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Siyoum (conclusion) du traité Guittin : du Tikkoun ha’Olam

par: Rav Yehiel Klein

Publié le 22 Aout 2023

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I – Rabbi Tsadok haCohen [1] ramène une tradition selon laquelle tout sujet abordé dans un traité du Talmud à un rapport certain avec l’objet principal de celui-ci.

Ceci constitue alors une occasion formidable pour analyser la structure des nombreux traités du Talmud, qui semblent apparemment au contraire être un mélange de sujets disparates, sans le souci de classification auquel notre monde contemporain est habitué.

Démarche d’autant plus enthousiasmante dans les Études du type ‘’Daf haYomi’’ [2], dont le rythme accéléré permet d’appréhender l’ensemble du corpus, à défaut de pouvoir l’analyser en profondeur.

II – De ce point de vue le traité Guittin est riche d’enseignements.

Son sujet principal est le divorce, c’est à dire l’analyse exhaustive des modalités des quelques versets du Deutéronome (XXIV, 1- 4), où la Torah prévoit que : « Quand un homme aura pris une femme et vécu avec elle ; si elle cesse de lui plaire, parce qu’il aura remarqué en elle quelque chose de malséant, il lui écrira un livre de divorce, le lui mettra en main et la renverra de chez lui »

Mais vient s’y greffer d’autres thèmes, dont la présence doit nous interpeller :

En premier lieu, le traité parle beaucoup des esclaves cananéens [3] et de leur affranchissement. C’est le parallèle du divorce qui est une séparation – on comprend le rapport.

Puis au début du troisième chapitre, au détour d’une loi portant sur le divorce, la Michna entame une longue digression au sujet d’une notion fameuse : le Tikkoun ha’Olam, « l’intérêt de la société [4]» puis d’une notion voisine de Darkeï Chalom, de la « concorde sociale »

Et c’est en commentant ces Michnaïots que le Talmud entreprend de raconter dans les détails les événements terribles qui ont eu lieu lors de la Destruction du Deuxième Temple, passages tragiques où les martyrs ne manquent pas, et qui sont parmi les seuls que l’on a le droit, que l’on est encouragé à étudier le jour commémoratif du Neuf Av.

Enfin, il est remarquable qu’à la toute fin du traité (90b), le Talmud réunit les deux sujets en déclarant au nom de Rabbi Eléazar que : ‘’tout celui qui se sépare de sa première épouse, l’Autel lui-même en verse des larmes, comme il est écrit (Malah’ie II, 13-14) : « Et voici un autre méfait de votre part: vous êtes cause que l’autel du Seigneur est couvert de larmes, de pleurs et de sanglots, si bien que [Dieu] ne peut plus se complaire à vos offrandes ni accepter de présent de votre main. Et vous dites: « Pourquoi cela? Parce que l’Eternel est témoin entre toi et la femme de ta jeunesse, que tu as trahie, elle qui est ta compagne, la femme unie à toi par un pacte »

III – Alors, quel peut bien être le rapport entre ces diverses thématiques ?

Si l’on comprend que le récit de la Destruction du Temple doive trouver sa place dans le traité sur le divorce, parce que comme ne le cessent de le rappeler les Prophètes [5], le rapport de Dieu à l’Assemblée d’Israël est quelque part un rapport marital, l’apparition du Tikkoun ha’Olam et du Darkeï Chalom paraît moins évidente, et doit être interrogée !

IV – Et bien, on peut d’une certaine manière affirmer que le divorce lui-même est un Tikkoun ha’Olam. Et son apparition dans la Torah indiquant aux Sages d’Israël que cette notion est à intégrer dans la législation.

Et ceci parce que normalement on ne devrait pas pouvoir divorcer.

L’union est un homme et une femme, qui pour la Torah est une sanctification [6] (Kiddouchin 2b, Maïmonide Ichout I, 1), quelque chose de si élevé au summum de la civilisation, qu’il est impensable qu’un tel engagement pris devant D. et devant les hommes puisse être annulé, et que chacun des conjoints puisse s’en aller de son côté contracter une autre alliance avec le nouveau partenaire de son choix.

D’ailleurs le Ram’’a [7] dans le Even ha’Ezer XXVII, 1, nous apprend que si il y’ a une habitude universelle de se marier par le don d’ un anneau nuptial, c’est (dit le Tikkouneï haZohar)[8] pour se souvenir de la première Alliance, qui est celle des Eaux d’En Haut avec celles d’En Bas – le cercle étant le symbole de l’alliance, etc…

Cela signifie que le monde ne peut pas subsister sans certaines alliances : pour les êtres humains, ce serait le couple, et, par conséquent il ne pourrait jamais être défait.

