cet enseignement portera si on le sort du Temple et qu’on l’immole entre le moment où on l’a désigné pour le Azazel et le moment où le Cohen Gadol doit faire le Vidouï, la confession sur lui, moment où juridiquement il doit être encore au sein du Temple devant la porte de la tente de rendez-vous.
‘C’est à ce sujet précis que le verset vient spécifier « à D. », ce qui exclut le Bouc Emissaire qui n’est pas spécifiquement offert à D. . ‘
Evidemment nous comprenons aisément que le Bouc Emissaire ne soit pas appelé « à D. » puisqu’il n’est pas offert, immolé en tant que Korban au sein du Temple. Mais cette nuance du texte nous met en fait le doigt sur l’ambiguïté de ce Bouc Emissaire : est-ce un Korban ? A priori oui, puisqu’il nous faut que le verset spécifie par le mot « à D. » que l’on ne transgresse pas l’interdit d’abatage hors du Temple pour le Bouc Emissaire, sans quoi nous aurions pu penser qu’on le soit. Mais d’un autre côté effectivement il n’est pas offert concrètement au sein du Temple, mais envoyé on ne sait où !
Mais si le Bouc Emissaire n’est pas spécifiquement offert à D., à qui donc serait-il offert ?
Quoique la Guemara n’aille pas poser la problématique dans nos termes précis, toutefois la suite du développement nous permettra d’avoir quelques éléments de réponses à nos questions.
IV. A qui est offert le Bouc Emissaire ?
La Guemara vient donc de prouver de l’ajout du terme « à D. » que l’on ne transgresse pas l’interdit d’immoler un Korban hors du Temple si quelqu’un l’immolait hors du Temple après qu’il eût été désigné comme Bouc Emissaire.
Mais, objecte alors la Guemara, nous voyons dans un autre enseignement que le Bouc Emissaire est appelé « à D. », justement !
ולה’ להוציא הוא ורמינהו ירצה לקרבן אשה לה’, אלו האישים. מנין שלא יקדישנו מחוסר זמן ? קרבן. לה’, לרבות שעיר המשתלח.
‘Nous venons de dire que le terme « à D. » exclut le Bouc Emissaire, mais nous trouvons la déduction inverse dans l’enseignement suivant, comment est-ce possible ?
Le verset dit (Vayikra 22,27) « il sera agréé comme offrande de combustion à D. ». « Comme combustion », cela correspond à ce que l’on met à bruler sur l’autel. « Comme offrande », cela nous enseigne qu’il est prohibé de sanctifier une offrande, un Korban, si l’animal n’a pas atteint son huitième jour depuis sa naissance, s’il n’a donc pas atteint le temps requis. « Pour D. », cela nous enseigne que même le Bouc Emissaire ne doit être sanctifié à moins de huit jours depuis sa naissance.’
De quoi s’agit-il ?
Dans la Parashat Emor, livre de Vayikra, la Torah nous enseigne les défauts qui disqualifient certains animaux pour être offerts en Korban, en offrande à D. . Le verset 27 nous enseigne la notion de Me’houssar Zman, c’est-à-dire qu’un petit qui vient de naître ne peut pas être offert, il faut attendre le huitième jour pour qu’il puisse être offert en Korban à D. .
Et telle est l’analyse du verset qu’effectue la Beraïta citée par la Guemara de Yoma :
Le verset dit :
שור או שה או עז כי יולד והיה שבעת ימים תחת אמו ומיום השמיני והלאה ירצה לקרבן אשה לה’.
‘Lorsqu’un taureau[2] ou un mouton ou une chèvre vient à naître, sept jours il sera auprès de sa mère. A partir du huitième jour il sera agréé comme offrande de combustion à D.’
La Beraïta[3], rapportée par la Guemara, analyse ce verset.
Le verset dit « en combustion », est-ce à dire qu’il faille que l’animal offert ait huit jours seulement au moment où il est offert en combustion sur l’autel, puisque le verset dit « en combustion » ? La Guemara répond qu’il est écrit « en Korban, en offrande », pour pouvoir l’offrir, le vouer, il faut déjà qu’il ait huit jours. Mais si c’est ainsi pourquoi le verset spécifie-t-il « à D. » ? La Beraïta répond : c’est pour inclure le Bouc Emissaire, qui est voué à D., et qui nécessitera d’avoir huit jours pour pouvoir être offert.
Résumons. Dans le premier enseignement, nous avons appris du verset « à D. » relatif à l’interdit d’immoler un sacrifice hors du Temple que l’on n’était pas passible sur le Bouc Emissaire car il en est exclu. Dans le second enseignement, relatif à l’exigence qu’un Korban ne soit pas voué avant qu’il ait huit jours, que, en vertu du verset qui spécifie « à D. », le Bouc Emissaire est concerné par cet interdit.
Le Bouc Emissaire est-il voué à D. ou ne l’est-il pas ?
La Guemara au nom de Rava va répondre de manière sublime :
אמר רבא התם מענינא דקרא והכא מענינא דקרא. התם דאל פתח לרבות לה’ להוציא, הכא דאשה להוציא לה’ לרבות.
‘Rava nous dit : au sujet du premier interdit, on lit le verset selon son contexte. Au sujet du second interdit, on lira aussi le verset selon son contexte.
Lisons le premier verset. L’interdit d’offrir hors du Temple se présente de manière générale : tout ce qui devrait être présenté à la porte de la tente de rendez-vous, du Ohèl Moèd. A priori cela inclurait aussi le Bouc Emissaire. C’est dans ce contexte que l’expression « à D. » viendra l’exclure, car finalement il n’est pas offert à D. . Le terme « à D. » vient limiter la portée de l’interdit qui était présenté de manière vaste.
Lisons le second verset. L’interdit d’offrir une offrande avant que l’animal ait huit jours est présenté de manière limitée dans le verset car le verset spécifie « en combustion », אשה, ‘en combustion’. En lecture première de ce verset, dit notre grand Maître Rava, j’aurais pu penser que cette exigence du verset ne concerne que des offrandes dont une partie serait brulée sur l’autel. Dans ce contexte très précis, le terme « à D. » viendra généraliser la portée de l’interdit à même des offrandes dont aucune partie n’ira sur l’autel si tant est qu’elle a été vouée à D., comme le Bouc Emissaire. Ici, précisément, l’expression « à D. » vient ouvrir ce qui au départ était limité.
Nous sommes là au cœur de notre problématique : le Bouc Emissaire est-il voué à D. ou ne l’est-il pas ? D’un côté oui, car il a été voué à D., une partie du service qui lui est relatif doit se dérouler indéniablement au sein même du Temple, à la porte de la tente de rendez-vous, et d’un autre côté il n’a rien à voir, il est jeté du haut d’une falaise hors de tout lieu habité. Mais, et c’est la conclusion, de la Guemara, il devra être soumis aux lois habituelles des Korbanot : que l’on attende huit jours après sa naissance avant de le vouer, et aussi ne pas avoir de défauts (suite du passage de la Guemara),
V. Le Bouc au Azazel. Mise au clair de la problématique.
Le service des deux boucs au cœur du protocole de Yom Kippour ne fait que nous interpeler. Le Grand Prêtre doit apporter deux boucs devant la porte de la tente de rendez-vous. Et tirer au sort, l’un sera offert en expiatoire devant D. et le second sera envoyé au Azazel. Le sens premier du verset, confirmé par les versets suivants (16,21 et 22), est que ce second bouc sera envoyé dans le désert, comme s’il était offert aux forces sataniques du désert, lieu inhabité et inhabitable.
Notre passage du Traité Yoma remet, si nous pouvons nous exprimer ainsi, les pendules à l’heure. Le Bouc Emissaire est quelque part offert aussi à D.. Mais est-il véritablement offert à D., ou pas vraiment ? Quelle est sa fonction ?
Deux points centraux nous interrogent :
premièrement quelle est la fonction de ce tirage au sort, et deuxièmement, s’il y a un tel tirage au sort, pourquoi le bouc destiné au Azazel est-il appelé finalement « à D. » ?
VI. La suite de la Guemara va nous apporter quelques éléments pour étayer notre recherche.
Etudions la suite de la Guemara de Yoma 63b.
Nous venons d’apprendre du verset de la Parashat Emor (Vayikra 22,27) qu’il est absolument obligatoire que le Bouc Emissaire ait huit jours pour pouvoir être sélectionné. La Guemara demande :
טעמא דרבי רחמנא הא לא רבי הוה אמינא שעיר המשתלח קדוש במחוסר זמן ? והא אין הגורל קובע אלא בראוי לה’ !
‘Il a fallu un verset explicite pour nous apprendre qu’un Séïr HaMishtaléa’h ne peut pas être offert Me’houssar Zman, si le laps des sept jours n’est pas écoulé depuis la naissance. Ceci signifie que s’il n’y avait pas le verset j’aurais pensé qu’il eut été Kadosh, sanctifié, mais le sort ne peut fixer que sur des boucs qui sont aptes à être pour D. !’
Rashi explique :
‘Mais le sort ne peut fixer lequel est pour D. que s’il est possible qu’il soit apte pour D., or avant de tirer au sort tu ne sais pas lequel sera voué à D., donc il s’impose que les deux boucs soient au départ dans leur huitième journée !’
Ce commentaire de Rashi présente quelques difficultés. En effet Rashi explique que les deux boucs avant le tirage au sort se doivent d’être identiques, donc potentiellement aptes à être offerts chacun à D. selon les critères habituels des Korbanot (plus de huit jours, entre autre) car tu ne sais pas lequel sera choisi par le sort pour D. . Cette explication laisse apparemment à désirer car si un des deux boucs avait huit jours et que le second n’avait encore pas huit jours, disons que l’on tire au sort et que le sort pour D. tombe sur celui qui a huit jours révolus, peut-être que ce serait acceptable ?
Pourquoi Rashi dit-il qu’étant donné que nous ne savons pas sur lequel tombera le sort à D., il s’impose que les D. soient aptes à être offert à D. ?
Si nous envisageons le cas que nous venons de proposer, ce n’est pas le sort qui fixera lequel est pour D., c’est la conjoncture hasardeuse qui a fait que le sort pour D. tombe sur le bouc de huit jours, ce n’est pas le sort qui le fixe ! Si la Torah exige une notion qui s’appelle Goral, ‘tirage au sort’, cela signifie que c’est ce Goral qui fixe le statut et à l’un et à l’autre. Il faut répondre que ce que veut dire Rashi est la chose suivante : étant donné que nous ne savons pas lequel sera désigné à D. par le sort et que pour être apte à D. il faille que l’animal ait au moins huit jours, cela impose, pour qu’il y ait une notion appelée Goral, ‘tirage au sort’, que chacun structurellement soit apte à D. .
Ce sont les mots de la Guemara :
אין הגורל קובע אלא בראוי לה’.
‘Le sort ne fixe que sur des animaux aptes à être voués à D. (donc au moins de huit jours)’.
Il y a une notion que le Goral fixe le statut, et que pas autre chose fixe le statut. Cela a comme conséquence que chaque animal doit être apte à D. .
Reprenons finement cette notion, et relisons Rashi.
La Torah nous exige de tirer au sort. Disons que je prenne deux boucs, l’un de huit jours et l’autre de sept jours, et que je tire au sort. Si le sort à D. tombe sur l’animal de sept jours, ce Korban est irrecevable, et je dois refaire la procédure. Si par contre le sort à D. tombe sur l’animal de huit jours, a priori je pourrais dire que tout va bien. Mais ce n’est pas le sort qui a fixé l’attribution de chaque animal, c’est le fait que j’ai au préalable choisi un animal de huit jours et un de sept. C’est moi qui ai choisi, non le tirage au sort. Pour que ce soit le Goral qui fixe, je suis donc obligé de prendre deux animaux aptes dès le départ à être attribués à D. .
Nous pouvons aussi dire les choses de cette manière. On doit prendre deux boucs. On ne sait pas lequel sera désigné pour D. et lequel sera désigné pour le Azazel. Nous pourrions dire qu’au départ l’un est pour D. et un pour Azazel, mais nous ne le savons pas. C’est le Goral qui va nous le révéler. La Guemara nous infirme cette approche. C’est le Goral qui fixe, qui désigne. Le bouc pour le Azazel ne peut être qu’un bouc qui est apte à D. . Il a un potentiel total pour D., sauf que le Goral en a décidé autrement.
La Guemara va donner plusieurs réponses.
אמר רב יוסף הא מני רבי שמעון היא דתניא מת אחד מהן מביא חבירו שלא בהגרלה.
‘Rav Yossef dit : qui est l’auteur qui a besoin d’un verset pour nous apprendre que le Bouc Emissaire est soumis aux lois de Me’houssar Zman, qu’il doit avoir huit jours obligatoirement ? C’est Rabbi Shimon qui dit : si l’un des deux boucs meure juste après avoir été désigné par le Goral, par le sort, il peut en amener un autre en remplacement sans tirage au sort’.
Mais la Guemara ne va pas se suffire de cette réponse car a priori la Halakha n’est pas comme l’avis de Rabbi Shimon et il n’y a pas de raison de dire que la nuance du verset analysée plus haut ne soit prise ne compte que comme un avis.
Le débat est le suivant : le sort a fixé quel bouc est pour D. et quel bouc est pour le Azazel. Imaginons que l’un des boucs meure à cet instant, que fait-on ? Les ‘Hakhamim disent que l’on est obligé de reprendre deux boucs et de retirer au sort. On ne désigne aucun bouc directement. Rabbi Shimon pense que dans ce cas-là, on peut remplacer le bouc décédé par un autre franchement, sans tirage au sort.
D’après les ‘Hakhamim, et tel est l’avis majoritaire, imaginons que ce soit le Bouc Emissaire qui soit mort. Il faut ramener deux autres boucs, et tirer au sort. L’un sera désigné pour le Azazel, et remplacera le défunt, et il nous restera donc deux boucs désignés pour D. . Qu’en ferons-nous ? C’est le sujet traité par la première Mishna du sixième chapitre de Yoma. Mais un fait est clair : pour les ‘Hakhamim, on ne pourra pas remplacer le bouc défunt sans tirage au sort. Cette nécessité est tellement impérieuse que pour les ‘Hakhamim nous serons alors exposés à avoir un bouc sanctifié mais qui n’aura aucune utilité. Quoi qu’il en soit, d’après cette opinion, la question de la Guemara revient : pourquoi a-t-on besoin d’un verset pour nous dire que le Bouc Emissaire doit avoir au moins huit jours, mais le sort ne fixe que sur des animaux aptes à être offerts à D. ?
רבינא אמר כגון שהומם וחיללו על אחר.
‘Ravina dit : nous pourrons trouver un cas où pour les ‘Hakhamim il soit nécessaire d’apprendre qu’un Bouc Emissaire de moins de huit jours est disqualifié, c’est le cas où le Bouc Emissaire, une fois désigné par le sort reçoit un défaut, un Moum, qui l’invalide. Dans ce cas on le convertirait sur un autre bouc. Nous apprenons donc du verset que ce nouveau bouc se doit d’avoir huit jours au minimum.’
VII. Analyse de l’enseignement de Ravina.
Comme nous venons de le voir dans le paragraphe précédent, la Mishna nous enseigne, contrairement à l’avis de Rabbi Shimon, que si, après le tirage au sort, un des boucs meure, il faut refaire un nouveau tirage au sort pour désigner le bouc qui remplacera le défunt, quand bien même resterions nous alors avec un bouc en trop. Ravina, pour répondre à la question précédente va apporter une innovation de taille. Si le bouc désigné à aller au Azazel ne meure pas, mais reçoit un défaut qui le disqualifie pour sa fonction, on devra racheter ce bouc sur de l’argent et prendre cet argent et désigner un bouc pour le remplacer sans avoir recours à un quelconque tirage au sort et c’est pour un tel cas que le verset viendra exiger que le Bouc Emissaire ait au moins huit jours.
Quelques notions préliminaires sont nécessaires pour comprendre l’enseignement de Ravina.
La Torah nous enjoint, lorsque nous offrons un Korban au Temple, que ce Korban soit Tamim, sans défaut. La Torah (Vayikra 22, 17 et suivants) nous définit ce qui sera considéré défaut. Si d’aventure quelqu’un a voué un Korban sans défaut et que ce Korban reçoive un défaut, un Moum, il devra amener cet animal devant un Cohen qui en fera l’évaluation (Vayikra 27,11 à 13). Il convertira la sainteté de cet animal sur de l’argent (plus un cinquième de sa valeur, si c’est le propriétaire initial qui le rachète), et achètera un nouveau Korban avec cet argent. Ce nouveau Korban fait office de continuité du premier Korban.
