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Pekoudé : l’investissement personnel

par: Michaël Soskin

Publié le 14 Mars 2024

Ces mots sont dédiés à l’élévation de l’âme de mon maître Rav Chlomo ben Tsvi Yehouda Edelstein, un grand parmi les grands, qui rayonnait par la profondeur et la générosité de son dévouement pour la vérité.

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Les Parachiot de Vayaqhèl et Peqoudé, qui décrivent avec précision les étapes de la construction du Michkan, de ses ustensiles et des habits des Cohanim, présentent une apparente redondance avec celles de Terouma et Tetsavé qui en avaient donné les instructions détaillées. Pourquoi répéter à chaque fois et pour chaque élément que les enfants d’Israël ont exécuté les instructions préalablement transmises ? La proposition « comme Hachem l’avait ordonné à Moché » à propos du travail des Hébreux apparaît à dix-huit reprises, comme le fait remarquer le Baal Hatourim (sur Chemot 40, 21) qui affirme d’ailleurs que c’est sur cette répétition que se sont appuyés les Sages qui ont institué les dix-huit bénédictions de la prière quotidienne… ce qui demande en soi à être expliqué : quel est le rapport ?

Par ailleurs, puisque le plan du Michkan était dicté au noeud près, au fil près, on peut se demander pourquoi les artisans (en particulier le grand Betsalel) ont dû être inspirés « d’esprit divin, de sagesse, de discernement et de connaissance » (ibid 35, 31). Ce sont des qualités qu’on pourrait attribuer à l’architecte, mais non au chef de chantier qui ne fait qu’appliquer, sans aucune liberté dans la conception de l’ouvrage… La Torah précise également que les hommes et les femmes qui ont contribué à la confection des composants de bases du Michkan étaient dotés de « sagesse du coeur ». On comprend qu’il faille une certaine expertise technique pour, disons, tisser. Mais que vient faire le coeur là-dedans ?

Enfin, s’il ne s’agissait que de suivre la notice à la lettre, il y a lieu de se demander ce que la construction du Michkan avait de si exceptionnel pour constituer l’apogée de la sortie d’Égypte (Ramban), à tel point qu’elle est décrite, dans une formule paradoxale propre à l’expression talmudique, comme plus grande encore que la création du monde (Ketouvot 5a) !

Répondre à ces questions nécessite de se pencher sur ce qu’est le Michkan. Le mot veut dire, littéralement, le lieu de résidence – de la Présence divine. Ce n’est pas simplement une construction, si somptueuse qu’elle soit. Cet endroit doit être rien de moins qu’un support à la Chekhina, la manifestation de Hachem dans ce monde. Or depuis la révolution abrahamique, il est clair que D.ieu ne peut pas se trouver parmi les forces et éléments de la nature, il est ineffablement au-delà des contingences de ce monde. Qu’est-ce donc que ce projet de Le faire résider dans des planches de bois ? C’est donc nécessairement que le Michkan est bien plus qu’une somme de matériaux bien agencés. Tout d’abord, la Torah précise bien (cf Rachi sur Ibid 25,2) que ces matériaux devaient être donnés gracieusement et sans aucune contrainte par les Hébreux, qui ont offert sans hésiter bijoux et autres richesses personnelles et dont la générosité et l’enthousiasme formeront désormais la matière première de ce Temple. Plus encore, nous dit le Sfat Emet (Vayakèl 5643), dans la confection des composants du Michkan, les artisans ont mis bien plus que des coups de marteau ou d’aiguille. Ils y ont mis toutes leurs réflexions les plus profondes sur le sens infini de chacun de ces éléments, toutes leurs intentions les plus pures que leur travail trouve grâce aux yeux du Créateur, bref, toute leur âme. C’est la raison pour laquelle la Torah parle à mainte reprise de « sagesse du coeur » et précise que les ouvriers devaient « élaborer des pensées pour faire » (ibid, 31, 4).

