Réflexion sur Vayikra. Des sacrifices du Mishkan à ceux du troisième Temple, par Madame Nathalie Bibas
par: Nathalie ARéflexion sur Vayikra
Des sacrifices du Mishkan à ceux du troisième Temple, par Madame Nathalie Bibas
Etude dédiée à la Refoua Sheléma de Yéouda Haïm Eli HaLévy ben Dina
Le livre de Vayikra s’ouvre sur un verset quelque peu énigmatique :
1 L’Éternel appela Moïse, et lui parla, de la Tente d’assignation, en ces termes: 2 « Parle aux enfants d’Israël et dis-leur: Si quelqu’un d’entre vous veut présenter au Seigneur une offrande de bétail, c’est dans le gros ou le menu bétail que vous pourrez choisir votre offrande. |
א וַיִּקְרָא, אֶל-מֹשֶׁה; וַיְדַבֵּר ה’ אֵלָיו, מֵאֹהֶל מוֹעֵד לֵאמֹר. ב דַּבֵּר אֶל-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וְאָמַרְתָּ אֲלֵהֶם, אָדָם כִּי-יַקְרִיב מִכֶּם קָרְבָּן, לַיהוָה–מִן-הַבְּהֵמָה, מִן-הַבָּקָר וּמִן-הַצֹּאן, תַּקְרִיבוּ, אֶת-קָרְבַּנְכֶם. |
Il est très étonnant qu’un livre en grande partie consacré à la description des sacrifices porte en introduction une phrase aussi conditionnelle … Le sacrifice n’est il pas une prescription intrinsèque ?
Pourquoi la Thora donne-t-elle l’impression de relativiser les prescriptions sur les sacrifices en les introduisant avec un conditionnel ? Comment comprendre dès lors le sens de tous les textes qui vont suivre sur le type de bête à amener, la manière de les préparer, de les consommer, la distinction entre les motifs de sacrifices, etc. Des prescriptions qui remplissent tellement le livre de Vayikra qu’on a tendance, de manière réductrice, à l’appeler le livre des Korbanot.
Mais en y regardant de plus près, c’est davantage à un « programme de Kedoucha » que ce livre invite. Il suffit pour s’en convaincre d’apprécier la diversité des sujets traités :
- Lois de Kedousha traitées dans les parashas בחוקותי בהר אמור קדושים
- Lois d’impureté traitées dans les parashas אחרי מות- מצורע- שמיני תזריע
- Lois sur les offrandes dans les parashas : שמיני –צו – ויקרא
Le recueil de prescriptions portées dans ce livre est en fait lié à l’exigence de sainteté imposée par la proximité du Mishkan, résidence divine sur terre. Car la présence divine n’est pas compatible avec une existence humaine qui ne respecte pas un haut niveau de sainteté. Mas alors quel rapport peut donc avoir la bête que l’on immole sur un autel pour dégager une bonne odeur pour D-ieu « Reah Nihoah » avec cette exigence de sainteté transverse au livre de Vayikra ?
Au-delà de cette question absolue, la lecture contemporaine des passages sur le sacrifice est un exercice bien difficile … La Thora relate-t-elle un culte antique que l’on étudie pour sa technicité ? Quel intérêt représente pour nous aujourd’hui la compréhension de ces textes ? Et surtout quelles règles nous donnent- ils dans la perspective très attendue du troisième Beth Hamikdash ?
A ce moment reconstituera-t-on le culte des sacrifices comme aux temps bibliques ? Et comment ceci s’articulerait-il avec la Tefila qui en avait justement pris le relais lorsqu’il n’était plus possible d’exercer ce rituel ?
Si cette question semble très contemporaine elle n’en a pas moins fait l’objet de nombreuses analyses de nos commentateurs. Avant de les détailler il est utile de rappeler que tous s’accordent sur le fait que le sacrifice ne permet de pardonner que les fautes commises par oubli, erreur, par conscience, pensée impure ou intention coupable. En aucun cas, ils ne sauraient absoudre leurs propriétaires de fautes volontaires ou commises par indifférence ou hérésie.
