Parashat Lèkh Lékha. Pensée et générosité.
On 15 novembre 2025 | 0 Comments
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Parashat Lèkh Lékha. Pensée et générosité. Par Rav Gérard Zyzek

I. Début de la section Lèkh Lékha et derniers versets de la section Noa’h. 

Au début de la section Lèkh Lékha (Béréshit 12,1), l’Eternel s’adresse à Avram (il n’est encore pas appelé Avraham) et lui dit :
ויאמר ה’ אל אברם לך לך מארצך וממולדתך ומבית אביך אל הארץ אשר אראך.
« D. dit à Avram : va pour toi, de ton pays, de ta terre natale et de ta patrie, vers la terre que Je te montrerai ».

Mais qui est cet interlocuteur de D., qu’a-t-il accompli de si remarquable pour que l’Eternel s’adresse à lui et lui promette monts et merveilles ?  La Torah nous renseigne très peu sur ce qui a précédé cette première prophétie d’Avram.
Le Maharal de Prague dans le Tiféret Israël répond que la Torah ne nous renseigne pas sur les antécédents d’Avram pour que nous comprenions que la formation du peuple d’Israël dont Avram est le premier maillon ne dépend pas d’une attitude vertueuse d’untel ou d’untel mais s’impose fondamentalement de part la volonté supérieure du Créateur. Nous décrire les qualités particulières d’Avram qui auraient été antérieures à cette Révélation nous laisserait entendre que le choix de D. en Avram est conjoncturel alors qu’il est structurel.
Cependant les versets de la fin de la Parashat Noa’h nous donnent quelques indications de manière allusive (Béréshit 11,27 et 28).

ואלה תולדת תרח תרח הוליד את אברם את נחור ואת הרן והרן הוליד את לוט. וימת הרן על פני תרח אביו בארץ מולדתו באור כשדים.
« Voici les engendrements de Téra’h, Téra’h engendra Avram, Na’hor et Haran. Et Haran engendra Loth. Haran mourut au visage de son père Téra’h dans sa terre natale Ur en Chaldée. »

Que signifie l’expression « mourut au visage de son père » ? D’autre part le verset dit que Haran mourut à Ur sa terre natale, or le premier verset de la Parashat Lèkh Lékha dit que D. dit à Avram de partir de sa terre natale, or à ce moment Avram se trouvait à ‘Haran et non à Ur, ce qui laisse entendre que Ur était la terre natale de Haran et non celle d’Avram. En quoi cette nuance est-elle significative ?