Il y a une différence structurelle entre le cas d’un Korban qui meure, où la vocation de ce Korban se trouve annihilée, et le cas d’un Korban qui reçoit un défaut, où la vocation de ce Korban subsiste sauf que l’on ne peut l’offrir du fait de son défaut. L’argent du rachat, Pidion, donnera la possibilité d’une continuité à la vocation première de ce Korban.
C’est ce que dit Rashi sur le cas proposé par Ravina :
‘Si le Bouc Emissaire a reçu un défaut après qu’il eût été désigné par le tirage au sort, en le rachetant sur un autre il sera inutile de refaire un tirage au sort car le second bouc sera la continuité du premier’.
Nous sommes tout de même en face d’un paradoxe. En effet pour les ‘Hakhamim, comme nous venons de le voir dans le paragraphe précédent, les boucs doivent impérativement être désignés par le Goral, par le tirage au sort. Et ce tirage au sort est rédhibitoire. Par contre, dans le cas qui nous occupe, on pourra prendre n’importe quel bouc sans tirage au sort et il fera l’affaire ! Il faudra dire qu’une fois que le bouc a été désigné aléatoirement par le Goral, ce n’est pas la corporalité de la chair de ce bouc qui nous occupe, mais sa désignation, ce qu’il représente. Si ce bouc, par accident ou non, devient inapte à être offert par un défaut dans son corps, l’intention qui a porté ce bouc, et qui a été déterminée de manière aléatoire par le Goral, peut se transmettre à n’importe quel bouc. Cette innovation est fracassante[4].
Mais une grande question se pose. Pour que le cas envisagé par Ravina soit possible il nous faut admettre qu’un Bouc Emissaire qui aurait un défaut, un Moum, soit disqualifié, mais comment le savons-nous ? En effet si un Moum disqualifie un Korban, le Bouc Emissaire apparemment n’en est pas un !
C’est la question de la Guemara :
ומנא תימרא דפסיל ביה מומא ? דתניא ואשה לא תתנו מהם, אלו החלבים, אין לי אלא כולן, מקצתן מנין ? תלמוד לומר מהם. מזבח זו זריקת דמים. לה’ לרבות שעיר המשתלח.
‘Et d’où savons-nous que les défauts disqualifient le Bouc Emissaire ? Nous le savons en vertu de l’enseignement suivant : le verset dit (Vayikra 22,22) « vous ne ferez pas brûler d’entre eux (des animaux possédants des défauts) sur l’autel à D. ». « Brûler », ce mot nous enseigne que si l’on met à brûler des graisses de Korban sur l’autel du Temple, ce Korban doit être sans défaut. « D’entre eux », j’apprends de ce mot que même une petite quantité de graisse[5] d’un animal possédant un défaut sera prohibée. « Sur l’autel », j’apprends de ce mot que même verser du sang sur la base de l’autel sera prohibé d’un animal possédant un défaut. « A D. », j’apprends de ce mot que même le Bouc Emissaire ne doit posséder aucun défaut.’
Là encore, de l’insistance du verset disant « à D. », nous apprenons que le Bouc Emissaire ne doit posséder aucun défaut, nonobstant le fait qu’il ne soit pas un sacrifice à D., une offrande à D. proprement dite.
Nous voyons pour la seconde fois que les Maîtres de notre Tradition dénichent dans les recoins des versets que le Bouc Emissaire sera appelé d’une manière ou d’une autre « à D. ».
VIII. Réponse de Rava.
La question posée plus haut était : d’après l’avis des ‘Hakhamim selon lesquels, si le Bouc Emissaire meure, il faudra retirer au sort pour en désigner un à nouveau, alors pourquoi a-t-on besoin d’apprendre d’un verset qu’un Bouc Emissaire de moins de huit jours est inapte au service, mais il doit d’office avoir huit jours pour pouvoir être apte au tirage au sort ?
Nous venons de voir la réponse de Ravina à cette question.
Rava va en donner une autre réponse (Yoma 64a) :
רבא אמר כגון שהיה לו חולה בתוך ביתו ושחט אמו ביום הכפורים.
‘Rava dit : nous pouvons trouver l’utilité d’un verset pour nous exiger spécifiquement que le Bouc Emissaire doive avoir un temps imparti pour le cas où celui qui a vendu le bouc sur lequel est sorti le sort pour le Azazel a un malade dans sa maison et qu’il ait fait l’abattage rituel, la She’hita, de la mère de ce bouc (pour donner à manger d’urgence à ce malade), et que de ce fait le Bouc Emissaire se trouverait donc empêché d’être envoyé au Azazel.’
Evidemment cette réponse de Rava nécessite explication.
Deux notions préliminaires sont nécessaires pour comprendre l’enseignement de Rava.
Premièrement, il est interdit de faire un abattage rituel, une She’hita, d’un animal les jours de Shabbat et de Yom Kippour. Cependant si pour sauver une vie il est impérieux de donner à manger de la viande à un malade, et que pour ce faire il faille abattre un animal en lui faisant la She’hita, ce sera un devoir de la Torah de faire cette She’hita même à Shabbat, même à Yom Kippour.
Deuxièmement, si l’on a fait la She’hita d’une mère un jour, il sera prohibé par la Torah d’effectuer la She’hita du petit de cet animal le même jour. Il faudra attendre le lendemain.
Rava envisage donc pour répondre à la question de la Guemara le cas où, après que l’on ait tiré au sort et que le Bouc Emissaire ait été désigné, la personne qui a vendu ce bouc au Temple a un malade en état grave à la maison et que les experts disent qu’il lui faut de toute urgence manger de la viande. Or nous sommes le jour de Yom Kippour et le seul animal disponible qu’ait cette personne est la mère du Bouc Emissaire. Le vendeur du bouc fait l’abattage rituel de la mère et donc tout d’un coup il devient impossible d’envoyer le Bouc Emissaire au Azazel.
Telle est la réponse de Rava. Une avalanche de questions nous tombe dessus.
Premièrement on ne parle pas ici de l’exigence de la Torah que le Bouc Emissaire ait huit jours minimum. Quel rapport y a-t-il entre le sujet qui nous occupe et l’interdit de faire la She’hita de la mère et de son enfant le même jour ?
Rashi répond à cette question : ‘Si nous avons appris d’un verset spécifique que le Bouc Emissaire doit avoir au minimum huit jours pour être désigné cela signifie que le concept de Me’houssar Zman s’applique au Bouc Emissaire. C’est-à-dire que le Bouc Emissaire doit rentrer d’en un temps imparti. Donc si l’a Torah nous dit qu’il est prohibé d’abattre rituellement un animal le même jour que sa mère, cela aura comme impact que si la mère a été abattue rituellement, peu en importe la raison, cela empêchera de pouvoir envoyer le Bouc au Azazel.’
Seconde question, et ce sera la question de la Guemara :
וכי האי גוונא מי אסיר ? לא תשחטו אמר רחמנא והא לאו שחיטה היא !
‘Mais où y a-t-il un interdit ? Le verset de la Torah stipule (Vayikra 22,28) « lui[6] et son petit tu ne feras pas la She’hita, l’abattage rituel, le même jour », or dans le cas qui nous occupe, on le jette de la falaise, où y a-t-il une She’hita ?’
Rava nous dit que nous pouvons trouver le cas où l’interdit de Me’houssar Zman pourrait s’appliquer au Bouc Emissaire, ce serait le cas où par extraordinaire on aurait fait la She’hita à la mère du Bouc Emissaire. Le verset viendrait nous dire alors qu’il serait interdit d’envoyer le petit au Azazel, et de le jeter du haut de la falaise, mais ce n’est nullement une She’hita !
Pour apprécier cette question il est nécessaire de savoir que l’interdit de faire la She’hita à la mère et à l’enfant le même jour ne s’applique que si effectivement l’on fait une She’hita, mais si l’on tue simplement l’animal sans faire de She’hita en bonne et due forme l’interdit ne s’applique pas (Mishna dans le Traité ‘Houlin cinquième chapitre 81b). D’où la question cinglante : mais si l’on a fait la She’hita de la mère, en quoi cela invalide-t-il de jeter le petit du haut de la falaise ?
La Guemara répond :
הא אמרי במערבא דחייתו לצוק זו היא שחיטתו.
‘Les Maîtres d’Erets Israël disent : le fait de le jeter sur les rochers c’est sa She’hita à lui.’
C’est-à-dire que pour comprendre la réponse de Rava il faut admettre que pousser le Bouc du haut de la falaise est considéré comme étant un mode de She’hita, en tout cas relativement au Bouc Emissaire.
IX. Analyse de la réponse de Rava.
Reprenons le raisonnement de la Guemara. La Guemara a rapporté que l’on apprend d’un verset que l’interdit de Me’houssar Zman s’applique au Bouc Emissaire, c’est-à-dire qu’il est interdit et non recevable d’apporter un Bouc Emissaire qui aurait moins de huit jours.
La Guemara demande : mais qu’avons-nous besoin d’un verset pour invalider un tel Bouc, de toute façon lors du tirage au sort il faut que les boucs soient fondamentalement aptes à être choisis pour être offert à D. en Korban ?
Première réponse : l’enseignement qui inclut spécifiquement le Bouc Emissaire par rapport à l’interdit de Me’houssar Zman va d’après l’avis de Rabbi Shimon, qui permet de prendre un bouc sans tirage au sort si l’un des deux vient à mourir.
Seconde réponse, celle de Ravina : même d’après les détracteurs de Rabbi Shimon, si le Bouc Emissaire reçut un défaut qui l’invalide et que l’on pourra prendre un nouveau bouc sans tirage au sort, le verset viendra pour ce cas. Cette explication sous-entend qu’un défaut invalide le Bouc Emissaire.
Rava vient donner une troisième réponse : nous pouvons dire que le verset qui invalide la notion de Me’houssar Zman pour le Bouc Emissaire vient pour le cas où l’on a fait l’abattage rituel de la mère de ce bouc juste après qu’il ait été désigné comme Bouc Emissaire par le tirage au sort. Comme nous venons d’apprendre du verset que l’interdit d’offrir un animal à D. de moins de huit jours s’applique au Bouc Emissaire, de fait nous en déduirons qu’il sera prohibé d’offrir un Bouc Emissaire dont la mère vient d’être abattue, ces deux notions procédant du même principe.
Là-dessus, nous nous interloquons, et le Talmud aussi s’interloque :
Mais l’interdit est d’abattre la mère et le petit le jour même d’un abattage qui aurait un statut de She’hita ! Si l’on tue au pistolet par exemple la mère, il n’y a aucun interdit d’abattre le petit, ou de lui faire la She’hita ! Or ici le sujet est de jeter le petit du haut de la falaise ! En quoi avoir fait la She’hita à la mère invaliderait de jeter le petit de la falaise ?
La Guemara répond aux nom des Maîtres de la terre d’Israël :
‘Jeter le Bouc Emissaire du haut de la falaise sera considéré comme étant sa She’hita.’
Nous tenons à mettre en relief l’anomalie qu’il y a dans cette réponse de Rava. Quels sont ses prémices de pensée qui lui ont permis de donner une telle réponse ? D’où vient cette assertion des Maîtres de la terre d’Israël ? Et là nous allons rentrer dans le cœur de notre sujet.
Il y a plusieurs manières de répondre à notre question.
La manière la plus aisée est de dire que si Rava donne une nouvelle réponse à la question de la Guemara c’est qu’il s’oppose aux réponses précédentes.
Nous pouvons comprendre la limite de la première réponse en cela qu’elle ne rend compte du verset que d’après Rabbi Shimon. Mais pourquoi Rava s’opposerait-il à la réponse de Ravina ? Rav Israël Méïr Kagan, le ‘Hafets ‘Haïm, dans son commentaire Zéva’h Toda (notes sur son livre Likouté Halakhot sur notre Guemara de Yoma) suggère à raison de dire que si l’on apprend qu’un défaut physique invalide le Bouc Emissaire, raison de plus que l’interdit de Me’houssar Zman, de moins de huit jours, l’invalidera, donc si la Torah rend prohibé un Bouc Emissaire qui n’a pas le temps imparti ce sera pour quel cas (puisque de toute façon nous le savons de part ailleurs ) ?
Rava pensera donc que le verset qui invalide un Bouc Emissaire qui n’a pas le temps imparti vient nous enseigner une notion sous-entendue nouvelle : que si l’on a abattu la mère, le Bouc Emissaire est invalidé. A quel titre ? Au titre que l’envoyer du haut de la falaise sera considéré comme une She’hita ! En résumé, selon cette démarche, finalement le verset vient nous enseigner de manière sous-entendue mais certaine qu’envoyer le Bouc Emissaire du haut de la falaise est un mode de She’hita relatif au service de Yom Kippour.
Cette démarche, heureuse au niveau du Pilpoul de la Guemara, a deux défauts. Premièrement, on a l’impression en lisant la Guemara que cette notion de דחייתו לצוק זו היא שחיטתו, ‘le jeter du haut de la falaise est son mode de She’hita’, n’est pas une trouvaille de Rava mais un enseignement connu de part ailleurs. Deuxièmement, il est difficile de dire que Rava s’opposerait à Ravina car au niveau chronologique Rava est antérieur à Ravina.
Le Rithva, Rabbi Yom Tov ben Avshili, dans ses ‘Hidoushim dit que c’est une notion reçue par Tradition Orale.
Certains commentateurs (Zeva’h Toda de Rav Israël Méïr Kagan) proposent une troisième lecture en disant que la notion de ‘le jeter du haut de la falaise est son mode de She’hita’ est une Svara Pshouta, ‘une compréhension évidente’. C’est-à-dire que pour nos Maîtres ce serait évident que le fait de jeter le Bouc de la falaise reviendrait à un mode de She’hita.
Trois démarches : soit dire que cette notion s’impose par une lecture approfondie du verset relatif à la notion de Me’houssar Zman qui s’appliquerait au Bouc Emissaire, soit que l’on aurait appris cette notion par Tradition Orale, soit qu’en fait cela s’imposerait par réflexion évidente sur le sujet.
X. דחייתו לצוק זו היא שחיטתו, ‘le jeter de la falaise est sa She’hita à lui’.
Quelle que soit la démarche envisagée par nos Maîtres pour rendre compte de la réponse de Rava, il ressortira que jeter le Bouc Emissaire du haut de la falaise participe de manière structurelle du service du Bouc Emissaire. Or cela nous interpelle car cela ne ressort pas de manière évidente de la lecture simple des versets de la Parashat A’haré Mot relatifs au service de Yom Kippour.
Prenons les versets :
Vayikra 16,10 :
והשעיר אשר עלה עליו הגורל לעזאזל יעמד חי לפני ה’ לכפר עליו לשלח אותו לעזאזל המדברה.
‘Et le bouc sur lequel le sort sera monté pour le Azazel sera tenu vivant devant D. pour faire expiation sur lui pour l’envoyer au Azazel dans le désert’
La lecture première du verset laisse entendre que ce fameux bouc est simplement envoyé dans le désert, et qu’il errera vers les forces maléfiques appelées Azazel.
Rashi, rapportant la Tradition de nos Maîtres dans le Torat Cohanim, analyse le verset :
‘Sera tenu vivant. Que vient nous enseigner cette expression ? En fait lorsque le verset dit : « pour l’envoyer au Azazel dans le désert », je suis incapable de savoir si on l’envoie à la vie ou à la mort. C’est pourquoi le verset précise : « il sera tenu vivant ». Il sera tenu vivant jusqu’à ce qu’on l’envoie dans le désert à la mort. ‘
De même dans son commentaire sur le verset 8, Rashi, rapportant la Guemara dans Yoma 67b, explique ainsi le terme Azazel :
‘Azazel : C’est une montagne abrupte et escarpée, un rocher élevé, comme dit le verset plus loin (verset 22) « en une contrée aride », coupante, brisée.’
Rashi, se basant sur l’enseignement de nos Maîtres, nuance fortement le sens obvie du texte. Le verset 22 dit :
ונשא השעיר עליו את כל עונותם אל ארץ גזרה ושלח את השעיר במדבר.
‘Le bouc portera toutes leurs fautes vers une terre aride, et il enverra le bouc dans le désert.’