Rappelons encore que le terme « Korban » improprement traduit par sacrifice est construit autour de la racine « קרב » signifiant « proche ». Un Korban est par essence un acte visant la proximité avec D-ieu. Apporter un Korban c’est faire un geste pour se rapprocher de D-ieu que ce soit pour se faire pardonner une faute involontaire ou dans un élan de reconnaissance après un événement. Dès lors n’oublions pas la portée économique de ce geste. A l’époque du Mishkan et du Temple tout le monde ou presque est agriculteur ou éleveur. Apporter un animal en sacrifice est un acte de prélèvement sur son patrimoine qui exigeait un effort financier de la part du donateur.
Et ceci est particulièrement vrai pour les sacrifices entièrement consumés « עולה » , plus ou moins nuancé pour ceux qui étaient partagés entre D-ieu (part consumée), le Cohen avec la part lui revenant et le donateur repartant avec une partie plus ou moins importante de son Korban.
Les écoles de Maïmonide et Nahmanide
Sur la finalité des sacrifices, deux écoles s’affrontent donc, l’une autour de la pensée de Maïmonide, l’autre autour de Nahmanide.
Selon Maïmonide, le sacrifice vise à parer au danger de l’idolâtrie. Et il a de plus une valeur éducative pour le peuple, car en sacrifiant un animal érigé en dieu par les peuples environnants, on corrige par l’extrême opposé le penchant naturel à l’idolâtrie. Selon lui, le rituel des sacrifices n’est qu’une concession accordée au peuple compte tenu des cultes païens de l’époque. Et il n’aurait pas été possible dans ce contexte de demander au peuple de sanctifier le D-ieu unique sans proposer un culte ressemblant aux pratique païennes de l’époque.
En conséquence, la sagesse de D-ieu, dont la prévoyance se manifeste dans toutes ses créatures, ne jugea pas convenable de nous ordonner le rejet de toutes ces espèces de culte, leur abandon et leur suppression ; car cela aurait paru alors inadmissible à la nature humaine, qui affectionne toujours ce qui lui est habituel. Demander alors pareille chose, c’eut été comme si un prophète dans ces temps-ci, en exhortant au culte de D-ieu venait nous dire « D-ieu vous défend de lui adresser des prières, de jeûner et d’invoquer son secours dans le malheur ; mais votre culte sera une simple méditation, sans aucune pratique C’est pourquoi l’Eternel laissa subsister ces différentes formes de culte. Mais au lieu qu’elles soient rendues à des objets créés (…) Il les a transférées à Son nom et nous a prescrit de les Lui consacrer. Il nous ordonna donc de Lui bâtir un Temple »
Guide des égarés – chapitre III, article 32 – Traduction française – Editions Verdier
Maïmonide admet toutefois dans l’un de ces commentaires que ces commandements relèvent de la classe des « Mitsvot Houquayot », celles entourées du voile du mystère.
Nahmanide a une lecture plus absolue du sacrifice et considère qu’il a une finalité intrinsèque, celle de rapprocher le père et le fils en les faisant manger à la même table. Il s’appuie pour cela sur le texte du Midrash Rabba également repris dans le Yalkout :
Le roi dit « il mangera souvent à ma table et il y renoncera de lui-même » |
אמר המלך זה יהיה תדיר על שולחני ומעצמו הוא נזור |
Faisant une parabole avec le Am Israël, ce texte précise en fait que le roi invite son fils à manger à la table royale en permanence. Et laisse entendre que, par le lien qui s’opérera avec la répétition de ces repas pris à la table royale, le peuple renoncera de lui-même à l’idolâtrie. Le but apparent du sacrifice qui était de détourner le peuple de l’idolâtrie est ainsi occulté par un autre bien plus noble, celui de rapprocher le fils de son père en l’invitant à sa table.
