Rabban Yo’hanan ben Zakaï nous enseigne dans la Mishna de Pirké Avot (second chapitre, Mishna 9) que la base de toute bonne démarche dans la Torah est de développer en nous d’avoir un cœur bienveillant, Lev Tov.
Néanmoins, bien que nous soyons profondément convaincus de la justesse de cet enseignement, nous avons du mal à visualiser en quoi peut consister ce ‘bon cœur’ dont parlent nos Maîtres.
L’étude d’un passage apparemment assez technique du Traité ‘Houlin peut nous apporter un contenu très précis à ce que peut signifier cette notion de Lev Tov, de cœur bienveillant.
I. Traité ‘Houlin 6a.
רבי זירא ורב אסי איקלעו לפונדקא דיאי אייתו לקמייהו ביצים המצומקות ביין רבי זירא לא אכל ורב אסי אכל א »ל רבי זירא לרב אסי ולא חייש מר לתערובת דמאי א »ל לאו אדעתאי א »ר זירא אפשר גזרו על תערובת דמאי ומסתייעא מילתא דרב אסי למיכל איסורא השתא בהמתן של צדיקים אין הקב »ה מביא תקלה על ידן צדיקים עצמן לא כל שכן נפק רבי זירא דק ואשכח דתנן הלוקח יין לתת לתוך המוריים או לתוך האלונתית כרשינין לעשות מהן טחינין עדשים לעשות מהן רסיסין חייב משום דמאי ואין צריך לומר משום ודאי והן עצמן מותרין מפני שהן תערובת.
‘Rabbi Zira et Rav Assé sont arrivés chez un hôte dans la ville de Ihi. Ces hôtes amenèrent devant eux un plat d’œufs frits avec du vin. [Pour comprendre la suite il faut savoir que cette scène se passe en terre d’Israël et qu’en Israël s’appliquent les commandements liés aux fruits de la terre. En effet la Torah nous enjoint d’effectuer plusieurs prélèvements sur les fruits de la terre d’Israël : la Terouma, le Maasser, la Teroumat Maasser, le Maasser Shéni, le Maasser Ani. Nous ne cherchons pas ici à expliquer en quoi consiste chaque prélèvement. Il est par contre évident que ces commandements sont complexes et beaucoup de personnes, bien que pieuses, ont du mal à connecter comment faire ces prélèvements. Les Sages de la Mishna ont constaté que la majorité des ignorants effectuent ces prélèvements comme il se doit, néanmoins une minorité significative prélève la Terouma mais est négligente sur la Teroumat Maasser et le Maasser Shéni. De ce fait les Sages de l’époque du Second Temple ont institué qu’un connaisseur doit reprélever dans le doute la Teroumat Maasser et le Maasser Shéni d’aliments à base de végétaux appartenant à des ignorants ou venant d’ignorants. Cette récolte d’ignorants prend le statut de דמאי, Dmaï, terme qui signifie : Da-Maï, ‘ça c’est quoi’ ? Les hôtes de Rabbi Zira et Rav Assé étaient des ignorants, donc le vin, étant produit de la terre, mélangé aux œufs frits a priori pose problème, c’est le sujet qui nous occupe]
Rabbi Zira n’en mangea pas. Rav Assé mangea de ces œufs cuits au vin. Rabbi Zira dit à Rav Assé : Mais est-ce que monsieur ne craint pas le fait que du Dmaï soit mélangé dans le plat ? Rav Assé lui répondit : je ne m’étais pas rendu compte (au fait qu’il y avait du vin dans le mélange).
Rabbi Zira a réfléchi et s’est dit : est-ce que c’est possible que le Dmaï soit interdit par nos Maîtres sous forme de mélange et que les circonstances fassent que Rav Assé mange de l’interdit par erreur ? Est-ce qu’il est possible que D. amène une embûche dans les mains des justes ?
Rabbi Zira a recherché et a trouvé l’enseignement suivant :
‘Si quelqu’un achète du vin de chez un ignorant pour le mettre dans un condiment appelé Mourias ou bien pour mettre dans du Alountit, il est enjoint d’effectuer les prélèvements de ce vin à titre de l’institution de Dmaï [Le Mourias est un condiment dont la base est de la graisse de poisson. On l’améliore en y mettant entre autres du vin. L’Alountit est une boisson faite d’eau de source, de vin vieux et d’huile de myrrhe. La graisse de poisson n’est pas un végétal, donc ne soulève pas de problème de prélèvements, l’huile de myrrhe nonobstant le fait qu’elle soit un végétal n’est pas un aliment en tant que tel et n’entre pas dans les obligations de prélèvements. Le problème ne touche donc que le vin.]