On dirait que le bouc est envoyé simplement pour qu’il vadrouille dans le désert. Nos Maîtres expliquent : ‘une terre aride’, le mot Guezéra signifie ‘coupée, abrupte’, une falaise du haut de laquelle il sera jeté.
XI. Synthèse.
La Torah demande que le Cohen Gadol, en ce jour solennel de Yom Kippour, prenne deux boucs achetés avec l’argent de la communauté, et tire au sort. L’un sera désigné pour être offert en Korban au sein du Temple, et du Saint des Saints, et l’autre sera désigné pour être envoyé au Azazel dans le désert.
Des détails de notre étude il ressort que bien qu’évidemment ce Bouc au Azazel ne soit pas un Korban, un sacrifice, à D. proprement dit, néanmoins il sera appelé « à D. », et aura de nombreuses caractéristiques d’offrande à D., à tel point que le fait de le jeter du haut de la falaise sera considéré comme un protocole précis et d’ordre juridique comme une sorte d’abattage rituel. Nous sommes bien loin d’une sorte de paganisme débridé et satanique. Nous pouvons alors nous demander quelle est la fonction précise du Goral, du tirage au sort, et du Bouc Emissaire proprement dit.
Seconde partie : quelle est la fonction du tirage au sort ?
I. Quelle est la fonction du tirage au sort, du Goral, et quelle est la fonction du Bouc Emissaire ? Première ébauche.
Longtemps nous avons eu une certaine lecture du tirage au sort de Kippour, mais les éléments que nous avons mis à jour petit à petit à partir de la Sougia du Traité Yoma (63b et 64a) nous forcent à relire notre conception première.
Dans un premier temps nous allons apporter la lecture que nous avions du tirage au sort, et nous montrerons en quoi le travail patient que nous avons effectué nous forcera à chercher de nouvelles pistes.
Nous avons trouvé dans les Drashot HaTsla’h[7], de Rabbi Yé’hezkel Landau[8], une explication particulièrement bien formulée d’une certaine approche du tirage au sort des boucs à Yom Kippour. Nous en donnons notre traduction (extrait du Droush 30 de Kol Nidré) :
‘A Yom Kippour on apporte deux boucs, et l’on met sur eux deux lots, un lot pour D. et un lot pour le Azazel. Mais on ne peut qu’être étonné : sont-ils tellement amis pour qu’on ne puisse les départager que par un tirage au sort ? Et justement nos Maîtres enseignent (Yoma 63b) que le sort ne fixe le bouc pour le Azazel que si fondamentalement il est apte à être destiné à D. ! N’est-ce pas étonnant[9] ?
L’homme est créé de deux éléments, la matière et la forme[10], qui sont le corps et l’âme, la Neshama.
La Neshama est une part divine qui vient du haut, taillée à partir du Trône de Gloire, et le corps son fondement vient d’une goutte putride mélangée avec le sang menstruel, et de là l’enfant est formé. La matière est attirée après ce qui est de l’ordre du matériel, tous les désirs de ce monde-ci. Et l’âme, sa racine vient d’un lieu Kadosh, saint, tout son désir et son aspiration sont vers le lieu dont elle est taillée. Et c’est du fait de la Neshama que l’homme, Adam[11], est appelé ainsi, comme dit le verset (Yeshaya 14,14) « Adamé LaElion », « je ressemblerai au Très Haut », mais du fait de la matière, quelle différence y a-t-il entre l’homme et l’animal ? C’est pourquoi les impies ressemblent aux animaux car, chez eux, le principal c’est la matière. On ne peut s’imaginer que le but de l’homme soit de rester ainsi écartelé, que la matière reste dans son animalité et que l’âme reste dans son détachement, car l’homme est créé pour qu’il unisse ces deux composantes. Le juste, le Tsadik, méritera de sanctifier aussi sa composante animale, qu’elle se purifie et s’unisse avec la Neshama, comme Moshé notre Maître et Eliahou qui sont montés avec leurs corps dans le ciel, et d’autres nombreux qui sont entrés vivants dans le jardin d’Eden, de Délice. Et des impies véritables, des Reshaïm, ont détruits leurs âmes, jusqu’à ce qu’elles soient entièrement enfoncées dans des lieux d’impureté. En fait tout est dans la main de l’homme de pencher dans le sens de sa volonté.
C’est pourquoi à Yom Kippour on tire au sort pour t’enseigner et te dire que tu ne dois pas t’imaginer que tu ne puisses pas te transformer en matière brutale ! Si, c’est possible ! Tu peux devenir entièrement matérialité ! Il est possible que la part due à D. tombe au Azazel, comme ces impies qui détruisent leurs âmes. Et cela t’enseigne qu’il est possible aussi que la part dévolue au Azazel aille vers D., et telle est l’attitude des Tsadikim, des justes, dont la matière s’affine et se sanctifie et se séparent des désirs de ce monde-ci. Pas comme ce que nous faisons, nous dont le principal de l’investissement est la recherche des pulsions de ce monde, de manger des plats gras, de passer du bon temps dans des repas avec des amis, des relations sexuelles prohibées et dégoutantes. Malheur, où en sommes-nous ?’
II. Développement à partir de la démarche de Rabbi Yé’hezkel Landau.
Le tirage au sort nous enseigne que la déchéance est possible. Ne dis pas que tu es quelqu’un de bien, d’éduqué, de civilisé ! Tu peux devenir un Azazel. De même il est possible aussi de devenir Tsadik, c’est possible.
Souvent on est désarçonné devant la découverte des turpitudes humaines : mais comment c’est possible ? Sache que c’est possible.
Mais qu’il y ait un Tsadik, c’est aussi possible.
Tu es libre. On n’est pas obligé de fauter. Et l’homme peut être grand.
Tout tient à un coup de dés.
Mais quel est le lien entre cet enseignement terrible et le jour de Yom Kippour ? Cette question nous forcera à rechercher quelle est la spécificité du jour de Yom Kippour.
III. Quelle est la spécificité du jour de Yom Kippour ? Traité Taanit 26b et 30b.
Mishna dans le quatrième chapitre du Traité Taanit, Taanit 26b :
לא היו ימים טובים לישראל כחמשה עשר באב וכיום הכפורים.
‘Il n’y avait pas de jours de fêtes pour le peuple d’Israël (à l’époque du Temple) comme le quinze du mois de Av et comme le jour de Yom Kippour.’
Guemara afférente (Taanit 30b) :
בשלמא יום הכפורים משום דאית ביה סליחה ומחילה, יום שנתנו בו לוחות האחרונות, אבל חמשה עשר באב מאי היא ?
‘Nous comprenons aisément que le jour de Yom Kippour ait été au temps du Temple un jour de joie exceptionnel, car c’est un jour de pardon, c’est le jour où les dernières Tables ont été données, mais le quinze du jour de Av correspond à quoi ?’
Ce passage de la Guemara nous révèle un secret : Yom Kippour est le jour du don des Secondes Tables de la Loi, les premières ayant été brisées par Moshé à la suite de la faute du Veau d’Or.
Rashi, dans son commentaire sur cette Guemara, va nous donner les détails et les sources précises à cette affirmation de la Guemara (nous en donnons notre traduction) :
‘Jour où les dernières Tables ont été données. Le 17 du mois de Tamouz Moshé est descendu de la montagne de Sinaï pour la première fois et brisa les Tables (voyant les enfants d’Israël faire un culte au Veau en Or). Le 18 Tamouz il pila le Veau d’Or et jugea les fauteurs. Il monta sur la montagne ce jour même et y resta quatre-vingt jours. Quarante jours il se tint en Tefila, en prière, comme dit le verset (Devarim 9,18) « Je me jetai devant D. quarante jours et quarante nuits ». Et ensuite à nouveau quarante jours. Calcule donc : du 17 Tamouz à Yom Kippour, le 10 Tishri, il y a quatre-vingt jours. Douze jours qui restent du mois de Tamouz (du 17 au 29), car Tamouz de cette année était défectueux (mois de 29 jours). Trente jours du mois de Av (qui est complet, de 30 jours). Vingt-neuf jours du mois de Eloul (mois défectueux). Nous en sommes à soixante et onze. S’ajoutent neuf jours du mois de Tishri, cela fait donc quatre-vingt. La nuit du jeûne s’additionne, étant donné que la nuit du 18 Tamouz n’était bien évidemment pas dans le compte puisqu’il est monté dans cette nuit. Moshé est donc descendu à la fin des quatre-vingt jours de manière extrêmement précise le matin du 10 Tishri. Et ce jour a été fixé comme jour de Pardon, Yom Kippour, pour nous dire que D. a pardonné, et est revenu du châtiment qu’il avait décidé d’abattre sur Son peuple. C’est pourquoi le jour de jeûne de Kippour, jour d’expiation, est le dix du mois de Tishri. Ainsi ai-je entendu l’explication.’
Rashi sur la Torah, Devarim 9,18, reprend cette explication et ce calcul, prouvant que le 10 Tishri, date de Yom Kippour, est en fait le don des secondes Tables de la Loi.
Nous ne pouvons qu’exprimer notre stupéfaction ! En effet, Yom Kippour, jour central de la vie juive, pour certains même Le jour de l’année juive, ne trouve sa signification véritable que dans une ligne dans un traité Talmudique dont le sujet principal n’est même pas le jour de Kippour ! Pas un mot, ni dans les versets de la Torah qui appellent ce jour Yom Kippourim, ‘jour d’expiation’, mais sans en expliquer l’origine, ni dans l’énorme Traité Talmudique relatif à Yom Kippour, le Traité Yoma.
Nous pouvons expliquer que les Secondes Tables de la Loi représentent la dimension de la Tradition Orale, de la Torah acquise par le labeur et par le travail intime. C’est pourquoi, proposons-nous de dire, la perception de la juste dimension de Kippour est entièrement au niveau de la transmission orale, comme dit Rashi : ‘ainsi ai-je entendu’.
Le Midrash Tan’houma[12] (Parashat MiKets) synthétise en quelques mots ce que nous venons de découvrir :
אין קשה מעין הרע, וכן אתה מוצא בלוחות הראשונות, על ידי שניתנו בגדולה נשתברו, שנאמר וכל העם רואים את הקולות. אבל הלוחות השניים כשניתנו, לא ראה אותם אלא משה, שנאמר ואיש לא יעלה עמך וגם איש אל אל ירא בכל ההר.
‘Il n’y a pas pire que le mauvais œil[13]. Regarde, les premières Tables de la loi qui ont été donnée avec faste ont été brisées, comme dit le verset (Shemot 20,18) « Et tout le peuple vit les voix ». Par contre les secondes Tables, lorsqu’elles furent données, il n’y eu que Moshé pour les voir, comme dit le verset (Shemot 34,3) « Et que personne ne monte avec toi, et qu’on ne voit personne sur toute la montagne ! ».’
Quoi qu’il en soit, Kippour est un nouveau jour de réception de la Torah, réception dans l’intime et la discrétion, mais réception de la Torah tout de même. Nous pouvons même ajouter, et nous allons le prouver, que telle est la spécificité de Yom Kippour : jour de réception de la Torah dans l’intimité.
IV. Yom Kippour est un jour de réception de la Torah, réception des secondes Tables de la Loi. Quelles sont les qualités requises pour recevoir la Torah ? Première partie.
Répondre à cette question nécessite un travail fourni que nous exposerons sur plusieurs paragraphes.
Un verset célèbre de la Torah (Parashat Baalotékha Bamidbar 12,3) nous enseigne :
והאיש משה ענו מאוד מכל האדם אשר על פני האדמה.
‘Et l’homme Moshé est très humble, plus que tout homme à la face de la terre.’
Evidemment, ce verset est magnifique[14], mais nous pouvons nous demander : comment est-ce possible que cet homme qui a défié la plus grande puissance de l’époque, qui a sorti un peuple entier de l’esclavage, qui parle avec le Créateur, qui a donné la Torah, nourrit un peuple entier dans le désert, qui a cassé les Tables de la Loi aux yeux de tout Israël, soit qualifié de particulièrement humble, d’exceptionnellement humble ?
Analysons les qualités requises pour recevoir la Torah à partir d’un commentaire de Rabbi Tsadok HaCohen dans son ouvrage Peri Tsadik Maamar sur le mois de Mar ‘Heshvan. Nous ne rapporterons pas la traduction de ce commentaire, mais ce qui nous semble pertinent d’en tirer pour ce qui concerne notre sujet.
La Guemara Traité ‘Houlin 139b :
משה מן התורה מנין ?
‘D’où voyons-nous Moshé dans la Torah ? ‘
בשגם הוא בשר.
‘Il est écrit dans la Torah (Béréshit 6,3) « BaShaGam Hou Bassar ».’ Rashi explique : ‘BaShaGam en valeur numérique correspond à 345, valeur numérique du nom de Moshé.’
De quoi s’agit-il ?
Rashi explique ainsi la question de la Guemara : ‘D’où voyons-nous dans la Torah une allusion que Moshé viendrait avant qu’il ne vienne ? ‘
Là-dessus la Guemara répond qu’au cœur de l’histoire du Déluge nous trouvons l’expression ‘Parce qu’en fait il est chair’, ‘Parce qu’en fait’ se dit BaShagam en hébreu et la valeur numérique de ce mot est 345 comme la valeur numérique du nom de Moshé’.
Regardons ce verset (Béréshit 6,3) dans son contexte :
ויהי כי החל האדם לרוב על פני האדמה ובנות יולדו להם.
‘Ce fut lorsque l’homme a commencé à se multiplier sur la face de la terre et que des filles leur naquirent.’
ויראו בני האלקים את בנות האדם כי טובות הנה ויקחו להם נשים מכל אשר בחרו.
‘Les fils de D., Bené Elokim, virent les filles de l’homme qu’elles sont bonnes, et ils prirent des femmes de tout ce qu’ils choisirent.’
Comment expliquer ces versets au niveau simple ? Qui sont ces fils de D., Bené Elokim ?
Rashi explique que le terme Elohim ne désigne pas D. mais signifie de manière plus générale le seigneur, le maître, le juge, celui qui a une autorité. Le verset voudrait donc dire (et ainsi l’explique le Ramban) :
les juges, à qui reviendrait de faire la justice et de l’appliquer, leurs propres fils faisaient mille forfaits au vu et su de tous, et nul ne réagissait.
Rabbi Yéouda HaLévy dans la première partie de son livre HaKouzari (paragraphe 95) explique que D. créa l’homme premier, Adam, apte à recevoir toutes les sciences et à se lier au divin et en recevoir la parole. Cette dimension est appelée Ben Elokim, ‘fils de D.’ en cela qu’il a à voir avec le divin. Peu de ses descendants transmirent cette dimension. Nous donnons notre traduction de ce passage du Kouzari :
‘Adam mit au monde des garçons et des filles. Mais seul Abel était apte à suivre le chemin d’Adam et d’avoir sa dimension spirituelle. Il lui ressemblait. Et lorsque Caïn son frère le tua, justement par jalousie pour sa grandeur spirituelle, D. donna à Adam Shèt à la place d’Abel. Celui-ci ressemblait à Adam, il était si l’on peut dire le trésor et le cœur de l’humanité, le reste étant comme une écorce par rapport au fruit. Le trésor parmi ses fils était Enosh, et ainsi de suite jusqu’à No’ah, Noé. Cette descendance d’élite était comme le cœur et la base de leurs générations. Grands physiquement et en dimension morale, grands dans leurs connaissances, ils ressemblaient à Adam, le premier homme. La Torah les appellent Bené Elokim, « fils de D. ».’
En résumé, à la suite de l’assassinat d’Abel par Caïn, l’humanité d’alors était partagée en deux familles : les descendants de Caïn, qui s’étaient écartés de cette transmission de la dimension d’Adam, de cette dimension divine si nous pouvons nous exprimer ainsi, et les descendants de Shèt qui transmettaient cette dimension appelée divine.
Plusieurs grands commentateurs vont expliquer nos versets sur cette base (en particulier Rabbi Asher ben Ye’hiel, le Rosh, rapporté dans Hadar Zékénim, commentaires des Baalé HaTossefot). Les fils de D., les descendants de Shèt, qui depuis le début ne se mélangeaient pas avec la descendance de Caïn, qui s’étaient écartés de la transmission divine, appelés ici les fils de l’homme, commencèrent à prendre des femmes selon ce qui leur plaisaient, et peu importe si elles ne participent pas de la dimension divine.
Selon cette explication, la suite du verset prendra tout son relief transhistorique !