II. « Haran mourut au visage de son père », commentaire de Rashi.

Que signifie cette expression ? Rashi, dans sa première explication, dit que nous pouvons comprendre cette expression dans le sens de ‘du vivant de son père’.
Dans une seconde explication, il rapporte le Midrash Rabba célèbre en traduisant l’expression « au visage de son père » par ‘à cause de son père’. Rashi rapporte le Midrash Rabba de manière concise. Rapportons-le selon la version même du Midrash Rabba (Béréshit Rabba 38,13) :
‘Le père d’Avram, Téra’h, était un fabricant de statues d’idolâtrie. Un jour son père devait partir, il plaça Avram comme vendeur à sa place. Un homme vint et voulut acheter une statue. Avram lui dit : quel âge as-tu ? Il lui répondit : cinquante ou soixante ans. Il lui dit : Malheur à l’homme de soixante ans qui se prosterne à une chose faite ce matin même ! L’homme partit plein de honte. Vint une femme avec un plat rempli de farine. Elle lui dit : offre cette farine à tes statues ! Il prit une cognée et brisa toutes les statues et plaça cette cognée dans les bras de la plus grande d’entre elles. Quand son père revint, il dit : mais qui a fait tout cela ? Avram lui répondit : que puis-je te dire ? Une femme est venue avec un plat rempli de farine. Elle me dit d’offrir cette farine aux statues. Et c’est ce que je fis. Mais telle statue a dit : c’est moi qui veux manger cette farine ! et l’autre dit : c’est moi qui veux manger cette farine ! La plus grande statue s’est levée, a pris la cognée et les a toutes brisées. Téra’h lui dit : qu’est-ce que tu me racontes ? Est-ce que ces statues savent quoi que ce soit ? Avram lui dit : que tes oreilles entendent ce que tu sors de ta bouche !
Téra’h prit son fils et le dénonça à Nemrod (le dictateur de la ville de Ur). Celui-ci lui dit : prosterne-toi au feu ! Avram lui dit : à ce compte-là il faudrait se prosterner à l’eau qui éteint le feu ! Prosterne-toi à l’eau ! Il faudrait plutôt se prosterner aux nuages qui contiennent l’eau ! Prosterne-toi aux nuages ! Si c’est ainsi pourquoi ne pas se prosterner au vent qui disperse les nuages ? Prosterne-toi au vent ! Alors prosternons-nous à l’homme qui contient en lui le vent ! Tu parles, tu parles ! Moi je ne me prosterne qu’au feu et je vais te jeter dans le feu et que vienne la divinité devant laquelle tu te prosternes et qu’elle te sauve ! Et Haran son frère était présent et il était partagé en lui-même. Il se disait : si Avram gagne, je suis avec Avram, si Nemrod gagne, je suis avec Nemrod. Quand Avram fut jeté dans la fournaise ardente et qu’il en fut sauvé, ils lui dirent : et toi, tu es avec qui ? Il dit : je suis avec Avram. Ils le prirent et le jetèrent dans le feu. Ses entrailles se consumèrent et il mourut. C’est ce que dit le verset « Haran mourut au visage de Téra’h son père. ».’

Rashi résume ce Midrash en disant qu’il faut comprendre l’expression « au visage de Téra’h son père » dans le sens de « à cause de son père ». Cette traduction de cette expression nous laisse perplexe. En effet, si nous reprenons le cours du récit, la mort de Haran est complètement collatérale du drame de la relation entre Avram et son père qui l’a dénoncé au tyran de l’époque. Avram aurait dû mourir à cause de son père, ce qui ne fut pas le cas, et non Haran.
D’autre part nous ne comprenons pas les mots avec lesquels le Midrash rend compte du dilemme auquel était confronté Haran. Il se disait : ‘si Avram gagne, je suis avec Avram, si Nemrod gagne, je suis avec Nemrod’. Que signifie cette expression : si Avram gagne etc ? La question n’est pas de savoir s’il y a quelqu’un qui gagne mais : est-ce qu’Avram va s’en sortir ?