(…) Par contre si cette personne achète d’un ignorant du Mourias dans lequel se trouve déjà de son vin ou de l’Alountit, cette personne n’aura pas à reprélever le vin dans le doute car le Dmaï se trouve sous forme de mélange (et les Sages n’ont pas décrété la notion de Dmaï lorsque les aliments de l’ignorant se trouvent sous forme de mélange).’ [Nous n’avons traduit que les membres d’enseignements directement liés à notre propos]
Il ressort donc de cette Beraïta que Rav Assé n’a enfreint aucun interdit en mangeant de ces œufs frits mélangés dans du vin provenant d’un ignorant.
II. Relisons ce passage.
Essayons de réaliser de quoi parle ce passage de Guemara. Deux Maîtres éminents sont en voyage. Ils arrivent dans un relai d’étape et logent chez l’habitant. Leur hôte est quelqu’un de la communauté juive mais est une personne pieuse mais ignorante des détails halakhiques, ce que l’on appelle עם הארץ , Am HaArets. Légalement quelqu’un de féru peut se fier à la Cacherout de quelqu’un d’ignorant selon certaines conditions. Un point a été particulièrement mis en relief par nos Maîtres ce sont les lois relatives aux prélèvements que l’on doit effectuer sur les produits végétaux de la terre d’Israël et les Sages ont institué que dans l’incertitude on a l’obligation légale de prélever la Teroumat Maasser et le Maasser Shéni des produits agricoles d’un ignorant. Et voilà que Rav Assé mange de ces œufs frits avec du vin d’un ignorant. Rabbi Zira pense que légalement il est interdit de manger de ce plat. Il lui dit : cher ami, pourquoi avez-vous manger de ce plat ? L’autre lui répond : eh ben je ne m’en étais pas rendu compte, je n’ai pas bien fait attention qu’il y avait du vin dans le plat.
Personnellement si j’avais été confronté à une telle situation j’aurais abordé les choses de manière complètement différente à ce que nous rapporte notre passage de la Guemara. Je me serais dit en moi-même : tout d’abord j’ai bien fait de ne pas manger de ce plat. Deuxièmement ce Rav Assé c’est bien un imbécile ! C’est bien fait pour lui. N’a-t-on pas du plaisir des erreurs d’autrui ? A tel point que l’on m’a rapporté [1] que nos chers amis les allemands ont thématisé cela en un concept ‘die Schadenfreude’, ‘la joie face à l’erreur d’autrui’.
Au lieu de cela Rabbi Zira s’est interrogé : mais comment est-ce possible que mon ami Rav Assé, éminent Maître ait pu trébucher en mangeant de ce plat sujet à caution ? C’est clair : c’est parce que j’ai dû me tromper et que l’institution de Dmaï ne doit pas être instituée sur les aliments végétaux d’un ignorant sous forme de mélange ! Rabbi Zira s’est alors investi à relire tout le sujet et à revenir de ses certitudes, et finalement après recherche il a découvert dans une Beraïta que c’est lui-même qui avait tort et non son prochain. Et ceci sera la conclusion légale, voir Rambam Hilkhot Maasser chapitre 13, Halakha 18 [2].
III. Y a-t-il une Cacherout à deux vitesses ?
Tossefot dans le Traité ‘Houlin 2b דה »מ טמא בחולין מאי למימרא nous enseigne que la Torah nous enjoint d’être particulièrement scrupuleux dans les lois de Cacherout. Souvent des personnes s’interrogent : mais pourquoi toutes ces précautions ? Y a-t-il une Cacherout à plusieurs vitesses, des cashères pour certaines personnes et qui ne le sont pas pour d’autres ? Cela ne crée-t-il pas des clivages au sein de la communauté ? Effectivement ces questions peuvent être légitimes.
Tossefot nous enseigne que l’on apprend cette injonction du verset (Vayikra 11,44) והתקדשתם והייתם קדושים, « Rendez-vous Kadosh et soyez Kadosh ! ». C’est-à-dire, faites bien attention à ce que vous mangez et Je vous rendrai Kadosh, dit D. [3] . Par l’attention précise à ce que l’on mange et l’accomplissement attentif des commandements qui s’y rattachent, D. donne à l’homme la capacité d’un regard fin et non instinctif à ce qui l’entoure. Ici nous voyons l’attitude complètement non-instinctive d’un Maître qui se remet en question à partir de quelque chose qui pourrait être considéré instinctivement comme l’erreur d’autrui. C’est ce que nous pourrions appeler un regard bienveillant, un cœur bienveillant : Lev Tov [4].
[1] Je remercie ici mon ami Rav Yehiel Klein pour cette information.
[2] Au sujet de ce qui s’appelle un mélange dans le sujet qui nous occupe, voir le Derekh Emouna de Rav Haïm Kanievski sur ce Rambam, §124 et Tsioun HaHalakha §214.
[3] Rabbi Ye’hezel Landau et Rabbi Betsalel Renschbourg sur Tossefot disent que la source de ce Midrash se trouve dans le Midrash Tana Débé Eliahou première partie Chapitre 15 rapporté dans le Yalkout Shimoni Parashat Ki Tissa fin du §386.
[4] C’est un cadeau de D. . « Rendez-vous saints et Je vous rendrai saints ».
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