ויראו בני האלקים את בנות האדם כי טובות הנה ויקחו להם נשים מכל אשר בחרו.
‘Les fils de D., Bené Elokim, virent les filles de l’homme qu’elles sont bonnes, et ils prirent des femmes de tout ce qu’ils choisirent.’
Que signifie l’expression ‘les filles de l’homme qu’elles étaient bonnes’ ?
Rashi relève qu’il y a une différence entre l’écriture et la prononciation. Le mot ‘bonnes’, Tovot, est écrit de manière défectueuse : Tavat, sans les lettres Vav qui donnent ce que nous prononçons Tovot.
Rashi rapporte le Midrash Rabba (Béréshit Rabba chapitre 26,§5) :
‘Rabbi Yodan dit : il est écrit Tavat et on prononce Tovot, c’est-à-dire que lorsque la mariée se faisait belle pour rentrer sous le dais nuptial, le seigneur (Elokim) venait et appliquait un droit de cuissage’.
Rashi suit sa démarche comme quoi la dégénérescence venait de l’irresponsabilité des juges, de ceux à qui incombe la tenue spirituelle de la génération. Toutefois, la remarque de l’anomalie textuelle, le fait que le mot ‘bonnes’ soit écrit dans le texte de manière défectueuse, nous laisse entendre que le côté ‘bon’ n’était pas intrinsèque, mais superficiel, comme une femme qui n’est pas spécialement belle et qui se fait belle. Regarde comme je suis belle !
Nous pourrons ainsi transposer cette explication du Midrash Rabba, rapportée par Rashi, dans la seconde explication que nous avons rapportée au nom du Rosh :
Les fils de Shèt, appelés ‘fils de D.’ virent les filles de l’homme qu’elles se faisaient belles’. Les filles de Caïn venaient de familles qui ne participaient pas de la dimension divine héritée du premier homme, Adam. Mais elles se faisaient belles, bonnes. Il y eut une catastrophe : les hommes commencèrent à se marier selon ce qu’ils voyaient : elle me parait belle, elle me parait bonne. C’est le début du mariage d’amour[15]. On ne cherche pas les qualités intrinsèques, mais l’apparence. Et là est la base de toute dégradation spirituelle.
‘Et ils prirent des femmes de tout ce qu’ils choisirent.’
Rashi explique :
‘De tout ce qu’ils choisirent : même femme mariée, même un mâle, même un animal’.
Eh bien oui, si déjà ce qui est moteur chez moi c’est ce qui me plait, ce que l’on pourrait appeler ‘l’amour’, alors pourquoi ne serais-je pas attiré par une femme mariée ? Ou bien par un autre homme ? Et pourquoi pas un animal ? C’est tellement mignon les animaux ! C’est même plus fidèle que les êtres humains, nettement moins compliqués et plus affectueux !
Verset suivant :
ויאמר ה’ לא ידון רוחי באדם לעולם בשגם הוא בשר והיו ימיו מאה ועשרים.
Il nous est très malaisé de donner une première traduction de ce verset. Faisons quelques travaux d’approche.
V. Plusieurs démarches pour rendre compte du verset (Béréshit 6,3) .
Rashi explique ce verset de la manière suivante :
‘D. dit: je ne me disputerai pas trop longtemps au sujet de l’homme pour savoir si je le détruis ou non, quand bien même est-il chair, et qu’il pourrait être humble devant moi. Je lui donne un délai de cent-vingt ans pour se reprendre. S’il se reprend, c’est bien. Sinon, j’amène sur eux le déluge.’ Rashi ajoute : ‘les Midrashim abondent pour expliquer ce verset mais telle est la finesse de son sens littéral.’
D’après Rashi, il faudra traduire le verset ainsi :
‘D. dit : je ne me disputerai pas au sujet de l’homme trop longtemps, quand bien même est-il chair, et ses jours seront de cent-vingt ans de répit.’
Onkelos traduit en araméen de la manière suivante :
‘D. dit : cette génération mauvaise ne tiendra pas devant Moi longtemps car ils sont chair, et leurs actes sont mauvais, je leur donne un répit de cent-vingt ans, peut-être se reprendront-ils.’
Ces deux premières explications traduisent le terme לא ידון רוחי, Lo Yadon Rou’hi, comme une dérivée de la racine Din qui signifie ‘juger’, ou Madon qui signifie ‘dispute’, sens proches l’un de l’autre.
Rabbi Avraham ibn Ezra relie le terme Yadon de la racine Nedan qui signifie ‘un étui’. Le sens du verset sera alors le suivant :
‘D. dit : mon souffle n’animera plus l’homme pour une longue durée car lui aussi (le souffle divin qui est en l’homme) devient chair. Ses jours ne seront plus que de cent-vingt ans (c’est-à-dire que l’homme ne sera le réceptacle du souffle de D. qu’un temps plus limité, de manière que ce souffle divin ne se transforme pas en corporalité, en chair, n’ayant pas peur de la mort).’
VI. BaShaGam, en valeur numérique 345, comme Moshé. Traité ‘Houlin 139b.
Nous sommes donc arrivés au verset qui nous présente le summum de l’homme qui déchoit de sa mission, et du dilemme auquel le Créateur de toute chose se confronte : que faire de Sa créature ?
Par ce qu’en fait il est chair, ou bien selon la troisième explication, le souffle divin insufflé en l’homme se pervertit et devient lui-même corporalité et bassesse : lui aussi devient chair. Que faire ?
Reprenons la question initiale de la Guemara :
‘D’où voyons-nous Moshé dans la Torah ? Il est écrit dans Béréshit BaShaGam Hou Bassar, « et en fait il est chair ».’
Rashi : ‘BaShaGam a la même valeur numérique que Moshé, 345. Et d’ailleurs les cent-vingt ans mentionnés dans ce verset font allusion aux cent-vingt ans de la vie de Moshé.’
Qu’est-ce que nos Maîtres viennent ici nous enseigner ? Où y a-t-il une quelconque présence de quelque chose qui aurait à voir avec Moshé notre Maître dans ce passage décrivant la déchéance humaine ?
Le Peri Tsadik cité plus haut synthétise le sujet en quelques mots :
דדור המבול היו ראוים לקבלת התורה שאז היה נשמת משה רבינו כמו מרמז בגמרא חולין קל »ט ע »א משה מן התורה מנין בשגם גמטריא משה וכך כתוב מפורש בזהר הקדוש חלק ג’ דף רט »ז ע »ב דעתיד הוה משה לקבלא אורייתא בדרא דטופנא.
‘Car la génération du Déluge était apte à recevoir la Torah car il s’y trouvait l’âme de Moshé notre Maître comme cela est en allusion dans la Guemara du Traité ‘Houlin 139a, et cela est encore plus explicite dans le Saint Zohar (troisième partie 216b) « car Moshé devait recevoir la Torah dans la génération du Déluge ».’
Le Zohar, rapporté par Rabbi Tsadok HaCohen, ajoute un élément de compréhension par rapport à la Guemara du Talmud de Babylone dans le Traité ‘Houlin : le fait que la génération du Déluge était apte à recevoir la Torah, enseignement souligné par le fait que le nom de Moshé soit en allusion au cœur de cet événement catastrophique.
Mais en quoi cette génération était-elle apte à recevoir la Torah ? Et que nous apporte cet enseignement kabbalistique qui nous dit que l’âme de Moshé notre Maître se trouvait au cœur de cette catastrophe ?
VII. Proposition d’explication. Synthèse.
Nous proposons d’expliquer que ces enseignements étranges viennent en fait nous enseigner les qualités requises pour recevoir la Torah. La génération de la débauche et de la déchéance humaine était La génération apte à recevoir la Torah.
Nous pouvons reprendre l’ensemble de notre étude.
Le BaShagam, le ‘parce qu’en fait’, ou ‘parce que aussi’, il est chair, est à la base de la réception de la Torah.
Si je me fais des illusions sur moi-même, si je pense que je suis un être moral, fondamentalement honnête, pétris de valeurs morales et d’humanité, la Torah est hors sujet pour moi, obsolète.
Au moment où je me rends compte qu’avec tout cela, je suis chair, au moment où je perçois qu’il est possible que le souffle divin qui anime tout homme puisse se dévoyer et devenir lui-même chair alors il est possible de recevoir la Torah.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Reprenons le sujet central de notre étude, le tirage au sort des deux boucs.
Nous avons prouvé au début du sixième paragraphe de la première partie de l’étude présente que les deux boucs doivent être identiques avant le tirage au sort car fondamentalement c’est le tirage au sort qui va fixer quel bouc sera destiné à D. et lequel sera destiné au Azazel. Chaque bouc potentiellement pourrait aller à D. ou pourrait aller au Azazel.
Comment rendre compte de ce tirage au sort ?
Il nous semble qu’un enseignement de Rambam dans les lois relatives à la Teshouva peut nous apporter des éléments de compréhension.
VIII. Rambam, première Hala’ha du second chapitre des lois relatives à la Teshouva, repentir.
אי זו היא תשובה גמורה ? זה שבא לידו דבר שעבר בו ואפשר בידו לעשותו ופירש ולא עשה מפני התשובה, לא מיראה ולא מכשלון כח. כיצד ? הרי שבא על אשה בעבירה ולאחר זמן נתייחד עמה והוא עומד באהבתו בה ובכח גופו ובמדינה שעבר בה, ופירש ולא עבר, זהו בעל תשובה גמורה. הוא ששלמה אמר וזכור את בוראך בימי בחורותיך.
‘Quelle est la véritable Teshouva, le vrai retour ? C’est le cas de quelqu’un qui se retrouve confronté à la chose par laquelle il a fauté auparavant, et il peut là maintenant absolument refaire cette faute, et il prend une distance et ne faute pas, par Teshouva, par retour, et non par crainte, ni par défaillance. Prenons l’exemple d’un homme qui serait allé avec une femme de manière interdite, et qui se retrouve, les temps étant passés, de nouveau seul avec elle, et il l’aime comme au premier jour, et il est encore dans sa vigueur première et dans l’endroit où ils s’aimèrent, et il se retire de la faute et ne faute pas, c’est ce que l’on appelle un véritable Baal Teshouva, un homme qui a fait un véritable retour. C’est ce que dit Shelomo (Kohélèt 12,1) « Et souviens toi de ton Créateur aux jours de ta jeunesse ! ».’
Oh ! Combien sublimes sont ces paroles de Maïmonide basées sur la Guemara du Traité Yoma 86b !
Mais ne nous laissons pas impressionner ! Analysons cet enseignement !
Plusieurs détails sont surprenants. Reprenons ses mots : ‘il prend une distance et ne faute pas, par Teshouva, par retour, et non par crainte, ni par défaillance’. Que veut dire Rambam en disant qu’il ne faute pas par crainte ? De quelle crainte s’agit-il ? Et si le terme Teshouva signifie ‘retour’, de quel retour est-il question ?
Rambam vient nous dire que la Teshouva au sens fort c’est lorsque nous aurions complètement la possibilité de fauter, et même que la faute ne nous dégoute pas, que nous n’avons pas mauvaise conscience, nous n’avons pas de culpabilité, ce qui fait que nous ne fautons pas c’est qu’il y a la parole de D. qui nous l’interdit. La Teshouva ne signifie pas ‘repentir’, mais retour, mais retour à quoi ? Si je me reprends des fautes que j’aie pu faire parce que ces fautes me dégoutent maintenant, parce qu’elles m’écœurent, certes j’ai arrêté de fauter mais ce n’est pas la véritable Teshouva. Pourquoi ? Parce que ayant intégré le bien fondé de changer mes actes, j’en deviens le propriétaire. J’ai positionné mes marques. En fait j’ai évacué D. qui m’a ordonné de ne pas fauter. La Teshouva est un retour, à D. , comme dit le verset (Hoshéa 14,2) : שובה ישראל עד ה’ אלקיך , ‘Retourne Israël jusqu’à Hashem ton D.’. Le retour est jusqu’à Hashem ton D. . Or si je fais mien l’impossibilité de la faute, j’évacue l’ordre de D. .
De la même manière, je suis à Yom Kippour, disons que je sois le Cohen Gadol, et que je doive offrir une offrande, un bouc qui va exprimer mon repentir à D. et le repentir de tout Israël à D. .
Si je dis : ça y est maintenant je vais servir D. ! Je vais faire ce que D. m’ordonne, et m’écarter de ce dont Il m’enjoint de m’écarter, j’évacue D. . M’identifiant à la parole de D., j’évacue D. .
Pour qu’il y ait une parole de D., il faut que pour moi ce soit un hasard. Il faut que je puisse percevoir que je pourrais quant à moi être une personne complètement dévoyée. Et que si je suis la parole de D. c’est pour moi un complet hasard. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut y avoir une parole de D. . Et qu’il peut y avoir quelqu’un comme Moshé qui puisse transmettre véritablement cette parole. Servir D., c’est un coup de hasard.
Prenons quelques exemples pour mieux préciser la signification de ce tirage au sort.
IX. La définition de ce qu’est un Maître dans le peuple d’Israël. Le scandale juif. Kidoushin 81a.
La Guemara, à la fin du Traité Kidoushin (80b), aborde les lois relatives à l’interdit de Yi’houd. C’est-à-dire que l’on apprend des versets de la Torah qu’il est interdit qu’un homme s’isole, soit seul, avec une femme qui lui est interdite. Cet interdit comporte des exceptions, comme sa mère, sa femme pendant la période de Nidda, sa fille.
La Mishna nous enseigne :
לא יתייחד אדם עם שני נשים אבל אשה אחת מתייחדת עם שני אנשים.
‘Un homme ne doit pas s’isoler avec deux femmes, par contre une femme peut s’isoler avec deux hommes’
Rashi explique qu’une femme peut s’isoler avec deux hommes, car si l’un des deux hommes venait à vouloir aller avec la femme nos Maîtres estiment qu’a priori il aurait honte de le faire en présence de l’autre homme.
Ceci est l’enseignement de la Mishna.
La Guemara afférente rapporte l’enseignement suivant :
אמר רב יהודה אמר רב לא שנו אלא בכשרים אבל בפרוצים אפילו בי עשרה נמי לא.
‘Rav Yéouda rapporte l’enseignement de Rav : la Mishna qui permet à deux hommes de s’isoler avec une femme ne concerne que des hommes Keshérim, Kashers, corrects, mais ne concerne pas des hommes dévoyés, où dans ce cas une femme ne pourrait pas s’isoler même avec dix hommes.’
Effectivement nous comprenons aisément que si quelqu’un de ‘religieux’ entre guillemets se trouve isolé avec une femme qui juridiquement lui soit interdite avec comme toute compagnie un libertin, la compagnie du libertin ne peut lui être d’aucun secours, bien au contraire pourrions-nous dire !
La Guemara continue (Kidoushin 81a) :
רב ורב יהודה הוו קאזלי באורחא. הוה קאזלא ההיא אתתא קמייהו. אמר ליה רב לרב יהודה דל כרעיך מקמי גיהנם. אמר ליה והא מר הוא דאמר בכשרים שפיר דמי ! אמר ליה מי יימר דבכשרים כגון אנא ואת ? אלא כגון מאי, כגון רבי חנינא בר פפי וחביריו.
‘Une fois Rav et Rav Yéouda allaient en chemin. Il y avait une femme qui marchait devant eux (et ils étaient seuls avec elle dans ce chemin). (Lorsqu’il s’en est rendu compte) Rav dit à Rav Yéouda : avançons nos pas de devant la Géhenne[16] (de devant l’enfer) !
Rav Yéouda dit à Rav : mais vous-même monsieur vous nous avez enseigné qu’avec deux Keshérim, deux personnes correctes, il n’y a pas de problème !
Il lui répondit : certes, mais lorsque l’on parle de Keshérim, de personnes correctes, qu’est-ce qui te dit que l’on parle de moi et de toi ? Peut-être parle-t-on de Rav ‘Hanania bar Papaï et de personnes de cet acabit [17]?’
X. Réflexion sur cette Guemara de Kidoushin.
Mais je ne comprends pas cette Guemara. Rav nous enseigne que la Mishna qui nous dit qu’il est licite pour deux hommes de s’isoler avec une femme ne concerne pas tout le monde, seulement des personnes correctes, Keshérim. Le terme Keshérim n’est pas un terme exagéré, il n’est pas question de Tsadikim, de justes. Et lorsque ce même Maître est confronté pratiquement au cas dont il nous a donné les conditions d’application, il nous dit que les Keshérim ce ne sont pas des personnes comme lui et son élève. Mais si j’étudie et j’enseigne, c’est bien pour être quelqu’un de bien ! Il y a dans la vie des gens biens et des gens moins biens.