Et de nombreux commentaires abondent dans le sens de Nahmanide. Déjà bien avant, le midrash Rabba, s’appuyant sur le verset introductif « אָדָם כִּי-יַקְרִיב מִכֶּם » donnait une valeur en soi aux sacrifices. En effet, selon cette lecture, le terme « אָדָם » et non « א’ש » qui aurait été plus usuel dans ce type de phrase impersonnelle, incite à prendre exemple sur le 1er sacrifice de l’histoire, offert au temps du 1er homme à une époque où l’idolâtrie n’existait pas. Ce geste spontané ne pouvait donc pas être motivé par la lutte contre les pratiques idolâtres mais bel et bien par une intention pure.
Cette valeur intrinsèque des sacrifices semble confirmée par la lecture de la prophétie de Malachie (III, verset 4)
4 Alors l’Eternel prendra plaisir aux offrandes de Juda et de Jérusalem, comme il faisait aux jours antiques, dans les années d’autrefois. |
ד וְעָרְבָה, לַיהוָה, מִנְחַת יְהוּדָה, וִירוּשָׁלִָם–כִּימֵי עוֹלָם, וּכְשָׁנִים קַדְמֹנִיֹּת |
Selon Yalkout, « aux jours antiques » évoque l’époque de Noah et « les années d’autrefois » est une allusion à l’époque d’Abel où l’idolâtrie n’existait pas quand les sacrifices étaient apportés de manière spontanée.
Une autre prophétie abonde dans le sens d’une valeur intrinsèque des sacrifices et non d’un simple dérivatif. Celle du prophète Isaïe (56,7) déclarant :
7 je les amènerai sur ma sainte montagne, je les comblerai de joie dans ma maison de prières, leurs holocaustes et autres sacrifices seront les bienvenus sur mon autel; car ma maison sera dénommée Maison des prières pour toutes les nations. » |
ז וַהֲבִיאוֹתִים אֶל-הַר קָדְשִׁי, וְשִׂמַּחְתִּים בְּבֵית תְּפִלָּתִי–עוֹלֹתֵיהֶם וְזִבְחֵיהֶם לְרָצוֹן, עַל-מִזְבְּחִי: כִּי בֵיתִי, בֵּית-תְּפִלָּה יִקָּרֵא לְכָל-הָעַמִּים. |
Selon l’auteur du Birkat Aharon , ce verset laisse entendre qu’aux temps à venir, lorsque le Temple aura diffusé les rayons de la foi monothéiste sur tout l’univers et qu’il deviendra le centre spirituel du monde entier, lorsque les derniers vestiges de l’idolâtrie auront cédé la place à la reconnaissance et à l’adoration d’un D-ieu unique, les sacrifices loin d’être dirigés contre un culte hérétique ou contre la pratique de la spiritualité feront les délices de Hashem.
Les partisans d’une finalité intrinsèque du sacrifice considèrent en outre que c’est l’attachement de l’être humain à son « moi » que Hashem demande à apporter en sacrifice. Cette vérité explique le sens de ce verset introductif, incompréhensible de prime abord :
: Si quelqu’un d’entre vous veut présenter au Seigneur une offrande de bétail, c’est dans le gros ou le menu bétail que vous pourrez choisir votre offrande. |
אָדָם כִּי-יַקְרִיב מִכֶּם קָרְבָּן, לַיהוָה–מִן-הַבְּהֵמָה, מִן-הַבָּקָר וּמִן-הַצֹּאן, תַּקְרִיבוּ, אֶת-קָרְבַּנְכֶם. |
Le Shlah explique que le terme « מִכֶּם » renvoie à une partie de son « moi », mobile de fautes, que l’homme doit apporter en sacrifice. Mais si l’homme se contente d’apporter un simple animal en sacrifice, sans rien sacrifier de ses intentions, le geste perd de son sens et ne devient plus que « קָרְבַּנְכֶם », c’est-à-dire votre offrande et pas la mienne.
L’auteur du Tania rejoint le Shlah sur cette notion de sacrifice d’une part de soi-même. Mais cette fois c’est l’instinct animal de l’homme qui est apporté sur l’autel. Et ce sont dès lors les termes « הַבְּהֵמָה מִן » à savoir l’instinct animal qui est le véritable objet du sacrifice.