Aidé du Zohar, le Sefat Emet explique que c’est le sens profond du verset « et toutes les personnes dotées d’une sagesse de coeur parmi eux viendront et feront » (ibid 35,10). Le « parmi eux » semble superflu, il faut le lire plus littéralement « en eux » comme désignant le lieu de leur travail : « et toutes les personnes dotées d’une sagesse de coeur, c’est en eux qu’ils viendront et feront ». C’est-à-dire que c’est avant tout un travail intérieur qu’ont produit les hébreux, ce qui semble corroborer ce que dit le commandement originel de la construction du Michkan : « Ils Me feront un sanctuaire et Je résiderai en leur sein ». (ibid 25, 8). Ces intentions et pensées, cet investissement personnel, s’impriment tout autant dans le Michkan et ses ustensiles que la teinture qui l’imprégnait. Même si nos sens ne peuvent pas les percevoir, elles existent bel et bien et font partie de l’édifice. Elles en sont même certainement la partie la plus éternelle, la plus importante, celle qui est la plus apte à servir de support à la présence divine – plus que des planches de bois. L’endroit précis où siégeait la Chekhina était d’ailleurs entre les deux Chérubins (ibid 25,22), donc dans une partie non-matérielle du temple, qui représente de surcroît la relation entre l’Éternel et Son peuple. Notre Paracha conclut la construction de tous ces éléments par un verset curieusement formulé (ibid 39, 43) : « Moché vit toute l’oeuvre, et voici ils l’avaient faite. Telle que Hachem l’avait ordonné, ils l’avaient faite. Et Moché les bénit. ». Rav Lopiansky fait remarquer qu’il y a dans cette apparente redondance une allusion aux deux composantes du Michkan. Le fait qu’il respecte scrupuleusement les consignes, certes, sinon ce n’aurait pas été un lieu où l’homme se présente devant la transcendance mais seulement un exutoire à son inspiration artistique. Et d’un autre côté, « ils l’avaient faite » cette oeuvre, c’est eux qui l’ont faite car c’est toute leur personne qu’ils y ont mise pour tenter de la faire coïncider avec la volonté divine. C’est seulement à ces deux conditions qu’ils purent mériter la bénédiction « que la Présence divine réside dans l’oeuvre de vos mains » (voir Rachi ibid).

Voici pourquoi il y a d’abord dans les Parachiot de Terouma-Tetsavé les consignes, qui seront scrupuleusement suivies. Et il y a dans nos Parachiot de Vayaqhèl-Peqoudé la confection elle-même, avec tout l’investissement personnel, qui nécessite de s’y attarder tout autant. Cette double logique dont on trouve l’archétype dans le Michkan, c’est toute notre relation au Créateur, à Sa Torah et à Ses commandements qui doit y obéir. Certes dans la forme, nous devons faire preuve d’une humilité et d’un effacement devant Sa volonté plutôt que de vouloir exprimer nos désirs souvent égocentrés et superficiels. Pourtant dans le fond, il est d’importance capitale que ce soit notre personne qui s’exprime dans ces actes, que ces commandements ne soient pas appliqués mécaniquement mais à l’extrême opposé qu’ils émanent du plus profond de notre être.

On retrouve un exemple de ce paradoxe dans la prière quotidienne. Comment comprendre que nos Sages aient institué la même prière, les même dix-huit bénédictions, trois fois par jour, tous les jours de notre vie ? Est-ce cela, prier ? Anonner des mots qu’on me dit de dire ? Où est l’implication personnelle ? Nos sages, suggèrent le Baal Hatourim, ont précisément compris cela de l’exemple du Michkan. Les mots sont fixes. Mais le potentiel de vie, d’intensité, de sens qu’ils contiennent est infini. À nous de les animer, d’y épancher toute notre âme, pour qu’ils soient également support de notre rencontre avec l’Éternel.

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