Et c’est en effet ainsi, comme le fait remarquer le Sefer haHinoukh’ [9], que le conçoivent les civilisations qui nous entourent : le divorce n’a longtemps pas eu sa place dans l’Occident Chrétien, et en Orient, il est au contraire trop aisé pour l’époux de répudier son épouse, ceci venant plutôt indiquer qu’il n’y a pas eu auparavant d’alliance vraiment égalitaire entre les deux partenaires.

La Torah ne perçoit pas les choses ainsi.

Elle conçoit que, quelque ait été par ailleurs l’intensité et la valeur du mariage qui a précédé, le couple ne puisse plus vivre ensemble, et qu’il soit nécessaire alors, par humanité, dans l’intérêt de la société, puisqu’il est écrit (Proverbes III, 17) : « Ses chemins [à la Torah] sont agréables, et toutes ses voies mènent à la concorde »[10], qu’ils puissent se séparer et reconstruire leur vie chacun de son côté.

On ne pourra cependant pas passer sous silence le fait que l’ultime Michna du traité [11] pose des conditions à ce divorce, et que c’est l’occasion d’une controverse entre les plus illustres Sages d’Israël qui nous y est exposée.

Développer ceci outrepasserait le cadre de cette courte présentation, mais on ne peut comprendre la vision toraïque du couple si on en fait l’économie.

Quoi qu’il en soit, le fait que le divorce soit soumis à condition vient nuancer nos propos, en montrant que le mariage est une alliance absolue – tant qu’il dure !…

Parce qu’il peut arriver que de nouvelles circonstances, l’évolution individuelle de chaque conjoint par exemple [12], a pour conséquences que ce qui au moment du mariage semblait (et était vraiment) parfait et plein d’avenir n’est malheureusement plus d’actualité.

Et ceci parce que la différence de l’alliance originelle, le mariage entre un homme et une femme concerne les êtres humains qui, par définition, sont soumis au changement12.

C’est ce qu’explique le Rav Chimchon Raphaël Hirsch (ramené dans le Kol haTorah du Rav Elie Munk, probablement dans Yéchouroun, volume 10) : on ne vit pas dans un monde parfait, et les réalités humaines ne sont pas toujours à l’échelle de nos idéaux.

Si la loi imposait de conserver au mariage son caractère absolu, alors celui-ci risquerait de se transformer en une expérience dramatique et malheureuse pour les conjoints et leur progéniture.

Don Itsh’ak Abarbanel va plus loin : si la Torah permet le divorce, écrit-il, c’est parce que si ce n’était pas le cas il est à craindre que le mari n’assassine son épouse !…

V – Qu’est-ce à dire, si ce n’est que par le divorce la Torah prend acte que certains des idéaux qu’elle promeut sont trop élevés pour que les hommes s’y conforment totalement. Et le mariage, qui est le summum de l’effort de sainteté humaine, peut alors être interrompu si, au niveau des réalités humaines, il n’est plus supportable.

Et c’est cela le Tikkoun ‘Olam.

A travers la possibilité du divorce, la Torah indique qu’il est parfois nécessaire de légiférer pour accompagner cette créature imparfaite qu’est l’homme dans un monde réel qui est loin d’être idéal.

C’est cela ‘’l’intérêt de la société’’ : du point de vue d’Abarbanel, pour éviter que le monde ne devienne violence et anarchie.

Si en effet nous vivions dans un monde où les idéaux seraient respectés, dans un monde qui se plierait aux exigences morales et éthiques de la Torah, alors les Sages d’Israël n’auraient pas eu besoin de prendre des décrets particuliers qui sont mipneï Tikkoun ha’Olam.

Les décrets rabbiniques seraient alors uniquement des décrets ‘’normaux’’ c’est-à-dire « des barrières autour de la Torah » (Avot I, 1), qui viennent accompagner les Six-Cent Treize Mitsvots.

Mais ce n’est pas le cas : la société est loin d’être idéale, et ce même pour ceux qui respectent la Torah.