Nahmanide a une lecture plus stricte encore du sacrifice et précise que le fauteur apportant un korban doit conscientiser le fait qu’il s’agit d’un protocole « מ’דה כנגד מ’דה – Mesure pour mesure » et que D-ieu accepte l’offrande de l’animal en échange de la vie de l’homme. Cette réflexion semble se refléter dans ce même verset, avec le terme « מִכֶּם » représentant l’acrostiche de l’expression « מידה כנגד מידה »
Enfin, le Midrash approfondit l’idée d’élévation avec une considération sur les 4 éléments de la nature : minéral, végétal, animal et humain. Chacun de ces éléments peut s’intégrer dans une classe supérieure à celle de son origine. Ainsi le règne minéral donne-t-il naissance aux végétations qui à leur tour s’élèvent en nourrissant le règne animal. L’homme peut ensuite faire de l’animal l’instrument de sa propre ascension morale permettant dès lors à l’animal d’atteindre le but suprême de la création. En revanche, si l’homme se laisse aller à ses pulsions et adopte une conduite vile au rang de l’animal il perturbe la marche ascensionnelle de la nature et contrecarre l’évolution harmonieuse des éléments et leur rapprochement de leur but supérieur.
Une ambition corrompue
Mais malgré toutes ces ambitions, l’histoire du peuple juif est parsemée de textes décrivant le dévoiement du culte des sacrifices et son retournement en un rituel où la finalité de se rapprocher de D-ieu s’est perdue à l’usage. La corruption des fils du grand prêtre Eli qui s’arrogeaient indument des parts de korbanot n’est qu’un des exemples saillants de ce dévoiement. Et la construction d’autels en dehors du Temple dès l’origine du royaume d’Israël pour éviter le détournement du peuple vers le royaume de Yehouda s’inscrit dans ce même registre.
A l’usage, le rite des Korbanot a fini par devenir une fin en soi, occultant son but originel de proximité avec D-ieu. Et pourtant, il est clair que ce n’était pas de viande que D-ieu avait besoin mais bien de ce que cet acte représentait d’effort et de volonté pour le donateur d’améliorer sa personnalité pour se rapprocher de Son créateur …
Sacrifices et idolâtrie en parallèle
Le livre des Rois est emblématique de cette période contrastée où le peuple s’adonnait à l’idolâtrie tout en maintenant les sacrifices quotidiens au temple. Elle nous laisse une impression de malaise quand on connait la fin de l’histoire. Les textes des prophètes abondent de remontrances sur cette ambivalence. Ils condamnent les sacrifices réalisés en alternance avec des activités idolâtres, ainsi que ceux apportés machinalement et sans intention.
Ainsi dans le livre de Jérémie :
20 A quoi me sert l’encens venu de Saba, et la canne exquise des pays lointains? Vos holocaustes ne me plaisent pas, vos sacrifices n’ont pas d’agrément pour moi. (chapitre 6) |
כ לָמָּה-זֶּה לִי לְבוֹנָה מִשְּׁבָא תָבוֹא, וְקָנֶה הַטּוֹב מֵאֶרֶץ מֶרְחָק; עֹלוֹתֵיכֶם לֹא לְרָצוֹן, וְזִבְחֵיכֶם לֹא-עָרְבוּ לִי |
Ou encore [1]
