La Paracha de Tetsavé est largement consacrée à la description des vêtements sacerdotaux, que portait le Cohen Gadol lors de son service au Temple. Ces détails, qui peuvent paraitre très techniques, sont en réalité extrêmement riches en enseignements. Notons d’abord que l’habit peut avoir deux fonctions. La première est la gestion du paraître, de l’image. En effet, les vêtements du Cohen Gadol devaient être à la hauteur de l’importance de sa fonction, ils devaient impressionner ceux qui les voyaient. C’est ce que le passouk donne comme première raison de ces habits : « lekavod ouletiferet », « pour l’honneur et pour la gloire » (Chemot, 28, 2). Mais la seconde fonction des habits, et celle qui va principalement nous intéresser dans le cadre de cette étude, est d’instiller en celui qui les porte un certain sens de ses responsabilités, pour qu’ils l’inspirent et l’aident à agir en conséquence. Ce rôle est décrit dans le passouk qui suit immédiatement : « lekadecho oulekahano li », « pour le consacrer et qu’il exerce son pontificat pour Moi » (Chemot 28, 3).
Parmi les huit habits du Cohen Gadol, deux se distinguent par le fait qu’ils contiennent les noms des fils d’Israel, des douze tribus : le Ephod (sorte de tablier à bretelles), dont les bretelles étaient assorties de pierres au niveau des épaules où étaient gravés les noms des douze tribus, ainsi que le ‘Hochen (pectoral), qui était lui porté sur le cœur. Les noms des bené Israel étaient donc portés par le Cohen Gadol de deux manières différentes : sur l’épaule « Aharon portera leurs noms devant Hachem sur ses deux épaules en souvenir » (Chemot, 28, 12) et sur le cœur « Aharon portera les noms des fils d’Israël sur le pectoral du jugement, sur son cœur, lorsqu’il viendra vers le sanctuaire, perpétuellement » (Chemot 28, 29).
La symbolique de ces vêtements sur lesquels sont inscrits les noms des bené Israel est claire : le Cohen Gadol doit constamment se rappeler qu’il a un rôle d’une importance cruciale, celui de plaider pour ses frères auprès d’Hachem, de prier pour eux, pour leurs besoins collectifs et individuels. Cette responsabilité est immense. A titre d’exemple, la Guemara (Makot) nous apprend que s’il arrive un homicide involontaire, c’est le Cohen Gadol qui est indirectement responsable de l’accident puisqu’il aurait dû prier pour que cela n’arrive pas. Ces inscriptions sur ses habits doivent donc le stimuler, pour qu’il fasse siens tous les besoins des membres du peuple juif, jusque dans les moindres détails. On comprend alors assez aisément qu’ils soient sur son cœur, le centre des émotions. Le Cohen Gadol doit ressentir une grande proximité affective avec ses frères qu’il représente. Mais pourquoi doivent-ils également être inscrits sur ses épaules ?
Rav Aharon Lopiansky (cité par Rav Eli Pielet) fait remarquer qu’il y a deux façons de porter un objet lourd et encombrant : soit en le tenant par les bras, soit en le chargeant sur ses épaules et en l’y liant tel un fardeau. Les deux ont un avantage et un inconvénient. Lorsqu’on porte dans les bras, l’avantage est la grande flexibilité : je peux à tout moment déposer l’objet et le reprendre. Mais ce mode de transport est moins efficace que le port sur les épaules, qui permet, lorsque l’objet est correctement lié, d’utiliser tout son corps pour porter l’objet plus efficacement, mais qui a un inconvénient : une fois la charge attachée à l’épaule, il m’est moins facile de la décharger et de la reprendre.
L’épaule représente l’engagement. Rav Yossef Salant (le Beer Yossef) rappelle que la Guemara (Meguila 8a) dit que celui qui a pris sur lui un Neder (un vœu contraignant) est comparé à quelqu’un qui aurait chargé la chose sur ses épaules. L’épaule est donc toujours liée à l’idée de contrainte, mais pas nécessairement dans un sens négatif : c’est justement en s’engageant, en agissant par obligation, qu’on peut développer des forces que l’on n’aurait pas pu espérer trouver dans le cadre d’une relation simplement affective et spontanée. Le Cohen Gadol doit certes se sentir proche des Bené Israël, les porter sur son cœur. Mais cela ne suffit pas, cela risque d’être intermittent et insuffisant : il faut aussi que cette proximité soit assortie d’un sens aigu de la responsabilité, représenté par les épaules. Plus encore, lorsque la Torah (Chemot 29,5) nous décrit dans quel ordre le Cohen Gadol devait s’habiller, il est précisé que le Ephod (et ses bretelles) devait être revêtu avant d’y fixer le ‘Hochen (pectoral). C’est donc que ce sentiment de proximité d’avec ses frères qu’il porte sur son cœur, doit être généré et augmenté par le fait qu’il est engagé envers eux, qu’il les porte sur les épaules. Lorsqu’il prie pour eux, ce n’est pas simplement par générosité, mais aussi parce qu’il le leur doit. Il ne leur rend pas un service, il est à leur service. C’est ce sens de l’engagement qui fait qu’il peut leur donner beaucoup plus, tout en laissant parler son cœur. Et ainsi, en les portant sur l’épaule, il peut les porter encore mieux sur son cœur.