Reprenons. La Mishna nous enseigne que deux hommes peuvent s’isoler avec une femme seule. Rav Nous précise que cet enseignement n’est pas ouvert à tous. Il ne concerne que des gens corrects. Une femme par exemple qui serait en présence de deux hommes aux mœurs connues comme légères n’aurait pas le droit de rester seule avec eux, car il y aurait crainte d’un abus.
Comment Rav peut-il dire que les corrects dont on parle ce n’est pas forcément lui et son élève ?
Nous proposons la démarche suivante. Rav, dont le nom exact est Rabbi Abba, est appelé simplement Rav, ce qui signifie ‘le Maître’.
Un Maître d’Israël ne s’identifie pas avec son enseignement. Il ne fait pas Un avec son enseignement. La définition d’un Maître en Israël est la suivante : lorsqu’il parle de quelqu’un qui peut être l’exemple de ce dont la Torah parle ce ne peut pas être lui, car s’il s’identifie avec ce qu’il enseigne il en fait son affaire personnelle, il devient propriétaire de la parole qu’il transmet, il ne transmet plus rien, puisque c’est son affaire personnelle, son business. Il n’est pas l’enseignement, il transmet l’enseignement. Moins il se vit comme correct, comme quelqu’un de bien, plus il peut transmettre cette parole qui n’est pas la sienne. D’où son surnom, son nom : Rav, Maître[18].
Plus il se vit comme quelqu’un qui pourrait faire absolument le contraire de ce que la Torah lui demande, plus il peut transmettre cette Torah.
Comme nous sommes convaincus, cher lecteur, que vous ne comprenez pas bien ce que nous voulons de dire par ‘s’identifier avec l’enseignement’, nous allons développer cette notion à travers une discussion sur la lecture de notre Guemara de Kidoushin 81a.
XI. Discussion entre le Rosh et Rambam au sujet de la lecture de la Guemara de Kidoushin.
Rabbi Yossef Karo dans le Shoul’han Aroukh, Evèn HaEzèr, chapitre 22,§5 interdit à plusieurs hommes de s’isoler avec une femme. Cela signifie, et ainsi l’expliquent les commentateurs, qu’il comprend qu’en conclusion légale l’on tient comme Rav que la Mishna qui permet ne concerne que des gens corrects, et qu’a priori nous ne le sommes pas. Cette démarche est celle de Rambam au vingt-deuxième chapitre des lois relatives aux relations interdites, Hil’hot Issouré Biah, Halakha 8. Cependant le Tour au nom de son père le Rosh, Rabbi Moshé Isserless dans ses gloses sur le chapitre 22 du Shoul’han Aroukh et le Ran sur la Guemara tranchent en conclusion comme la Mishna qu’a priori tout homme est considéré Kasher, correct, jusqu’à preuve du contraire. Et si Rav a invectivé son élève Rav Yéouda en disant que peut-être n’est-il pas la personne correcte dont on parle, c’était par démarche de ‘Hassidout, par zèle, mais que cela n’engage pas d’autres personnes.
Nous sommes ici en face de deux lectures de la Guemara.
Evidemment la lecture de Rambam, et de Rabbi Yossef Karo à sa suite, est très compréhensible : si Rav ne se considère pas Kasher, qu’allons-nous dire à sa suite ? Si c’est ainsi, comment aborder la lecture du Tour et des autres commentateurs ?
Il nous semble devoir expliquer ainsi :
Toute personne a priori est considérée ‘Kashère’, correcte, jusqu’à preuve du contraire. Mais un Maître, Rav et Rav Yéouda, eux, s’ils sont à l’écoute de la parole de D., ne sont sûrs de rien. Mais qui est à l’écoute de la parole de D. ? Chacun d’entre nous procédons par catégories : il y a les religieux, les orthodoxes, les gens qui ne sont pas religieux. Ces catégories sont nécessaires pour se positionner socialement. Nous faisons partie d’un tissu humain qui nous structure, et dans lequel il nous est nécessaire, voire vital, d’évoluer. Mais si l’enseignement de Torah entre dans un positionnement, cela devient Ma parole, Ma propriété, Mon domaine que Je balise. J’évacue D. et la parole qu’Il exprime. Un Maître ne sait pas s’il est Kashèr, ce n’est pas par forfanterie, ce n’est pas pour faire l’original, mais parce qu’il ne le sait pas fondamentalement. Par contre, une personne qui n’est pas dans la proximité de la parole de D. n’a aucune raison de ne pas être Kashère (jusqu’à preuve du contraire).
Nous pouvons maintenant faire un retour vers nos deux boucs de Yom Kippour. Au moment central de ce jour solennel, au moment où le Cohen Gadol va faire expiation pour les fautes des enfants d’Israël, et se rapprocher au plus près de la présence divine et oser entrer dans le Saint des Saints, il est nécessaire qu’il perçoive que s’il va s’approcher de D. c’est un hasard, et qu’il pourrait tout aussi bien partir dans les terres obscures du Azazel. Car si ce n’était pas un hasard, si c’était dans une clarté volontariste qu’il s’approcherait de D., il évacuerait du même coup toute proximité à D. et il lui prendrait Sa place, si nous pouvons nous exprimer ainsi.
XII. Moshé le plus humble de tout homme sur la face de la terre. Moshé reçut la Torah du Sinaï.
Nous nous sommes demandé plus haut comment était-ce possible que la Torah qualifie Moshé comme étant l’homme le plus humble sur la face de la terre. Il nous semble que la lecture du Tour de la Guemara de Kidoushin que nous venons d’étudier nous fournit une démarche puissante : le Maître de Torah ne peut pas être propriétaire de l’enseignement qu’il transmet. Cette réflexion peut nous aider à aborder une autre question : pourquoi les enfants d’Israël reçurent-ils la Torah dans le désert ? Ne pouvaient-ils pas recevoir la Torah dans un environnement riant et civilisé ?
Regardons les premiers mots de la première Mishna du Traité Pirké Avot :
משה קבל תורה מסיני ומסרה ליהושע.
‘Moshé reçut la Torah du Sinaï et l’a transmise à Yéoshoua.’
Evidemment, nous ne pouvons que nous étonner : est-ce que Moshé reçut la Torah du Sinaï ? Mais c’est de D. qu’il reçut la Torah !
Que représente le Sinaï dans l’histoire de Moshé ? Shemot chapitre 3, verset 1 et 2.
ומשה היה רועה את צאן יתרו חותנו כהן מדין וינהג את הצאן אחר המדבר ויבא אל הר האלקים חורבה.
‘Et Moshé était berger du troupeau de Yétro son beau-père le grand homme de Midian, et il conduisit le troupeau après le désert, et il arriva à la montagne de D. à ‘Horèv.’
וירא מלאך ה’ אליו בלבת אש מתוך הסנה וירא והנה הסנה בוער באש והסנה איננו אוכל.
‘Un ange de D. lui apparut dans une flamme de feu du sein du buisson. Il regarda : et voici que le buisson brûle dans le feu et le buisson n’est pas consumé !’
Et voici le fameux passage du Buisson Ardent. Mais que faisait Moshé dans cet endroit inhospitalier ? Le verset dit : וינהג את הצאן אחר המדבר, ‘il conduisit le troupeau après le désert’. On dirait que Moshé recherchait le désert, il poursuivait le désert.
Rashi, rapportant le Midrash (Shemot Rabba 2,3 et le Midrash Tan’houma Yashan), répond :
להתרחק מן הגזל שלא ירעו בשדות אחרים.
‘Il conduisait le troupeau après le désert, pour s’éloigner du vol, de manière à ce que les moutons ne paissent pas dans les champs des autres.’
En effet les moutons et autres petits bestiaux gambadent, et il est pratiquement impossible de les tenir et de limiter leurs allées et venues. Les ‘Hakhamim nous enseignent que la plupart du temps les bergers sont négligents quant à leur relation au bien d’autrui. Moshé recherchait donc, pour que les animaux puissent vivre librement, des terres non revendiquées par des propriétaires. Mais y a-t-il des terres non revendiquées ? Il allait donc après le désert, mais le désert se dérobait, car encore des personnes se trouvaient être propriétaires de ces lieux. Jusqu’à ce que Moshé arrive avec son troupeau dans un endroit n’appartenant absolument à personne. Mais cet endroit est appelé ‘Horèv, qui signifie ‘destruction’, ‘chaos’. Comment un berger peut-il se trouver avec son troupeau dans un endroit nommé ‘Horèv, ‘destruction’ ?
‘Il arriva à la montagne de D. à ‘Horèv’
Rashi explique. ‘La montagne de D., appelée ainsi en préfiguration du futur’. Montagne de D., car c’est là que D. se révèlera et donnera la Torah plus tard.
En d’autres termes, c’est là où il trouva un endroit qui n’appartenait à personne, un véritable désert, que fut donnée la possibilité que plus tard l’on puisse recevoir la Torah, car c’est en se percevant comme ne revendiquant aucune propriété sur elle que l’on peut recevoir la Torah, et qu’il puisse y avoir de la Torah. C’est du Sinaï que Moshé reçut la Torah.
XIII. Moshé et la génération du Déluge. Synthèse.
Au cœur du jour de Yom Kippour, le Cohen Gadol, le Grand Prêtre, va faire expiation pour l’ensemble des enfants d’Israël. Il va rentrer, pour la fois unique dans l’année dans le Saint des Saints, le Kodesh HaKodashim, avec le sang du bouc voué à D. . Mais il doit signifier par le tirage au sort qui désignera ce bouc à D. que s’il lui est donné en ce jour de ce rapprocher à D. c’est par une décision qui le dépasse et qu’il aurait pu quant à lui aller au bout de la déchéance et au Azazel. Cette humilité qui caractérise l’homme de Torah, Moshé notre Maître, et qui caractérise ce jour éminent de Yom Kippour, jour de réception des Secondes Tables, est aussi une grandeur, et peut-être le niveau véritable de La grandeur. Le tirage au sort est à la porte du Ohel Moèd, devant la porte qui donne à l’intérieur du Kodesh, du Sanctuaire, comme dit le verset (Vayikra 16,7 et 8) :
ולקח את שני השעירים והעמיד אותם לפני ה’ פתח אהל מועד.
‘Il prendra les deux boucs et les placera devant D. à la porte du Ohel Moèd’
ונתן אהרן על שני השעירים גורלות גורל אחד לה’ וגורל אחד לעזאזל.
‘Et Aaron donnera sur les deux boucs des sorts, un sort pour D. et un sort pour le Azazel’.
Le tirage au sort se passe devant D. .
Etre lucide de sa faiblesse est une grandeur, car c’est le fait de nous trouver face à D. qui nous fait découvrir notre faiblesse fondamentale.
Le verset qui nous présente l’humilité incroyable de Moshé dit :
והאיש משה ענו מאוד מכל האדם אשר על פני האדמה
‘Et l’homme Moshé est très humble, plus que tout homme à la face de la terre.’
Le verset ne dit pas ‘Et Moshé était très humble’, le verset dit : ‘Et l’homme Moshé était très humble’
L’humilité vient d’une perception de grandeur, mais qui nous échappe.
La Guemara du Traité ‘Houlin (139b) citée plus haut nous enseigne (selon les développements de Rabbi Tsadok HaCohen) que l’âme de Moshé se trouvait au cœur de la génération du Déluge. C’est-à-dire que la perception que l’homme soit capable de déchéance est une ouverture à la réception de la Torah. Si c’est ainsi pourquoi cette génération fut-elle laminée, et détruite ? Qu’est-ce qui a fait qu’ils ne prirent pas en main la perche qui leur était tendue ?
Le Zohar (Parashat Pin’has 116b) ajoute quelques mots par rapport à la Guemara de ‘Houlin :
דעתיד הוה משה לקבלא אורייתא בדרא דטופנא, אלא בגין דהוו רשיעייא. הדא הוא דכתיב בשגם הוא בשר, בשגם זה משה.
‘Parce que Moshé devait recevoir la Torah dans la génération du Déluge, mais ils étaient des Reshaïm, des impies. C’est ce que dit le verset : « car il est chair », Beshégam, c’est Moshé.’
Il me semble devoir expliquer que la perception de la possibilité concrète de la déchéance est une condition à la réception de la Torah, mais il y a un grand risque : que cette perception soit une sorte de nihilisme, de perception du rien, d’une bassesse, d’un désespoir. Sur ce point il y a aussi un coup de dés, un coup de hasard, qui fait la différence entre l’impie et Moshé.
Troisième partie : pourquoi le Bouc Emissaire a-t-il finalement de nombreuses caractéristiques de Korban, d’offrande à D. ?
Nous avons étudié dans la première partie de cette étude combien les Maîtres de la Tradition Orale insistent pour nous prouver de la lecture serrée des versets que le Bouc Emissaire doit avoir des caractéristiques d’une offrande à D. tout en ne l’étant pas :
– l’animal doit avoir au moins huit jours d’âge comme tout Korban
– l’animal doit être sans défaut, comme tout Korban
– on ne le jette pas dans le désert, comme la première lecture des versets nous le laisserait entendre
– cette projection du haut de la falaise est considérée comme une sorte d’abattage rituel, She’hita, c’est-à-dire un acte pensé, voulu.
Comment ces exigences sont-elles compatibles avec les enseignements que nous avons découverts dans la seconde partie de cette étude, où le tirage au sort entre les deux boucs nous laisse entendre que l’un va vers D. et l’autre va vers les lieux obscurs de la déchéance ?
Comment ce Bouc au Azazel peut-il porter les fautes des enfants d’Israël vers cette terre aride, dégringoler de la colline, et être appelé dans de nombreux versets « à D. » ? Telle est la question centrale de notre étude.
La question sera toujours plus forte que les réponses. Nous proposons toutefois la démarche suivante.
I. La Teshouva : l’abandon des fautes.
Yom Kippour est l’aboutissement des dix jours de repentir, Assérèt Yémé Teshouva. Cette Teshouva, ce retour, se concrétise par la Kappara des fautes, l’expiation des fautes. La possibilité qu’il y ait une expiation des fautes est concomitante avec le fait que Yom Kippour soit un jour de réception de la Torah, comme nous l’avons vu dans la seconde partie de cette étude.
Le Maharal de Prague au cinquième chapitre de Netiv HaTeshouva, sur la base de plusieurs passages du Talmud, nous enseigne quelques grands principes relatifs à la Teshouva.
Nous en donnons notre traduction.
‘Que le repentant ait honte de la faute qu’il a faite est un grand principe et un grand fondement de la Teshouva, et c’est par cela qu’on acceptera son retour.
Mais ceci nécessite explication : en quoi la honte fait-elle expiation et lave-t-elle les fautes ?
En fait-il y a là quelque chose de sublime quant au sujet de la honte. En effet lorsque la personne a honte de sa faute cela exprime qu’il se retire de sa faute et s’éloigne du forfait complètement, car avoir honte d’une chose c’est exprimer par là qu’on s’en éloigne. Ce qui n’est pas le cas de l’effronté qui s’incruste dans la faute, s’accroche à la faute et ne peut s’en détacher.’
Dans ce même cinquième chapitre de Netiv HaTeshouva, le Maharal, après avoir développé sur la honte, ajoute un second principe : la reconnaissance de sa faute.
‘Il est enseigné dans le Traité Sotha (7a) : Yéouda reconnut sa faute, il a osé reconnaître sa faute. Qu’advint-il de lui ? Il mérita du monde futur.
Explication. L’homme mérite du monde futur lorsqu’il se sépare du Yétsèr HaRah, du mauvais penchant. C’est ainsi qu’il mérite du monde futur où il n’y a pas de Yétsèr HaRah, de mauvais penchant. Car le mauvais penchant est lié intrinsèquement à ce monde-ci matériel, et lorsqu’il retire son mauvais penchant de lui il mérite donc du monde futur. Et c’est ce que nos Maîtres nous enseignent dans le Traité Sanhédrin (43b) :
זובח תודה יכבדנני. אמר רבי יהושע בן לוי כל הזובח את יצרו ומתודה עליו כאילו כיבדו להקדוש ברוך הוא בשני עולמים, העולם הזה והעולם הבא.