11 L’Eternel me dit encore: « Ne prie pas pour ce peuple, pour son bonheur.12 S’il jeûne, je resterai sourd à ses supplications; s’il m’offre des holocaustes et des oblations, je ne leur ferai pas bon accueil. Bien plus, par le glaive, par la famine et la peste, je vais le faire périr. » |
יא וַיֹּאמֶר ה’, אֵלָי: אַל-תִּתְפַּלֵּל בְּעַד-הָעָם הַזֶּה, לְטוֹבָה. יב כִּי יָצֻמוּ, אֵינֶנִּי שֹׁמֵעַ אֶל-רִנָּתָם, וְכִי יַעֲלוּ עֹלָה וּמִנְחָה, אֵינֶנִּי רֹצָם: כִּי, בַּחֶרֶב וּבָרָעָב וּבַדֶּבֶר, אָנֹכִי, מְכַלֶּה אוֹתָם. |
9 Eh quoi! Vous allez voler, tuer, commettre des adultères, faire de faux serments, encenser Baal et suivre des dieux étrangers, que vous ne connaissez point;10 puis, vous venez vous présenter devant moi, dans ce temple qui porte mon nom, vous écriant: « Nous sommes sauvés! » pour pratiquer encore toutes ces mêmes abominations! |
ט הֲגָנֹב רָצֹחַ וְנָאֹף, וְהִשָּׁבֵעַ לַשֶּׁקֶר וְקַטֵּר לַבָּעַל; וְהָלֹךְ, אַחֲרֵי אֱלֹהִים אֲחֵרִים–אֲשֶׁר לֹא-יְדַעְתֶּם. י וּבָאתֶם וַעֲמַדְתֶּם לְפָנַי, בַּבַּיִת הַזֶּה אֲשֶׁר נִקְרָא-שְׁמִי עָלָיו, וַאֲמַרְתֶּם, נִצַּלְנוּ–לְמַעַן עֲשׂוֹת, אֵת כָּל-הַתּוֹעֵבוֹת הָאֵלֶּה |
Le rituel des sacrifices n’a désormais plus cours. Il a été remplacé par le rituel des prières quotidiennes. Pourtant la pratique de la Tefila coexistait avec les sacrifices avant la destruction du Temple mais elle n’était pas institutionnalisée comme aujourd’hui. Le génie des sages de cette époque, sous l’impulsion de Rabbi Yohanan ben Zaccai a été de concevoir un judaïsme privé du Temple et apte à traverser l’Histoire jusqu’à la fin des temps. Et cette idée d’une sanctification du temps, transcendant l’espace dont on est privé, existe d’ailleurs déjà dans ce même livre de Vayikra qui intercale les célébrations des fêtes et du Shabbat au beau milieu de ceux relatifs à la sainteté du Mishkan comme pour nous indiquer la voie de pratiques liées au temps.
Les sacrifices rétablis avec le second Temple
La question majeure est dès lors de savoir si ce rituel des sacrifices sera rétabli avec le Mashiah et le troisième Temple ou si les prières quotidiennes le remplaceront définitivement ?
Pour répondre à cette question, on pourrait avancer que la Tefila institutionnalisée nous a permis de gagner la possibilité régulière d’une proximité avec D-ieu sans intermédiaire, et ce de manière décentralisée, sans avoir besoin de se déplacer en un lien central.
Mais d’un autre côté, le déplacement vers le Temple avait quelque chose de fédérateur pour le peuple au moment des fêtes de pèlerinage. Et que dire de l’émotion que devait ressentir le donateur lorsqu’il voyait le feu céleste consumer son sacrifice, comme un geste personnel de D-ieu envers lui. Il faudrait aussi imaginer le vécu des juifs pendant la période de « l’entre deux temples » à Babylone et l’émotion ressentie par les exilés de retour sur leur terre à l’inauguration du second Temple. Qu’ont-ils ressenti à la vue de la maison de D-ieu reconstruite ? Qu’ont-ils ressenti devant le feu divin venant de nouveau consumer un sacrifice ? Autant de signes que D-ieu était de retour parmi eux et que l’on avait reconstruit ce qui s’était perdu, en repartant sur de meilleures bases …
Et aujourd’hui ?