III. Proposition de résolution de nos questions.


Nous proposons la démarche suivante. Avram ne comprenait pas le comportement de ses contemporains. Il essayait de comprendre mais il se heurtait à des impasses. Plusieurs Midrashim (Midrash HaGadol, Séder Olam Rabba, chapitre 24 du Pirké de Rabbi Eliézer) disent qu’Avraham était contemporain de la construction de la Tour de Babel dont l’initiateur était justement Nemrod.
Le Midrash HaGadol dit : ‘Si un homme tombait et mourrait (lors de la construction de la Tour), personne n’y prêtait attention. Si par contre une brique tombait, ils pleuraient et disaient : quel malheur, comment est-ce possible de réparer la perte de cette brique ? Avraham passait, il avait quarante-huit ans lors des faits’.
Il était atterré par leur inhumanité, leur cruauté. Il réfléchissait. Et en vint à comprendre qu’il y a une force unique première qui régente toute réalité. Comme nous l’avons remarqué plus haut, il ressort des versets qu’Avram n’était pas natif de Ur, il était un immigré. Il ne comprenait pas ce qui se tramait dans cette grande capitale absurde. Et il assuma ce qu’il comprenait et ce qu’il ne comprenait pas. Par contre son frère ne voyait pas de problème. Il n’avait pas construit une réflexion. Le Midrash dit que son problème était : qui va gagner ? Nous pouvons traduire cela en d’autres termes : je vais dire ce qui marche, ce qui correspond aux codes de la société, ce qui est accepté par ‘les gens’. Les parents m’amènent au monde, ce qui est une générosité infinie, mais c’est à moi de me façonner ma place spécifique dans mon existence. Pour reprendre les mots de Rashi, Haran est mort à cause de Téra’h son père, en cela qu’Haran n’a pas tissé sa réflexion précise à lui, il suit ce que son père lui a inculqué, de s’insérer dans le monde, dans l’autorité, dans ce qui marche. Il est mort au visage de son père, que nous pouvons traduire par ‘impressionné par son père’. Nous proposons de dire que la fournaise ardente à laquelle Avram est confronté, et aussi Haran, c’est la pression sociale, la pression de mes contemporains. Assumer sa réflexion personnelle face aux codes sociaux, c’est assumer de griller en quelque sorte face à l’inconnu du chemin que personne d’autre que moi n’a encore frayé. Haran est mort à cause de son père, pour reprendre les mots de Rashi, c’est-à-dire qu’il est mort écrasé par les codes du monde dans lequel son père l’a amené.
Avram est considéré dans notre Tradition comme l’homme du ‘Hessed, de la générosité. La Guemara dans le Traité ‘Haguiga (3a) dit qu’Avram est appelé Nadiv dans les versets (Téhilim 47,10). Nadiv, נדיב, signifie ‘généreux’. Rashi explique en quoi Avram est-il généreux :
שנקרא נדיב על שם שנדבו לבו להכיר בוראו.
‘Avram est appelé Nadiv car son cœur lui offrit de reconnaître son Créateur’.
Réfléchir (et assumer sa réflexion) est un acte de bonté, de générosité, c’est une offrande. Instinctivement nous avons la paresse d’analyser les choses, nous acceptons la propagande dispensée par le milieu dans lequel nous vivons. C’est une attitude de confort, de recherche d’intérêt, social, politique, financier. Réfléchir nécessite un effort, une dimension de don, de désintéressement. Réfléchir peut nous mener à être confrontés à des épreuves majeures, comme nous le voyons justement au sujet d’Avram qui fut confronté à la fournaise ardente.  

Si cette démarche d’Avram est tellement fondatrice, pourquoi les versets de la Torah ne nous en font pas part explicitement ?
Nous proposons de dire que la Torah ne veut pas limiter la recherche et l’analyse à la seule démarche d’Avram, il nous incombe à chacun de trouver notre entrée et notre accroche dans ce qui fait le cœur et le moteur de notre existence.


IV. Torah écrite et Torah orale.

Un des fondements de la Tradition Juive est que Moïse a reçu au Sinaï de D. la Torah écrite et la Torah orale. La plupart des personnes comprennent aisément qu’il puisse y avoir une Torah écrite, mais quelle est la pertinence de dire que la Tradition orale fût aussi reçue au Sinaï ? Nous venons de prendre conscience de l’étude présente d’une tension entre ce que le texte de la Torah nous enseigne et le bagage puissant que la tradition orale nous aide à lire entre les lignes. Nous pouvons dire ainsi :
le texte de la Torah même est la Torah éternelle, historique et trans-historique. La Tradition orale représente les outils que Moïse a reçus au Sinaï pour que tout un chacun, à chaque époque, trouve un écho concret de cette Torah dans sa vie concrète et dans ses problématiques humaines et existentielles. C’est grâce à ce corpus oral que la Torah peut se transmettre et se renouveler de génération en génération et insuffler un souffle de vie dans le texte de la Torah.

(1) Un de mes élèves me fit remarquer que, de la même manière, au fil des générations combien d’enfants d’Israël furent-ils aussi confrontés au fait d’assumer d’aller sur le bûcher pour rester juifs. 

(2)  Et encore de manière extrêmement allusive des mots « au visage de son père » qui d’ailleurs parlent d’Haran et non d’Avram

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