Ce concept de l’épaule peut être étendu au concept du « Ol », le joug, qui a beaucoup d’autres applications. La relation à Hachem est décrite sous cet aspect, qui peut paraître au premier abord péjoratif, mais qu’il faut bien comprendre. Ainsi, les ustensiles du Michkan, qui symbolisent la manière dont on doit servir Hachem, doivent être portés sur les épaules entre les étapes, ce qui représente ce « joug » divin que l’on doit ressentir. Mais ici aussi, il faut dépasser la vision contraignante de ce qu’est le joug, pour voir qu’une relation de l’ordre de la responsabilité, de l’engagement et du devoir peut être beaucoup plus intense, que si elle est simplement régie par des sentiments momentanés. Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas aimer spontanément, avec le cœur, mais cet amour est augmenté lorsqu’il est inséré dans une relation de devoir. Bien sûr qu’Hachem nous demande de L’aimer, c’est même le premier commandement que l’on énonce dans le Chéma, mais celui-ci n’en reste pas moins une déclaration d’acceptation du joug divin : les initiales du Chema (Chin Mêm Ayin), lues à l’envers, donnent les initiales de « Ol Malkhout Chamayim », le joug divin.
C’est de cette manière aussi qu’il faut concevoir notre relation à l’étude de la Torah : nos sages parlent (Prikei Avot) d’un « Ol Torah », d’un joug de la Torah. Pourtant, nombreuses sont les sources qui insistent sur l’importance de prendre du plaisir dans l’étude de la Torah. Dans la bénédiction que l’on récite avant d’étudier, on demande : « vehaArev na et divrey toratekha befinou », que l’on traduit en général par « rends agréable les paroles de Torah dans notre bouche ». Mais le mot « Arev » a un deuxième sens : celui du garant qui prend la responsabilité (dans le cadre d’un prêt par exemple). Encore une fois, ces deux notions sont intimement liées (le troisième sens de la racine « Arev » étant d’ailleurs le mélange : mélange de douceur et de devoir). Historiquement, la Guemara (Chabbat) nous dit que lorsque la Torah a été donnée au Mont Sinaï, c’était sous la contrainte (Hachem a suspendu la montagne au dessus des Hebreux et leur a laissé le choix entre accepter la Torah ou mourir). Mais la Guemara de continuer : les bené Israël l’ont en réalité à nouveau accepté, cette fois tout à fait librement, lors des évènements de Pourim. Pourquoi fallait-il ces deux étapes ? Certainement parce qu’on peut encore mieux aimer lorsqu’on est engagé.
La vision juive du couple est aussi celle d’une relation double, à la fois de sentiments forts, mais qui sont d’autant plus intenses qu’ils proviennent d’un engagement fort, d’une conscience de la responsabilité mutuelle. C’est ce que sous-entend le Midrach qui nous dit que le passouk « Il est bon pour l’homme de porter le joug dès la jeunesse » (Eikha, 3, 27) parle du joug marital. Pas dans un sens dépréciatif, au contraire ! Encore une fois, l’idée est qu’à travers l’engagement, les sentiments peuvent s’inscrire de manière beaucoup plus durable et puissante que dans une relation libre, où rien ne pousse les individus à se dépasser, à donner plus que ce que leur cœur leur dicte en fonction de l’instant. Il est écrit à propos d’Itshak qu’il « prit Rivka, elle lui fut pour femme, et il l’aima » (Berechit 24,67). Rav Chimchon Rephael Hirsch fait remarquer que l’ordre du passouk est explicite : ce n’est qu’après l’avoir épousée, donc après s’être engagé pleinement envers elle, qu’il l’aima réellement. Porter sur l’épaule permet de mieux porter sur son cœur. Voilà la force de l’engagement.
Yattah –
Hazak.