Mais après l’espoir suscité par le second Temple, nous en sommes de nouveau orphelins. Et ce depuis près de 2000 ans. La proximité visible avec le divin à Jérusalem a disparu. Le peuple juif a dès lors de nouveau développé des moyens de résistance temporelle à cette épreuve. Mais sont-ils suffisants ? Ces rituels nous ont permis de tenir et de maintenir une lignée juive discrète mais solide quand tous les autres peuples ont disparu. Mais nous restons affaiblis face à certaines menaces, et notamment celle de l’individualisme …
L’idolâtrie antique avec ses statues et ses rituels a disparu. Mais l’esprit qui l’animait existe encore. A l’instar de ces individus prêts à tout pour assouvir les besoins de dieux inertes, au nom de causes plus ou moins supérieures. Ne faut-il pas voir dans l’individualisme outrancier de notre époque une forme d’idolâtrie ? Un « Moi » hypertrophié qui prend le dessus sur toute autre considération et détourne l’individu de son attachement à D-ieu et par lien de causalité de son attachement à l’autre ? Un individualisme qui pousse souvent l’homme à ne plus se considérer qu’au travers de ses possessions matérielles. Dans certains cas, ce n’est pas la richesse qui traduit cet individualisme débridé mais plutôt l’adhésion à une cause de manière absolue et quelle qu’elle soit : politique philosophique, culturelle, artistique, … balayant tout sur son passage jusqu’à leur propre conscience et le respect de l’autre. Certains habilleront leur cause d’un argument usé comme « la fin justifie les moyens » mais l’expérience des causes dévoyées amène plutôt à dire que « les moyens qui déterminent la fin ». La cause est oubliée, passée aux poubelles de l’histoire, seul compte l’individu qui la porte
L’idolâtrie, « version 2.0 » serait donc sans doute quelque chose comme cela, un Moi omniprésent ne laissant guère l’autre s’exprimer, en dépit de discours prétendant le contraire d’ailleurs.. L’individu n’est plus tourné vers des statuettes inertes mais vers lui-même et ses tablettes animées. Et il lui sacrifie tout. ..Et face à ces idolâtries modernes, existe-t-il des « répliques » contemporaines des sacrifices antiques ?
On peut rappeler qu’à l’époque des sacrifices d’autres gestes plus discrets de prélèvement existaient déjà : Halla prélevée sur la pâte à pain, Maasser sur les fruits, caparot de kippour, orla sur les prémices des fruits etc. .. Comment comprendre ces gestes de prélèvement ou d’expiation qui nous accompagnent encore aujourd’hui ? Ne faut-il pas y voir une forme dérivée des Korbanot ? Une façon comme à l’époque du Temple de prélever quelque chose sur notre patrimoine pour se rapprocher de D-ieu ?
Et là encore, à la question de savoir quel sens donner à ces gestes devenus contemporains et réalisés de manière solennelle au mois de Tishri ou dans la banalité d’un geste quotidien, la réponse est une fois de plus dans l’intention qui l’accompagne et que seul D-ieu peut scruter dans le secret du cœur humain
Prélever un morceau de pâte à pain, c’est se souvenir du prélèvement originel de l’homme sur la terre au nom d’une générosité divine inouïe. Prélever le maasser d’un fruit ou attendre 3 ans avant de consommer les prémices d’un arbre c’est admettre que « Yech Adon Laaretz ». Et que la terre ne produit ses fruits que par la volonté généreuse de son Créateur. Offrir un animal en capara, c’est prendre conscience du fait que cet animal prend sur lui nos propres fautes, souvent consécutives à un orgueil.
Une intention et un sens qui toutefois n’existent et ne s’impriment dans le cœur humain qu’accompagnés de gestes même symboliques comme l’exprime clairement le Sefer Ha’hinoukh au nom de Maïmonide
Les mouvements du cœur sont sous la dépendance des actes. Aussi, si un homme vient à pécher, il ne pourra pas purifier son cœur par un simple mouvement des lèvres en disant « j’ai péché, je ne récidiverai pas ». il faut qu’il fasse une action d’importance pour son péché, qu’il prenne des boucs dans son bercail, qu’il se donne la peine de les amener au Temple auprès du prêtre et accomplisse tout ce qui est écrit à propos des sacrifices des pécheurs. L’importance de toutes ces démarches imprimera dans son cœur le sentiment de la gravité du péché et empêchera ainsi toute récidive.