« Celui qui offre un sacrifice de reconnaissance M’honorera, M’honorera (Tehilim 50,23) », Rabbi Yéoshoua ben Lévy enseigne : toute personne qui égorge son Yétsèr HaRah, son mauvais penchant, et reconnait sur lui ses fautes honore D. c’est comme s’il honorait D. dans ce monde-ci et dans le monde futur[19].
Explication. Lorsque l’homme contient son mauvais penchant, son Yétsèr HaRah, et le retire de lui, par cela il honore D. et dans le monde futur, et dans ce monde-ci. Mais en fait c’est par la reconnaissance de sa faute qu’il égorge son Yétsèr HaRah complètement, car lorsqu’il reconnait sa faute il se livre complètement à D. envers qui il a fauté. Tout aveu est se livrer complètement à celui envers qui on a fauté. Et ainsi il se sépare du Yétsèr HaRah complètement, et se livre à D. car il n’y a aucun lien entre D. et le Yétsèr HaRah.’
Ce passage central dans l’œuvre du Maharal est très difficile à étudier, car les notions abordées paraissent extrêmement abstraites et sont aussi très galvaudées : D., le mauvais penchant, le repentir, l’aveu de ses fautes… Il développe un petit peu dans la suite de ce cinquième chapitre du Netiv HaTeshouva.
Le Maharal rapporte le Midrash Sho’hèr Tov suivant, relatif au centième psaume de Tehilim :
מזמור לתודה, הריעו לה’ כל הארץ. אמר רבי יעקב ברבי אבהו בשם רבי אחא ידו בי אומות העולם ואני מקבלם דכתיב כי לי תכרע כל ברך תשבע כל לשון.
‘ « Psaume de reconnaissance. Exultez à D. toute la terre ! », Rabbi Yaakov fils de Rabbi Abbaou dit au nom de Rabbi A’ha : que toutes les Nations du monde me reconnaissent, et je les recevrai, comme il est écrit (Yeshayahou 45,23) « Car devant Moi tout genou ploiera, jurera toute langue ».’
Le Midrash explique le verset des Psaumes de la manière suivante : Chant de reconnaissance. C’est-à-dire que si les Nations du Monde me reconnaissent, reconnaissent leurs fautes devant Moi, alors elles exulteront, elles seront joyeuses car elles seront accueillies par D. .
Le Maharal explique (nous en donnons notre traduction) :
‘Nos Maîtres expliquent que la base de la Teshouva, la base du retour, est la reconnaissance, le fait de reconnaitre ses fautes, car la reconnaissance (que nous pourrions aussi traduire par l’aveu) induit que D. le reçoive en Teshouva. Car lorsque l’homme reconnait ses fautes, il se livre complètement à D. et revient à Lui complètement car c’est cela le sujet de la reconnaissance quant à son fond. Et alors D. l’accepte en Teshouva du fait de cet aveu par lequel il se livre à Lui complètement. Et c’est la fonction du Vidouï, de la reconnaissance des fautes, du jour de Kippour, car le jour de Kippour D. reçoit les fauteurs, mais cela ne signifie rien d’autre que le fait qu’il se livre par son aveu à D. en Lui disant : j’ai fauté devant Toi. Par cela il se livre à D. et alors D. le reçoit en Teshouva.
Il faut absolument comprendre cela car la reconnaissance de sa faute est la base de la Teshouva.’
Deux points centraux sont développés par le Maharal : la honte devant sa faute, et l’aveu de sa faute.
Essayons d’intérioriser ce que nous dit le Maharal. Prenons un exemple de la vie quotidienne. Quelqu’un avait une certaine somme d’argent, et tout un coup il ne retrouve pas son argent. Mais qu’est-ce qui a bien pu arriver à mon argent ? Est-ce que quelqu’un me l’a volé ? Les jours passent, et je me demande tout le temps : est-ce que quelqu’un l’a pris ? Finalement un cher ami à moi vient me voir, et me dit : sache, c’est moi qui ai volé ton argent. Je vais te le rendre. N’est-ce pas un cataclysme ? Reconnaissant par lui-même son forfait cette personne se met complètement à la merci de celle vis-à-vis de qui elle a fauté. C’est ce que le Maharal dit : cette personne est complètement livrée à l’autre.
Ami lecteur, ne prends pas ces dires à la légère ! Ces mots d’aveu, de repentance, sont galvaudés et vidés de sens. Mais essayons de sentir ce dont on parle. La Guemara du Traité Sotha, citée par le Maharal, dit : ‘Yéouda reconnut sa faute, il a osé reconnaître sa faute. Qu’advint-il de lui ? Il mérita du monde futur’.
De quoi s’agit-il ?
Tamar, la bru de Yéouda fils de Yaakov, était veuve d’Er et de Onan. Elle devait a priori faire le lévirat avec Shéla, le troisième fils de Yéouda. Yéouda, ne sachant pas qu’elle fût sa bru alla avec elle et elle fut enceinte de lui. On rapporte à Yéouda que sa belle-fille est enceinte d’un inconnu, hors mariage. Yéouda, étant le potentat local de l’époque, ordonne que sa belle-fille soit mise à mort pour l’exemple, comme affront et déshonneur à la maison royale[20]. Au moment où elle va être sortie pour être jetée au feu (Béréshit 38,25, voir commentaire de Rashi), elle envoie dire à son beau-père : c’est de l’homme à qui ces choses appartiennent que je suis enceinte. Rashi explique : ‘Elle n’a pas voulu lui faire honte en public en disant que c’est de lui qu’elle est enceinte. Elle n’a dit seulement qu’elle enceinte de l’homme à qui ces objets appartiennent, lui laissant la possibilité de reconnaitre ou de ne pas reconnaitre, auquel cas elle serait exécutée par les flammes.’
ויכר יהודה ויאמר צדקה ממני, ‘Yéouda reconnut, et dit : elle a raison, c’est de moi.’
Nos Maîtres considèrent que le fait que Yéouda reconnaisse est un cataclysme. Mais tu vas me dire, ami lecteur, qu’il est absolument compréhensible, normal, que Yéouda ait reconnu que c’est de lui qu’elle est enceinte. En effet, cette pauvre femme va être jetée au feu avec le bébé qu’elle attend, et que ce bébé (la suite montrera que ce sont des jumeaux) est l’enfant de Yéouda, comment imaginer qu’il ne reconnaisse pas ? Et bien non, pour les Maîtres de notre Tradition l’aveu de Yéouda est un cataclysme.
Un homme politique ne reconnait jamais ses fautes. Même si les personnes qui lui sont les plus chéries risquent de mourir de ce fait.
Mais nous pouvons peut-être dire que nous sommes tous des hommes politiques, nous avons tous nos bonnes raisons pour ne pas reconnaitre nos forfaits. D’abord nous n’avons pas fauté ! Qu’est-ce que c’est que cette bêtise de culpabilité ! Et nous ne pouvions pas faire autrement, il faut nous comprendre, mettez-vous à notre place ! Je ne dois pas reconnaitre ma faute, car si je reconnais ma faute, qu’est-ce que vous penserez de moi ? Je suis quelqu’un de bien. Je n’ai toujours fait que le bien. Comment pourrais-je faire apparaitre mes fragilités ? Comment sortir de la petite institution que je me suis forgée ? Nous voulons dire que ce que nos Maîtres appellent le Yétsèr HaRah, le mauvais penchant, c’est le regard institutionnel que nous portons sur nous-mêmes, c’est la représentation de nous-mêmes. Ce n’est pas ce que nous sommes mais la représentation de ce que nous sommes.
Mais se percevoir fragile, c’est se percevoir dépendant. Non ! Je préfère crouler, m’effondrer, mais être indépendant ! C’est cette vision incroyable dont parle le Midrash Sho’her Tov, rapporté par le Maharal, des Nations du Monde qui un jour reconnaitront leur fragilité, et alors elles seront joyeuses car elles auront tissé un lien avec leur Créateur. « Psaume de reconnaissance. Exultez à D. toute la terre ! », Si les Nations reconnaissent leur faiblesse, alors elles exulteront, elles seront joyeuses, car se percevoir fragile, c’est se percevoir vivant, il n’y a que ce qui est vivant qui est fragile. Et être vivant c’est être joyeux.
L’étape suivante est la honte devant ses fautes. L’intériorisation de ce que nous avons fait. Et là, il y a abandon de la faute. Comme à Yom Kippour, où après le Vidouï sur le Bouc Emissaire, aveu des fautes sur le Bouc Emissaire, celui-là portera nos fautes et nous les jetterons au loin. Car, comme dit le Maharal, il n’y a rien à voir entre D. et le mauvais penchant. Se rapprocher de D., assumer d’en être entièrement dépendant, c’est en même temps l’abandon total de la faute.
Et alors revient notre sempiternelle question : si le Bouc Emissaire représente l’abandon total des fautes, le rejet total des fautes, pourquoi a-t-il des caractéristiques de Korban, d’offrande à D. ?
II. L’abandon des fautes, et après ?
L’envoi du bouc au Azazel nous enseigne quelque chose de fondamental : il est possible de se détacher de sa faute. Nous ne sommes pas esclaves de nos fautes. L’abandon de la faute est possible, et réel. La Teshouva est possible, le retour est possible.
Une question toutefois peut nous tarauder : mais quand bien même ai-je changé ma vie, et que mon retour soit accepté, qu’advient-il de tout ce que j’ai fait ? Prenons par exemple le cas de quelqu’un qui aurait commis un meurtre. Les Sages nous affirment qu’il peut faire Teshouva, mais comment peut-il réparer sa faute[21] ? Peut-il ressusciter la victime ?
Nous proposons de dire qu’au moment où le mal se sépare du bien, au moment où le bouc expiatoire sera offert au sein du Saint des Saints et que le bouc émissaire sera envoyé au Azazel, la Torah exige que l’on donne un respect particulier à cet envoi au Azazel. Que cet envoi ne se fasse pas à la va-vite, sans attention précise à la qualité de l’animal qui portera les fautes. De même le geste par lequel il sera jeté du haut de la falaise ne sera pas comme si on s’en débarrassait mais sera un acte posé, réfléchi, au point que nos Sages lui confèreront un statut équivalent à un abattage rituel, une She’hita, qui est un acte voulu, pensé.
III. Tout est prévu et la liberté est donnée (Pirké Avot).
Le verset (Vayikra 16,21) ajoute un élément relatif au Bouc Emissaire qui nous semble hautement significatif :
וסמך אהרן את שתי ידיו על ראש השעיר החי והתודה עליו את כל עוונות בני ישראל ואת כל פשעיהם לכל חטאותם ונתן אותם על ראש השעיר ושלח ביד איש עתי המדברה.
‘Aaron (le Grand Prêtre) appuiera ses deux mains sur la tête du bouc resté vivant, et l’enverra par la main d’un homme désigné auparavant pour l’occasion vers le désert.’
La Torah insiste sur le fait qu’il est nécessaire d’avoir désigné auparavant une personne spécifique pour amener le bouc dans le désert.
La Guemara (Traité Yoma 66b) explique :
איש עיתי, שיהא מזומן.
‘Ish Hiti, un homme du moment, qu’il ait été désigné’
Rashi explique :
‘Qu’il ait été désigné depuis la veille pour cette tâche’.
La désignation de cette personne est nécessaire au point que si cette personne ait été rendue malencontreusement impure, on n’en désigne pas une autre à sa place, et cette personne rentrera à l’intérieur de l’enceinte du Temple pour prendre le bouc, quand bien même serait-ce un interdit majeur de pénétrer impur dans le Temple (66b, Rambam Hil’hot Avodat Yom HaKippourim chapitre 5, Halakha 21).
De l’ensemble de ce que nous avons étudié il nous semble que les différentes lois relatives au Bouc Emissaire nous font entendre l’union de deux dimensions a priori antagoniques.
A la fin du service spécifique de ce grand jour, HaHou Yoma, après avoir fait le Vidouï, l’aveu de nos fautes sur la tête du Bouc Emissaire, la Torah nous enjoint d’envoyer ces fautes au Azazel, au loin, dans le désert.
Nous avons étudié dans les chapitres précédents la nécessité du tirage au sort où nous percevions la possibilité de se rapprocher de notre Créateur et de Le servir, mais aussi concomitamment qu’il est aussi possible de fauter et d’aller au plus bas.
Ensuite nous apportons, par le biais du Cohen Gadol, du Grand Prêtre, le sang du Bouc destiné à D. au sein du Kodesh HaKodashim. Par ce rapprochement intense il y a abandon des fautes, possibilité de repurifier l’intérieur même du Temple. Comme nous l’avons étudié dans le commentaire du Maharal de Prague, l’aveu et la honte des fautes commises donnent la possibilité d’un abandon total des fautes. Mais à ce moment précis, les différentes exigences des versets de la Torah nous font découvrir que, rétroactivement, ces fautes ont été dirigées de manière pensée et voulue, et quelque part servaient D..
Le Bouc Emissaire doit être amené dans le désert par quelqu’un désigné depuis la veille pour cette tâche. C’est-à-dire que ces fautes étaient quelque part dirigées et accomplissaient une volonté préalable : depuis la veille.
‘Il l’enverra par la main d’un homme désigné auparavant pour l’occasion vers le désert’
Le verset dit Ish Hiti, ‘un homme désigné pour l’occasion’. Cette expression ‘un homme’ est une expression puissante. Qui est cet homme ? Les ‘Hakhamim disent que tout un chacun peut faire l’affaire. L’exigence seule soit qu’il ait été désigné à l’avance, comme pour nous suggérer au moment de l’abandon total des fautes qu’elles étaient déjà prévues bien à l’avance par D. qui est appelé parfois Ish, comme (Shemot 15,3) ה’ איש מלחמה , ‘Hashem, Homme de guerre’.
Au moment de la perception intense de ma liberté en cela qu’il m’a été donné la possibilité que j’amende mes actes et que je fasse véritablement Teshouva, à ce moment de confrontation à la source de ma liberté qui est mon Créateur, je peux percevoir que même mes fautes étaient là pour Le servir, et qu’elles participaient quelque part d’un plan divin qui me dépasse.
Quelque part ma liberté absolue n’est pas contradictoire avec l’omniscience de D. et la volonté parfaite de D. .
IV. Rambam fin du cinquième chapitre des lois relatives à la Teshouva.
Il ressort de l’ensemble de ce que nous avons étudié au sujet du Bouc Emissaire que le cœur de ce service du jour de Yom Kippour nous renvoie à la perception intérieure d’une non-contradiction entre notre liberté la plus radicale et la connaissance et la volonté parfaite de D. .
Comment pouvons-nous affirmer qu’il y ait une non-contradiction entre ces deux dimensions alors que Maïmonide a l’air de dire à la fin du cinquième chapitre des lois relatives à la Teshouva qu’il y en aurait une ?
Rapportons ce passage de Rambam (nous en donnons notre traduction).
‘Peut-être que tu serais amené à dire que si D. sait à l’avance ce qui sera, et qu’avant que les choses n’adviennent sait qu’untel sera Tsadik, un juste, ou qu’untel sera Rashah, impie, ou bien peut-être qu’Il ne sait pas car s’il savait qu’untel serait Tsadik, ce serait donc impossible qu’il ne fût point. Et si tu dis qu’Il sait qu’il sera Tsadik mais que toutefois cela lui serait possible de devenir impie, cela impliquerait que D. ne saurait pas les choses de manière précise.
Sache que la réponse à cette grande question est plus longue que les mensurations de la terre et plus large que les grands océans (Job 11,9), et des grands fondements et de hautes montagnes (de pensée) en dépendent.
Il faut toutefois que tu saches et que tu comprennes ce que je vais te dire.
Nous avons déjà expliqué dans le second chapitre des lois relatives aux fondements de la Torah que D. ne connait pas par une connaissance qui serait extérieure à Lui comme les hommes pour lesquels eux et leur connaissance représentent deux choses. Mais D., Lui et Sa pensée ne forment qu’Un. Et la pensée de l’homme ne peut atteindre ce point de manière claire, car de même qu’il ne rentre pas dans les capacités de l’homme d’atteindre et de concevoir la véracité de D. comme dit le verset (Shemot 33,20) « car l’homme ne pourrait pas Me voir et vivre », de même il n’est pas dans les capacités de l’homme d’atteindre et de concevoir la pensée du Créateur, comme dit le verset (Yeshaya 55,8) « car Mes pensées ne sont pas comme vos pensées, et vos chemins ne sont pas comme Mes chemins ». Et puisqu’il en est ainsi nous n’avons pas la capacité de concevoir comment D. conçoit toutes Ses créatures et tous les événements. Mais par contre il faut que nous sachions sans l’ombre d’un doute que les œuvres des hommes sont entièrement entre leurs mains et que D. ni ne l’incite ni ne décide d’aucune manière qu’il agisse ainsi ou ainsi. Et cette certitude ne vient pas que par tradition religieuse mais est établie par des preuves démontrées par la science. C’est en vertu de ces principes que les paroles des prophètes nous enseignent que l’homme est jugé selon ses actes, positifs ou négatifs, et c’est sur ce fondement que tiennent toutes les paroles prophétiques.’