L’imperfectibilité de l’homme – qui est aussi sa richesse, ne l’oublions pas – fait que la société est menacée  par ses inconséquences, et qu’il faut parfois imposer des lois au-delà du cadre prévu par la Torah dans l’intérêt de la société, parce que sinon ce serait l’anarchie et la violence. La société serait trop abîmée, et l’on arriverait au point de rupture : מְעֻוָּת, לֹא-יוּכַל לִתְקֹן, ‘’Ce qui est tordu ne peut être redressé’’ (Ecclésiaste I, 15 [13]).

VI – Nous pouvons à présent revenir au sujet principal : si ces michnaïots de Tikkoun ha’Olam se trouvent consignées dans le traité Guittin, c’est parce que le divorce est le symbole de ce qui va mal.

Même justifié le divorce est symptôme de l’inadéquation entre l’idéalité et la réalité.

C’est alors tout naturellement (mais selon la logique de la Torah Orale que nous n’aurions jamais deviné si Rabbi Tsadok haCohen ne nous l’avait confié) que prenne place dans ce traité ces deux sujets, le Tikkoun ha’Olam et la Destruction du Temple de Jérusalem.

Exposons comme exemple de Tikkoun ha’Olam le premier cas relevé par la Michna (Guittin IV,1 et 32a) : alors que rien ne le justifie au niveau de la Mitsva elle-même, Rabban Gamliel l’Ancien a été obligé d’instituer que, après avoir mandaté un émissaire pour donner l’acte de divorce à son épouse, le mari ne puisse plus l’annuler par ailleurs mipneï Tikkoun ha’Olam.

Le Talmud explique de quoi il en retourne : soit il s’agit de l’intérêt des femmes- pour ne pas qu’elles se retrouvent empêchées de se remarier (‘Agounot) -, soit il s’agit de l’intérêt des enfants issus du second mariage, pour ne pas qu’ils soient frappés de bâtardise.

Notre hypothèse se trouve bien confirmée : dans un monde parfait, cela n’eût pas été nécessaire. Mais comme le monde a ses propres règles – on pourrait dire son propre chaos – en ce que les hommes sont nomades et aventureux, que rien ne les empêche d’aller et venir de par le monde et d’y contracter légalement les unions maritales qu’ils veulent, puis de divorcer tout aussi légalement, les Rabbins ont donc été obligés d’agir pour stabiliser la situation – dans l’intérêt de la société.

Il se trouve alors que tous les cas listés mipneï Tikkoun ha’Olam et mipneï Darkeï Chalom (c’est le même principe) répondent à ces critères.

Ce serait passionnant, mais dans le cadre de cette courte présentation, nous n’avons pas le temps de tous les présenter…

Enfin, la Destruction du Temple a pleinement sa place dans ce traité, parce qu’au-delà des troubles sociaux et de la guerre qui en fut le cadre (situation dont parle explicitement la Michna : les fameux sicaires), et qui est le prétexte par lequel le Talmud va narrer en détail la Chute de Jérusalem, la Destruction du Temple est le prototype de ce qui ne va pas.  Dès lors que Jérusalem est détruite, qu’il n’y a plus de Concorde entre Dieu et Son peuple, alors ce sont tous les Mondes même les plus spirituels qui ont besoin tous d’un Tikkoun, d’une réparation qui est un rétablissement.

C’est d’ailleurs ce point précis qui est au cœur de la perception du phénomène de l’Exil par le Maharal de Prague (début du Nétsah’ Israël).


[1] Dover Tsédek 37b.

[2] Cycle quotidien d’Étude d’une feuille de Talmud, institué Avant-Guerre par Rabbi Méïr Schapira de Lublin, et qui depuis est universellement répandu.

[3] Lévitique ch.XXV.

[4] Pour l’instant, on traduira ainsi. Mais le Tikkoun, c’est avant tout une réparation. Mais réparer quoi ? Cf. fin du §VI…

[5] Cf ; Ezéchiel -, Isaïe –, et l’introduction de Rachi au Cantique des Cantiques.

[6] C’est la formule usitée : ‘’Aré at mékoudéchet li’’.

[7] Le Ram’’a ? C’est l’autre auteur du Choulh’an ‘Arouh’. (Cracovie, 1520-1572)

[8]

[9] Mitsva 579.

[10] Cf. sur ce verset Rachi Guittin 59b : en réalité, Darkeï Chalom (et, partant, le Tikkoun ha’olam ?) sont bien explicites dans la Torah (DéOraïta).

[11] Guittin 90a-b.

[12] C’est le facteur temps qui est la grande différence entre les êtres humains et les autres Créatures inanimées, etc…

[13] Seule occurrence de la racine T.K.N …

 

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