Sefer Ha’hinoukh, Paracha Terouma
… Retour aux origines
Et c’est cette intention pure qui avait manqué à Caïn lors du premier sacrifice de l’humanité …
Caïn est le premier né de l’humanité. Issu de la première femme ayant fait la première expérience de la maternité. En devenant agriculteur, il marche sur les voies de sa mère qui a senti un être vivant se développer en elle. La terre, comme l’utérus, porte le germe de la graine et lui donne la possibilité de grandir. Cette expérience agricole de planter une graine et de la voir germer est un formidable concentré des mécanismes généreux de la création ayant abouti à la vie. En donnant naissance à Caïn, Hava s’exclame « קניתי איש את ה’» J’ai acquis un homme avec D-ieu. Le Rav Fhorman[2] voit dans cette phrase quelque chose de très fort et de déroutant, comme si Hava se considérait en partenaire égal de D-ieu par cette expérience de la maternité. Et Caïn est tout autant empreint de ce sentiment. L’expérience agricole lui fait revivre une forme de maternité détournée. Et il y trouve là une satisfaction personnelle qui lui fait oublier l’essentiel, le rôle de D-ieu dans cette éclosion. En offrant son sacrifice agricole, il agit dès lors dans un registre relatif. Il n’apporte ce sacrifice que pour s’attirer les bonnes grâces de D-ieu et non pour lui donner ce qu’il a de meilleur, de manière désintéressé. Et c’est pour cela que D-ieu rejette son sacrifice tout en lui donnant un conseil de conscience. La difficulté à laquelle Caïn est confrontée est alors de prendre la mesure des sentiments imparfaits qui accompagnaient son acte. Car l’acte accompagné d’un sentiment incomplet ou corrompu ne peut suffire à se rapprocher de D-ieu.
But principal et secondaire
C’est autour de cette idée que Maïmonide semble construire son raisonnement sur les motivations et finalités des sacrifices. Il précise son propos en distinguant les buts secondaires et accessoires. Selon lui, les sacrifices ne sont qu’un but secondaire pour se rapprocher de D-ieu, tandis que les prières se rapprochent davantage du but principal, de proximité avec D-ieu. Pour preuve, il évoque la possibilité d’exercer « en tout lieu et en tout temps » les actes cultuels individuels : tefila, tefilin, mezouzot, tsitisit etc. contrairement aux sacrifices extrêmement réglementés et codifiés tant par le lieu, le Beth Hamikdach, le moment que les acteurs intermédiaires (les cohanim)
Comme ce genre de culte n’avait qu’un but secondaire tandis que les invocations, les prières et d’autres pratiques du culte se rapprochent d’avantage du but principal et sont nécessaires pour l’atteindre, D-ieu a fait une grande différence entre les deux espèces (de culte). En effet, le culte de la première espèce –je veux dire celui des sacrifices- bien qu’il s’adressât à D-ieu, ne nous fut pas prescrit comme il l’avait été d’abord, c’est-à-dire d’offrir des sacrifices en tout temps. On ne pouvait pas élever des temples partout, ni prendre pour sacrificateur le premier venu, laisser « fonctionner quiconque voulait » (Rois I, 13, 33). Tout cela au contraire, D-ieu le défendit et il établit un temple unique « à l’endroit que l’Eternel choisira » ; on ne pouvait pas sacrifier ailleurs « garde toi d’offrir des holocaustes en tout lieu où il te plaira (Deutéronome 12, 13) et il n’y avait qu’une famille particulière qui put exercer le sacerdoce. Tout cela avait pour but de restreindre ce genre de culte, et de n’en laisser subsister que ce que la sagesse divine ne jugeait pas devoir être totalement abandonné. Mais les invocations et les prières se font en tout lieu et par qui que ce soit : il en est de même des Tsitsit, des mezouzot, des Tefilin et d’autres objets semblables du culte.
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Cette lecture corrobore bien le commentaire de l’expression très fréquemment associée aux sacrifices « רֵיחַ-נִיחוֹחַ לַיהוָה »
Selon Rav Eliezer Achkenazi, « l’odeur agréable », loin de garantir la validité du sacrifice insiste au contraire sur son évanescence. La Thora insiste ainsi sur le fait qu’il ne s’agit que d’une odeur agréable annonciatrice de ce qu’il est susceptible de faire à l’avenir et que s’il n’amende pas sa conduite il tombe sous le coup de l’invective. Le sens de la bonne odeur est ainsi qu’elle doit être l’annonciatrice des bonnes actions que celui qui l’apporte se prépare à faire. L’usage de l’odeur permet de désigner toute chose qui se laisse sentir avant qu’elle ne soit effectivement présente. Le rituel dévoyé n’est donc finalement rien d’autre que ces sacrifices sans odeur, car sans impact sur la conduite humaine. Et la similitude sonore entre les termes « Reah » et Rouah » conforte encore cette idée d’un lien fondamental entre l’acte et l’odeur, orienté par l’esprit.