V. Analyse de ce passage de Rambam.
C’est avec appréhension que nous nous permettons d’aborder ce passage grandiose de Rambam. Toutefois nous ne l’abordons pas de manière spéculative ni purement intellectuelle. C’est l’étude du passage du Traité Yoma qui, nous semble-t-il, pourra nous donner des outils pour aborder ces grandes questions tant spéculatives qu’existentielles. Et telle est la démarche que nous proposons et que nous essayons à notre niveau d’enseigner : le Talmud, par sa recherche de positionner la Halakha, la loi, nous donne les moyens de vivre ce que nous comprenons, mais aussi d’intégrer par ce vécu ce qui ne serait sans ce travail qu’élucubration et spéculation.
Au niveau intellectuel, discursif, Rambam nous dit qu’il ne nous est pas possible de comprendre comment D. peut savoir précisément ce qui va advenir de nous et que concomitamment nous puissions avoir une totale latitude de décision et d’action, malgré le fait que théoriquement cela puisse s’imposer.
A partir de ce que nous venons d’étudier au sujet du Bouc Emissaire, nous aimerions ajouter un aspect nouveau à la problématique présentée par Rambam, et par Rabbi Akiva dans la Mishna du Traité Avot (3,15) : הכל צפוי והרשות נתונה, ‘Tout est prévu et la liberté est donnée’.
Le peuple d’Israël, à ce moment ultime de Yom Kippour où le Cohen Gadol, le Grand Prêtre, entre de manière exceptionnelle dans le Kodesh HaKodashim, dans le Saint des Saints, et fait pour eux le Vidouy, l’aveu de leurs fautes, se trouve à ce moment précis dans une proximité intense avec son Créateur (par l’aveu de leurs fautes comme nous l’avons défini plus haut), alors l’acte libre de l’homme ne devient pas une contradiction avec l’omniscience de D. [22].
Rambam nous a dit qu’au niveau intellectuel l’homme ne peut concevoir que D. soit omniscient et que l’homme soit concomitamment absolument libre. Mais l’intellect est le fruit du cerveau qui est somme toute de la matière. Le vécu, l’émotionnel et l’acte amènent à la pensée une dimension qui transcende cet intellect et lui donnent une capacité de percevoir ce qui peut dépasser les limites[23], en l’occurrence l’union entre l’omniscience de D. et la liberté absolue de l’homme.
VI. A l’intérieur du Temple de Jérusalem, l’homme peut percevoir qu’il n’y a pas de contradiction entre sa liberté radicale et l’omniscience de D. . Commentaire du Sod Yésharim de Rabbi Guershon Héinikh Leiner, Rabbi de Radzin, dans son Maamar 15 sur Rosh HaShana.
La Mishna, au début du troisième chapitre du Traité Rosh HaShana (29b) nous enseigne :
יום טוב של ראש השנה שחל להיות בשבת במקדש תוקעים אבל לא במדינה.
‘Si le jour de fête de Rosh HaShana tombait le jour de Shabbat, au Temple de Jérusalem on soufflait du Shoffar, mais pas hors du Temple.’
La Torah (Vayikra 23,24 et Bamidbar 29,1) nous enjoint de souffler du Shoffar le premier jour du septième mois de l’année, jour appelé par la Tradition Orale Rosh HaShana. La Mishna nous enseigne que si ce jour de Rosh HaShana coïncide avec le jour de Shabbat on ne souffle pas du Shoffar, sauf au Temple de Jérusalem.
La Guemara afférente prouve que fondamentalement il est tout à fait permis de souffler du Shoffar le jour de Shabbat. Souffler du Shoffar nécessite une compétence mais n’est pas un travail prohibé le jour de Shabbat. Si c’est ainsi pourquoi la Mishna nous enseigne-t-elle qu’il est interdit de souffler du Shoffar le jour de Rosh HaShana qui tombe Shabbat ? Et si c’est interdit pourquoi serait-ce permis à l’intérieur du Temple de Jérusalem ?
La Guemara répond au nom de Rabba qu’étant donné justement qu’il faut une compétence pour pouvoir souffler du Shoffar, le jour de Shabbat il y a lieu de craindre que quelqu’un ne prenne le Shoffar dans sa main et l’amène chez un expert pour qu’il lui apprenne comment souffler et qu’il déplace ce Shoffar quatre coudées dans le domaine public, ce qui est interdit le jour de Shabbat. Rashi explique que les Sages n’instituent pas de telles interdits rabbiniques au sein du Temple, en vertu du principe : אין איסור מדרבן במקדש, ‘Il n’y a pas d’interdit rabbinique de protection du Shabbat au Temple (Traité Bétsa 11b)’.
Le Sod Yésharim, au quinzième Maamar sur la fête de Rosh HaShana, reprend cette explication de la Guemara en en donnant la lecture suivante[24].
Rosh HaShana commémore le premier jour de l’année, nous renvoie au début de la Création du Monde. Or dire qu’il y a eu une création implique qu’il y a une césure entre le Créateur et Sa créature, une coupure quelque part.
Et c’est ce jour de Rosh HaShana que nous avons ce commandement précis de souffler du Shoffar. Ce commandement, cette Mitsva, consiste à exprimer par notre souffle un son simple. Ce son, par notre souffle, par notre acte, relie toute la réalité terrestre et humaine à son origine supérieure. En effet le verset (Béréshit 2,7) dit que D. a insufflé en l’homme un souffle vivant, Nishmat ‘Haïm. Par l’acte de Mitsva exprimé par notre souffle, nous remontons à l’origine de ce souffle, Celui qui nous l’a insufflé. Par l’acte de souffler du Shoffar, je reconnecte ma réalité apparemment autonome à son origine. Il y a une dimension créatrice par cet acte de Mitsva.
Mais le jour de Shabbat, toutes les actions de l’homme sont annulées. Ce que nous avons à faire le jour de Shabbat c’est de découvrir que quoi que nous fassions, toute la réalité est l’expression de la volonté parfaite de D. . Si je souffle du Shoffar le jour de Shabbat, je m’illusionnerais à penser que si ma réalité est reliée par ce son au Créateur, c’est par mon libre choix et par ma libre action, or ce serait quelque part le contraire de la Sainteté du Shabbat[25], qui est la perception de l’annulation des actes de l’homme. C’est comme si je portais atteinte à la Sainteté de ce jour.
Par contre la Sainteté du Temple, du Mikdash, est différente de la Sainteté du Shabbat. D’un côté le Temple, le Mikdash, est appelé dans la Torah (Devarim 12,11) : ‘l’endroit que D. choisira’, המקום אשר יבחר ה’. Or les Sages disent (Traité Ketoubot 5a) que le Mikdash est l’œuvre des mains des Justes. Le Temple est l’œuvre de D. ou l’œuvre des hommes ?
Le Temple est la perception explicite que l’acte absolument libre de l’homme est l’expression parfaite d’une volonté qui le dépasse. C’est pourquoi l’acte de Mitsva de souffler du Shoffar, et de créer du neuf par ce soufflement, n’est pas une contradiction ni un affront à la Sainteté du Shabbat au sein du Mikdash.
C’est cette innovation que nous retrouvons de manière extrêmement précise dans le sujet qui nous occupe, à savoir le fait que le Bouc Emissaire ait des caractéristiques précises de Korban à D., tout en n’en étant pas un.
Nous aimerions toutefois nuancer cette démarche en reprenant l’opinion de Rabbi Shimon que nous avons abordée succinctement dans le sixième paragraphe de la première partie de cette étude.
VII. Démarche de Rabbi Shimon.
La Guemara, citée plus haut (Traité Yoma 63b) rapporte que pour Rabbi Shimon si, une fois que les deux boucs ont été désignés par le tirage au sort l’un pour D. et l’autre pour le Azazel, l’un des deux meure, on peut le remplacer sans tirer au sort. Pour Rabbi Shimon le tirage au sort n’est pas une obligation rédhibitoire.
מת אחד מהן מביא חבירו שלא בהגרלה.
‘Rabbi Shimon dit : si l’un des deux boucs meure juste après avoir été désigné par le Goral, par le sort, il peut en amener un autre en remplacement sans tirage au sort’.
Cette opinion de Rabbi Shimon est citée au Daf 63b du Traité Yoma mais est plus développée aux Dapim 39b, 40a et b. C’est-à-dire que pour Rabbi Shimon il y a une obligation de tirer au sort les boucs comme cela est stipulé dans la Torah, mais que si le Cohen Gadol a défini la destination de chaque bouc sans ce tirage au sort, le service n’est pas invalidé. Et d’autre part, comme nous l’avons vu, si le tirage au sort a été effectué et qu’un des boucs meure, alors il sera permis au Cohen Gadol de prendre un bouc et de remplacer ce bouc décédé sans procéder à un nouveau tirage au sort, puisqu’un tirage au sort a été effectué auparavant. L’argumentation légale de Rabbi Shimon est analysée de manière précise et sublime par Rav Méïr Sim’ha de Dvinsk dans son commentaire Or Saméa’h sur la troisième Halakha du troisième chapitre des lois relatives au Service de Yom Kippour du Rambam. Nous ne rapporterons pas ici son analyse pour ne pas alourdir notre propos. Notre question sera simplement :
Comment est-ce possible de concevoir qu’il y aurait un avis, et non des moindres[26], qui pourrait penser que ce fameux tirage au sort ne serait finalement qu’accessoire, obligatoire certes, mais non déterminant ?
Nous proposons de dire que, pour tous les avis, la Torah nous enjoint de signifier par notre acte de tirage au sort l’aléatoire et le fugace qu’il y a dans le choix que nous faisons entre le bien et le mal, comme nous l’avons exposé dans la seconde partie de notre étude au treizième paragraphe. Et qu’il y a dans notre choix et notre service positif de D. quelque chose qui fondamentalement nous dépasse. Mais, pour Rabbi Shimon, si tant est que ce que nous venons de définir est important, néanmoins ce sont nos choix et nos actes, en tant qu’êtres humains, qui priment.
VIII. Explication de la démarche de Rabbi Shimon. Enlevons un malentendu.
En résultat de nos recherches il ressort, avec l’aide de HaKadosh Baroukh Hou, que le jour de Yom Kippour au sein du Temple, du Mikdash, il est possible de percevoir clairement au plus profond de nous-mêmes que notre liberté la plus absolue côtoie la volonté la plus parfaite de notre Créateur. Ce paradoxe qui défie la raison s’exprime par les multiples détails légaux que nous avons mis à jour au fil de cette étude. Mais un malentendu survient. Comme nous l’avons vu dans le Sod Yesharim, du fait de la proximité intense avec la Présence Divine au sein du Temple, l’on peut vivre qu’il n’y a pas de hiatus entre la Volonté de D. et notre liberté, mais cette proximité avec l’absolu de D., cette dimension qui nous dépasse, nous laisse glisser subrepticement vers un tout divin[27].
Rabbi Shimon nous dit : non, en fait c’est l’acte de l’homme qui prime ! C’est le choix de l’homme qui prime.
Expliquons.
Le Maharal de Prague rapporte dans trois endroits de son œuvre[28] un enseignement du Talmud de Jérusalem (Tahanit chapitre 4 Halakha 5) :
‘Rabbi Shemouel bar Na’hmani dit : les Tables de la Loi avaient six palmes de longueur sur six palmes de largeur. Moshé en saisissait deux palmes, D. en saisissait deux palmes, et il y avait deux palmes d’espace entre eux. Lorsqu’Israël ont fait ce qu’ils ont fait (c’est-à-dire le Veau d’Or), D. voulut les arracher de la main de Moshé et à ce moment les mains de Moshé se sont enhardies de puissance et les ont arrachées de la main de D.. Et ce sont les louanges que D. fit de Moshé (Devarim 34,12) « et pour toute sa main puissante », que soit complimentée sa main qui domina Ma main droite (qui tenait la Torah) !’
Ce Midrash est extrêmement profond et quelque part résume toute notre étude présente.
Comme nous l’avons vu plus haut Yom Kippour est le jour de la réception des secondes Tables de la Loi. Ce Midrash nous décrypte qu’elle est l’enjeu du don de ces Tables[29].
D. donne Sa Torah à Ses créatures. C’est une tentative de lien entre le Créateur et Ses créatures, lien exprimé par les deux paumes d’espace entre eux. Il y a dans la Torah plusieurs dimensions, une dimension qui nous dépasse (les deux paumes dans la main de D.) et une dimension qui nous est proche (les deux paumes dans la main de Moshé). Mais dans cette tension irréductible, entre ce qui nous est proche et ce qui nous dépasse, se trouve la possibilité fondamentale de distorsions, d’incompréhensions, de fautes, dont le Veau d’Or en est l’archétype. Alors le jeu en vaut-il la chandelle ? Résultat : c’est la dimension de Moshé qui a prévalue. C’est-à-dire que dans la relation entre quelqu’un qui donne et quelqu’un qui reçoit, c’est la dimension de celui qui reçoit qui prime.
Dans le moment de tension entre la Présence de D. et de Sa volonté et l’acte libre de l’homme, c’est l’acte de l’homme qui doit prédominer, car c’est par cela qu’il y a pu y avoir pérennité de la Torah, comme nous le constatons à Yom Kippour où grâce au dévouement de Moshé la faute du Veau d’Or put être pardonnée et qu’il y a pu y avoir en ce jour de pardon le don même des secondes Tables.
IX. Yom Kippour au Temple, champ de bataille entre les Saducéens et les ‘Hakhamim, tenants de la Tradition Orale.
Les nuances que nous avons découvertes dans la démarche de Rabbi Shimon, nous permettrons de mettre à jour le nœud de lutte entre les Saducéens et nos Maîtres, tenants de la Tradition Orale, le jour de Yom Kippour au Temple de Jérusalem.
La Mishna du premier chapitre du Traité Yoma (18b) nous enseigne :
מסרוהו זקני בית דין לזקני כהונה והעלוהו לבית אבטינס והשביעוהו ונפטרו והלכו להם. ואמרו לו אישי כהן גדול אנו שלוחי בית דין ואתה שלוחנו ושליח בית דין. משביעין אנו עליך במי ששכן שמו בבית הזה שלא תשנה דבר מכל מה שאמרנו לך.
‘Les Anciens du Tribunal (qui lui ont fait répéter tout ce qu’il devra faire le jour de Kippour) le mettent entre les mains des Anciens de la Prêtrise. Ils le montent dans la Salle d’Avtinas (salle où est préparée la Ketorèt, l’encens) et ils le font jurer. Ils lui disent « cher Grand Prêtre. Nous sommes mandatés par le Tribunal et toi, c’est au nom de nous-mêmes et au nom du Tribunal que nous te mandatons. Nous te faisons jurer par Celui qui fait résider Son Nom sur cette Maison que tu ne changeras pas de tout ce que nous t’avons enseigné ».’
Quelle est la teneur de ce serment ?
Rashi explique : ‘On le fait jurer qu’il n’est pas Saducéen. En effet, les Saducéens mettent l’encens sur la pelle contenant les braises avant de pénétrer dans le Saint des Saints, alors que la Tradition Orale oblige de rentrer dans le Saint des Saints avec la pelle contenant les braises ainsi que la pelle contenant l’encens et de mettre l’encens sur les braises une fois entré dans le Saint des Saints seulement.’
A l’époque du Second Temple éclata un grand conflit entre les Maîtres de la Tradition Orale et deux élèves d’Antignos Ish Sokho, Tsadok et Baïtos. Ces deux derniers créèrent deux écoles qui se démarquaient de la Tradition : les Tsedokim, Saducéens, et les Baïtossim (Rambam, commentaire sur la troisième Mishna du premier chapitre de Avot, Rabbi Ovadia de Bartenura sur la onzième Mishna du premier chapitre de Avot). Ces écoles qui sortaient de la Tradition se targuaient d’expliquer les versets selon leur sens littéral et non selon la Tradition reçue oralement de Maîtres à élèves depuis le Sinaï. La Mishna cite plusieurs points de divergences sérieuses qui perturbaient la vie quotidienne du peuple juif de cette époque. Un des points névralgiques était la façon par laquelle le Grand Prêtre devait entrer dans le Saint des Saints à Yom Kippour.