Pour autant, on peut imaginer que même à la fin des temps, le défi humain restera de faire la synthèse entre matériel et spirituel, ce qui le distinguera d’ailleurs fondamentalement du règne des anges. Dès lors des gestes comme ceux que l’on pratique déjà comme sacrifier son temps pour autrui, pour l’étude, sacrifier son argent pour des œuvres, sacrifier son argent à l’étude, consacrer une part de ses biens à l’autre … prendront encore une importance considérable dans cette démarche de rapprochement vers D-ieu.
Et pour tenter de conclure sur cette question des sacrifices au 3ème temple, on peut s’inspirer des commentaires apportés aux prophéties d’Ezéchiel décrivant cette période ultime. Le texte de ces prophéties est d’ailleurs si étonnant que nos sages ont longtemps hésité à les intégrer au canon biblique. Car ils évoquent de multiples changements tant sur le rituel des sacrifices, que sur les dimensions du 3ème temple ou encore par l’absence de référence à certaines fêtes (Rosh Hashana, Kipour, Shemini Atseret) ? Changements finalement interprétés par nos maîtres comme des indices des changements qui auront lieu dans ces temps messianiques.
Car l’humanité qui aura le mérite de vivre cette époque sera différente de celle qui est racontée dans les livres d’histoire. Avec le temps, l’empilement des générations, la capitalisation sur les progrès de la civilisation, l’humanité s’est raffinée, anoblie. Bien sûr des poches de barbarie persistent à certains endroits et différents faits divers nous rappellent que l’homme est toujours capable du pire… mais il n’en demeure pas moins que dans l’ensemble, le progrès humain est là. Et que face à une humanité plus raffinée, plus évoluée, ayant appris à s’adresser à D-ieu directement, par des prières personnelles, le protocole des sacrifices tel qu’il se pratiquait à l’époque antique a toutes les chances d’être différent. En restera-t-il quelque chose ? ou pas ? Peu importe au fond. Ce qui est essentiel c’est d’intégrer que cette humanité mature et dans laquelle le peuple juif aura enfin pris pleinement conscience de son rôle de partenaire responsable de D-ieu sera sans doute davantage engagée dans un rôle de « finition » du monde ou de Tikoun de ce qui est imparfait que dans une démarche de recherche de pardon pour des fautes qui justifiait le plus souvent les sacrifices
Gageons donc que notre génération aura le mérite de voir rétabli le Temple et sera exposée au défi de l’actualisation de la pratique des sacrifices. Et qu’il y aura toujours semble-t-il une forme de consécration de quelque chose de matériel qui nous est cher pour accompagner et renforcer la portée de toute intention généreuse. Tout comme l’attrait pour le mal qui sera affaibli, on peut imaginer que le matériel aura perdu de son aura mais qu’il restera quand même présent et indispensable à nos vies. L’élévation humaine, ou le maintien du niveau passera alors comme avant par la consécration d’un bien matériel, selon un processus codifié certes. Mais l’humanité aura alors atteint un niveau tel qu’elle aura pleinement intégré la volonté divine dans sa conscience. Les lois et prescriptions seront toujours là mais elles seront admises par les hommes comme des éléments naturels de fonctionnement et non des demandes coercitives. Le sacrifice à apporter à D-ieu pour se faire pardonner une faute n’aura plus guère cours pour une humanité à ce niveau. Mais il restera sans aucun doute le sacrifice de bienveillance, celui que l’on apporte à D-ieu pour lui témoigner notre reconnaissance. L’essentiel étant comme toujours de donner ce que l’on a de meilleur et avec une intention pure
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