X. Etude des versets.
Regardons les versets du début de la Parasha relative au service de Yom Kippour.
Vayikra 16,2:
ויאמר ה’ אל משה דבר אל אהרן אחיך ואל יבוא בכל עת אל הקודש מבית לפרוכת אל פני הכפורת אשר על הארן ולא ימות כי בענן אראה על הכפורת.
‘D. dit à Moshé : parle à Aaron ton frère, et qu’il ne rentre pas à tout moment dans le Kodesh (la partie très sainte du Temple) de l’autre côté du rideau en face du couvercle qui se trouve sur l’Arche pour qu’il ne meure pas, car c’est dans la Nuée que Je me montrerai sur le couvercle’.
Ce verset est l’introduction générale au service de Yom Kippour. Les fils d’Aaron sont rentrés dans le Sanctuaire le jour de l’inauguration du Tabernacle, du Mishkan, de manière impromptue et sont morts foudroyés. Par le verset qui nous occupe, D. prévient Aaron[30] qu’il ne devra pas rentrer dans le Sanctuaire à tout moment pour qu’il ne meure pas de la manière dont ses fils sont morts. Que signifie l’expression ‘car c’est dans la Nuée que Je me montrerai sur le couvercle’ ?
Rashi donne deux explications (nous en donnons notre traduction) :
‘Car c’est dans la Nuée que Je me montrerai. Car toujours Je suis visible là-bas dans la colonne de Ma Nuée. Etant donné qu’il y a en ce lieu le dévoilement de Ma présence, fais bien attention de ne pas avoir l’habitude d’y pénétrer facilement ! Ceci est le sens premier du verset. Nos Maîtres en donnent l’explication suivante : ne pénètre pas en ce lieu si ce n’est avec la nuée de Kétoret, d’encens, le jour de Yom Kippour.’
Ces deux explications sont fondamentales. Selon la première, le verset nous dit que D. est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, perceptible au sein du Kodesh HaKodashim, du Saint des Saints, mais du sein de Sa Nuée. La Nuée vient de D. qui dissimule Sa présence.
Dans la seconde explication, la Nuée est toute autre. C’est la nuée que le Grand Prêtre allume le jour de Yom Kippour. Le sens du verset sera donc : tu ne pourras entrer dans le Kodesh HaKodashim que le jour où tu allumes la nuée d’encens, de Ketoret, le jour de Yom Kippour.
Il y a un commandement de la Torah de faire fumer de la Ketoret sur l’autel du Sanctuaire, du Kodesh, deux fois chaque jour de l’année, une fois le matin et une fois l’après-midi (Rambam Hilkhot Temidim Ou Moussafim, chapitre 3, Halakha 1). Mais le jour de Yom Kippour le Grand Prêtre a le commandement d’amener exceptionnellement de la Ketoret de l’autre côté du rideau, à l’intérieur du Saint des Saints.
Regardons les versets (Vayikra 16,11 et 12) :
ולקח מלא המחתה גחלי אש מעל המזבח מלפני ה’ ומלא חפניו קטורת סמים דקה והביא מבית לפרוכת.
‘Il prendra une pleine pelle de braises ardentes de dessus de l’autel de devant D. et une pleine poignée d’encens très fin et il amènera de l’autre côté du rideau (qui fait séparation entre le Saint et le Saint des Saints).’
ונתן את הקטורת על האש לפני ה’ וכסה ענן הקטורת את הכפורת אשר על העדות ולא ימות.
‘Il mettra l’encens sur le feu devant D., et la nuée d’encens recouvrera le couvercle qui se trouve au-dessus du Témoignage (au-dessus des Tables de la Loi) et il ne mourra pas.’
Où y a-t-il matière à conflit dans l’explication de ces versets ?
Il y a, nous n’irons pas jusqu’à dire une contradiction, mais une certaine difficulté dans les versets. En effet le premier verset (verset 2) dit que le Cohen Gadol n’entrera pas dans le Kodesh HaKodashim à tout moment mais seulement lorsqu’il y aura la nuée d’encens dans le Kodesh HaKodashim (seconde explication rapportée par Rashi). Tandis que les versets 11 et 12, disent que ce ne sera qu’une fois que le Cohen Gadol sera dans le Kodesh HaKodashim qu’il mettra l’encens sur les braises. C’est-à-dire qu’il ressortirait du verset 2 que le Cohen Gadol ne pourrait rentrer dans le Kodesh que s’il y a dans ce Kodesh de la nuée Tandis qu’il ressortirait des versets 11 et 12 que le Cohen Gadol devrait entrer tout d’abord avec les braises et l’encens dans le Kodseh, et une fois là-bas seulement déposer l’encens dans la pelle remplie de braises.
La Tradition Orale explique que la base est comme le précisent les versets 11 et 12, c’est-à-dire que le Grand Prêtre prend tout d’abord des braises de dessus l’autel externe dans une pelle, ensuite prend une pleine poignée d’encens, amène l’ensemble de l’autre côté du rideau et dépose l’encens sur les braises une fois qu’il est à l’intérieur du Kodesh HaKodashim. C’est alors que se déploie la nuée d’encens. Il faudra comprendre alors rétroactivement le verset 2 de la manière suivante :
‘Aaron (le Grand Prêtre) ne rentrera dans le Kodesh que le jour unique dans l’année où il aura le commandement de faire monter une colonne de nuée d’encens dans ce Kodesh.’
Rashi, dans son commentaire sur la Guemara de Yoma 19b, explique la démarche des Tsedokim de la manière suivante :
‘A l’extérieur du Saint des Saints, c’est-à-dire dans le Sanctuaire, c’est là que les Tsedokim mettaient l’encens sur le feu. Ce n’est qu’ensuite qu’ils introduisaient l’encens fumant dans le Saint des Saints. Car ils expliquaient les versets de la manière suivante : « il ne viendra pas…seulement avec la nuée ». Et le verset dit en son début : « il ne viendra pas à tout moment dans le Kodesh », j’entends donc : « car dans la nuée », c’est-à-dire que c’est avec la fumée de l’encens qu’il viendra, et alors « je serai visible au-dessus du couvercle ».’
Pour synthétiser, les Tsedokim mettent l’accent sur le point suivant : il ressort apparemment du verset 2 que le Cohen Gadol ne peut rentrer dans le Kodesh HaKodashim que s’il y a de la nuée (d’encens). Comment cela serait possible de faire : il n’y a qu’une solution, c’est qu’il prépare la colonne de fumée déjà à l’extérieur du Saint des Saints, et qu’il n’y pénètre donc qu’avec cette fumée.
Mais cette option de lecture du verset 2 est apparemment vertement contredite par les versets 11 et 12 qui disent explicitement que le Cohen Gadol doit entrer avec la pelle de braises et la pleine poignée d’encens dans le Kodesh HaKodashim, et seulement à l’intérieur déposer l’encens sur les braises. Comment les Tsedokim peuvent-ils donc tellement insister sur leur démarche et causer de tels conflits ?
Rav Shimshon Raphaël Hirsch relève avec un humour mordant qu’ici nous avons du mal à comprendre la démarche des Tsedokim qui revendiquent toujours de suivre le sens littéral des versets, or ici leur démarche est franchement contredite par la lecture claire des versets 11 et 12 !
Il nous semble que l’ensemble de ce que nous avons étudié au sujet du Bouc Emissaire peut nous apporter des éléments d’analyse de ce grand débat.
Le verset 2 soulève une problématique centrale :
Comment peut-on rentrer dans le Kodesh HaKodashim ? Comment un être humain peut-il se rapprocher du lieu au sujet duquel D. dit : ‘car dans la Nuée Je serai visible sur le couvercle de l’Arche’ ?
Les Tsedokim disent : et bien voilà, le verset clame que pour ne pas mourir il faut qu’il y ait de la nuée. Alors comment faire ? Et bien il faut la préparer à l’extérieur du Kodesh HaKodashim car sinon on pénètrerait dans un lieu où il n’y a pas de nuée !
Ah mais les versets 11 et 12 spécifient explicitement que ce n’est qu’à l’intérieur du Kodesh HaKodashim qu’il faut que le Cohen Gadol mette l’encens sur les braises !
Les Tsedokim disent qu’il n’y a pas de choix : il faut qu’il y ait de la nuée. Notre Tradition que nous avons reçue de Maîtres à élèves depuis le Sinaï nous dit : l’important n’est pas qu’il y ait de la nuée, l’important est que le Cohen Gadol fasse un acte de mettre l’encens sur les braises, ce qui cause de la nuée.
Nous proposons, à partir de tout ce que nous avons étudié ici, de dire que, pour les Tsedokim, là où y a de la présence de D., l’acte de l’homme n’est pas décisif. L’homme ne peut, tout au plus, que faire une mise en scène à la gloire de D. : faire semblant qu’il y avait déjà de la fumée lorsqu’il rentre dans le Saint des Saints.
Notre Tradition nous force à ouvrir les yeux et à assumer le paradoxe irréductible qui ressort des versets : je ne peux pas rentrer à tout moment dans le Kodesh de peur que je ne meure. Je ne peux y entrer que le jour où j’ai le commandement de mettre de l’encens sur les braises de l’autre côté du rideau. La nuée n’est pas un décorum, une mise en scène. La nuée est la tension entre la présence de D. et l’acte libre de l’homme qui s’assume dans la simplicité du peu qu’il est capable de faire, en l’occurrence, ici, mettre devant D. l’encens sur la pelle remplie de braises.
Mais si je refuse cette tradition, alors mes instincts me forcent à tirer les choses soit que dans un sens soit que dans un autre : soit du tout divin, soit du tout humain. Mais que l’on vive une tension entre l’un et l’autre, ce n’est pas envisageable, quitte finalement à tordre les versets[31].
[1] La question posée ici par la Guemara est la suivante : nous sommes en train de définir quelles sortes d’offrandes, de Korbanot, sont soumis à l’interdit d’être offerts, d’être sacrifiés, hors du Temple. Or il y a deux sortes d’offrandes à D., des animaux offerts en sacrifice, qui seront égorgés et amenés sur l’autel du Temple, et d’autre part des biens multiples et divers, qui feront partie des trésors du Temple et de ses richesses. Cette seconde catégorie est appelée Kodshé Bédèk HaBayit. Or nous trouvons dans un verset de la Parashat Mattot que cette seconde catégorie est aussi appelée Korban. D’où la question : est-ce que des biens offerts en Kodshé Bédèk HaBayit sont soumis à l’interdit d’être égorgés hors du Temple ?
[2] A remarquer que le verset dit ‘Un taureau vient à naître’. Nos Maîtres apprennent d’ici (Rashi Traité ‘Houlin 60a) qu’un taureau dès sa naissance est appelé ‘taureau’. Le concept de bébé n’existe pas chez l’animal.
[3] Une Beraïta est un enseignement complémentaire à une Mishna.
[4] Ce point innovant nous semble même un paradigme de ce que sont les Korbanot, les offrandes à D. dans notre tradition. Nous pourrions développer plus, mais cela nous semble inutile.
[5] Rashi précise : tout au moins le volume d’une olive (KaZaït).
[6] Lui, c’est un masculin, mais la tradition orale nous enseigne que l’on parle de la mère.
[7] Ces Drashot ont été publiées en 2003 par notre ami le Rav Ye’hezkel Landau, descendant de l’auteur, le Noda BiYouda.
[8] Rav Ye’hezkel Landau (1713-1793) était un des grands décisionnaires et talmudistes des dernières générations. Grand Rav de la ville de Prague dans la dernière partie de sa vie, auteur du Noda BiYouda, livre majeur de Halakha. Nous rapportons la traduction de sa Drasha pour la manière parfaite dont il synthétise le sujet en quelques mots, quand bien même y a-t-il un certain décalage entre le style de sa génération et la nôtre.
[9] Nous retrouvons ici notre question.
[10] Nous traduisons le mot hébreu Tsoura par ‘forme’. C’est le concept aristotélicien de la pensée qui informe la matière, qui lui donne une forme.
[11] L’homme est appelé Adam en hébreu. On peut rapprocher le sens de ce mot à Adamé LaElion, qui signifie « je ressemblerai », ou bien rapprocher ce mot de Adama, qui signifie « la terre ».
[12] Cité par Rav Shelomo Wolbe dans le premier tome du Alé Shour (page 336).
[13] Ce Midrash va nous donner une explication extrêmement précieuse de ce qu’est le mauvais œil, explication qui n’a rien de magique ni de superstitieux.
[14] Outre le côté grandiose du verset, il y a aussi une certaine contradiction dans les termes en cela que Moshé est appelé והאיש משה, ‘Et l’homme Moshé’, ce qui est une expression pleine d’emphase, et la suite du verset : ‘est plus humble que tout homme (…)’. Comment ces deux éléments contradictoires peuvent-ils être compatibles ?
[15] Voir le petit ouvrage très pertinent de Pascal Bruckner : ‘le mariage d’amour a-t-il échoué ?’
[16] Rashi : avançons vite pour ne pas être derrière elle.
[17] Rav ‘Hanania bar Papaï, Rabbi Tsadok et Rav Kahana dont la Guemara rapporte le courage insigne qu’ils eurent pour ne pas fauter dans des situations limites et inextricables (Kidoushin 39b et 40a). Et D. témoigna au grand jour sur leur vertu.
[18] Nous ne voulons pas dire qu’il ne vit pas ce qu’il enseigne, bien au contraire, quelqu’un qui ne vit pas ce qu’il enseigne ne peut être un Maître en Israël, comme dit la Guemara (Moèd Katan 17a, ‘Haguiga 15b) : si le Maître ressemble à un Ange de D., apprends de sa bouche, sinon tu n’as pas le droit d’apprendre de sa bouche. Par contre nous voyons de notre étude que le Maître est un Maître s’il ne s’identifie pas à son enseignement.
[19] Rashi explique l’enseignement que Rabbi Yéoshoua ben Lévy apprend du verset de Téhilim de la manière suivante : ‘Celui qui égorge son mauvais penchant, après qu’il l’eût incité à fauter et qu’il l’égorge, le tue, fasse Teshouva et fasse acte de reconnaissance de sa faute devant D. , le terme Yékhabedénni, M’honore, contient deux Noun, c’est-à-dire M’honore deux fois, une fois dans ce monde-ci et une fois dans le monde futur.’
[20] Nous donnons ici l’explication de Ramban, Na’hmanide. Il y a bien évidemment d’autres démarches, mais ce n’est pas de toute évidence le cœur de notre sujet.
[21] Question posée dans la Mishna du premier chapitre du Traité ‘Haguiga (9a).
[22] La base de cette innovation vient d’un commentaire du Sod Yésharim qui sera abordé dans le paragraphe prochain.
[23] La base de cette analyse se trouve dans le Peri Tsadik de Rabbi Tsadok HaCohen Rabbinovitch, dans le quatrième Maamar sur Parashat Zakhor.
[24] Nous tentons d’en donner notre synthèse.
[25] C’est ainsi qu’il faut comprendre l’enseignement de Rabba dans la Guemara de Rosh HaShana : si je souffle le Shabbat du Shoffar, c’est comme si j’outrepassais les limites spécifiques de Shabbat et que je déplaçais le Shoffar dans la rue, ce qui est prohibé le Shabbat.
[26] Néanmoins la conclusion légale n’est pas comme Rabbi Shimon sur ce point (Rambam que nous venons de mentionner).
[27] Et d’ailleurs, ami lecteur, tu peux constater que lorsque nous abordons dans la vie des considérations comme celles que nous venons d’aborder, on ne parle plus que de D., ne sachant plus que faire d’autre chose.
[28] Nétsa’h Israël chapitre 2, Tiféret Israël chapitre 48 et Gour Arié Devarim chapitre 34, verset 12.
[29] Comme précité, le Maharal fait de très grands et nombreux développements à partir de ce Midrash. Nous essaierons ici d’en apporter ce qui nous semble absolument nécessaire pour notre propos.
[30] Ce verset s’adresse aussi à tout Grand Prêtre, dont l’archétype est Aaron justement.
[31] Il est significatif de remarquer qu’historiquement les Saducéens étaient le mouvement des gouvernants et des proches du pouvoir politique. En effet, le tout divin est toujours un argument de pouvoir.
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