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Parashat Vayigash : Est-ce possible de vivre ?

par: Rav Gerard Zyzek

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Je sais que cette question met mal à l’aise et aurait le mérite de ne pas être posée. Toutefois quelques versets de la Parashat Vayigash peuvent nous assurer de sa pertinence.

La Torah nous rapporte le moment où Yossef se révèle à ses frères après vingt deux ans où ils ne savaient pas ce qu’il était devenu. Etait-il encore vivant ? Et Yossef lui-même pourquoi n’avait-il pas repris contact avec sa famille ?

Les versets disent (Béréshit versets 1à 3) :
ולא יכול יוסף להתאפק לכל הנצבים עליו ויקרא הוציאו כל איש מעלי ולא עמד איש אתו בהתודע יוסף אל אחיו.
‘Et Yossef ne pouvait pas supporter qu’il y ait tellement de monde autour de lui. Il proclama : sortez toute personne de devant moi. Il ne restait plus personne lorsqu’il se fit connaitre à ses frères.’
ויתן את קולו בבכי וישמעו מצרים וישמע בית פרעה.
‘Il donna sa voix dans le pleur, l’Egypte entendit et la maisonnée de Pharaon entendit.’
ויאמר יוסף אל אחיו אני יוסף.
‘Yossef dit à ses frères : je suis Yossef.’

Yossef se révèle à ses frères. Mais pourquoi, avant qu’il ne dise quoi que se soit, se mit-il à pleurer ? Le Midrash, cité par Le Maharal de Prague dans le Nétsah Israël (ch.34) apporte un certain éclairage sur cette question (Béréshit Rabba 93,12) :

ויתן את קולו בבכי. כשם שלא פייס יוסף את אחיו רק בבכי כך אין הקב »ה גואל את ישראל אלא בבכי שנאמר בבכי יבאו ובתחנונים אובילם.
‘Il donna sa voix dans le pleur. De même que Yossef ne consola ses frères que par le pleur, de la même manière l’Eternel ne délivrera les enfants d’Israël que dans le pleur, comme dit le verset (Yirmiaou 31,8) : avec le pleur ils viendront et avec des paroles humbles je les conduirai.’

Quel est le lien entre le dévoilement de Yossef à ses frères et la délivrance future ?
Nous donnons la traduction du commentaire du Maharal :
‘Il semble que c’est pour cela que Yossef fut séparé de ses frères car c’est de lui que descendra la tribu d’Ephraïm qui est la base des dix tribus et au nom de qui elles se référeront. Yossef était séparé de ses frères et ils ignoraient absolument où il se trouvait, ceci était en fait un décret divin qu’ils ne sachent pas où il était.
Et tout ceci est une allusion prophétique aux temps futurs, où les dix tribus seront dans une terre étrangère, séparées, comme coupées du reste du peuple d’Israël, jusqu’à ne vienne la volonté de l’Eternel de les réunir à nouveau. Et le fait que Yossef se révéla dans le pleur et des paroles humbles est en fait une allusion pour les temps à venir car ainsi dans le pleur se révèleront les dix tribus au reste du peuple d’Israël (en effet le verset de Yirmiaou cité au dessus a pour sujet les dix tribus perdues). Car toujours la personne dont on a perdu toute nouvelle pleure. Et c’est ce qui est arrivé à Yossef qui était complètement coupé de ses frères, lorsqu’il les retrouva, il pleura. De même les dix tribus qui ont disparu, lorsqu’elles reviendront, le verset prophétise qu’elles reviendront dans le pleur. Ce n’est pas la distance qui fit que Yossef était complètement coupé de ses frères et de son père mais c’est la volonté divine qui décréta cette rupture et l’inconnaissance de ce qu’il advenait de lui. De même est-ce le décret divin qui nous rend ignorants du destin de ces dix tribus.’

Outre la vision prophétique de ces textes (du Midrash et de son commentaire par le Maharal) sur le destin tortueux et chaotique du peuple d’Israël[1], ce sera plutôt la notion centrale du pleur qui nous interrogera ici. Pourquoi est ce dans les pleurs que se font ces retrouvailles ? On peut répondre à cette question aisément en disant que toute retrouvaille se fait dans les pleurs. On est tellement heureux de se retrouver, on pensait qu’on ne se reverrait jamais, qu’on pleure. Mais le Midrash nous fait comprendre que le pleur dont il s’agit ici n’est pas le pleur simple que nous connaissons tous. En effet le Midrash dit : ‘de même c’est par le pleur que D. délivrera Israël’, comme si le pleur dont il est question était un pleur de délivrance, qu’est-ce qu’un pleur de délivrance ?
Et d’ailleurs ce Midrash nous aide à lire le verset avec précision. En effet si le pleur dont il était question ici était le pleur de retrouvailles, pourquoi la Torah ne nous dit-elle pas que Yossef a pleuré après qu’il se soit fait reconnaitre à ses frères ? Le pleur précède. Ce n’est pas un pleur de joie, de la joie inespérée des retrouvailles. Et de plus que signifient les mots : ‘l’Egypte entendit et la maisonnée de Pharaon entendit’ ?

Essayons de répondre.
Ce Midrash, et la lecture qu’en fait le Maharal, nous fait découvrir de nouveaux aspects dans l’épisode de Yossef. Yossef préfigure le juif qui se trouve finalement complètement coupé de ses racines. Il vit complètement parmi les non-juifs, et y excelle. Pourquoi ne donne-t-il pas de nouvelles à son père ? Il est ailleurs, il doit d’abord lutter pour sa survie, et ensuite il est pris dans autre chose. Il est passé à autre chose.
[A partir du moment où ses frères se sont rendus chez lui pour acheter de quoi se nourrir, et comme dit le verset (Béréshit 42,8) ‘Yossef reconnu ses frères et eux, ils ne le reconnurent pas’, il aurait pu donner des nouvelles. Mais le verset répond (42,9) : ‘(42,9) : ‘Yossef se souvint des rêves qu’il fit à leur sujet’. Il voulait que les rêves se réalisent. Se révéler à ce moment ou donner des nouvelles aurait troublé son projet et sa vision.]

Que signifie ce pleur qui précède les retrouvailles ?
Yossef n’était pas seulement coupé des siens physiquement, il l’était aussi existentiellement, il était coupé de ce qu’il était lui-même. L’exil physique est la conséquence, l’expression d’un exil intérieur, d’une perte, d’un oubli, de son être profond. Le pleur dont il est question ici est un pleur de délivrance, de retrouvailles avec soi-même. C’est pourquoi le pleur précède la reconnaissance effective à ses frères. Et ce pleur est un coup de tonnerre pour les égyptiens ainsi que pour la maison pharaonique de percevoir que leur champion, leur chéri, est en fait ‘branché ailleurs’.
Mais quel est ce pleur ? Quelle est la fonction salvatrice de ce pleur, pour reprendre l’expression du Midrash (‘Ainsi l’Eternel sauvera Israël par le pleur’) ? La délivrance n’est-elle pas source de joie, source de toute joie ?
Nous proposons de dire que le retour, la retrouvaille avec notre être profond est dramatique. Le drame est la perception de l’impossibilité d’exister. Ne voit-on pas du verset lui-même qu’en fait Yossef ne pouvait pas être lui-même dans son cadre de vie, puisque justement cela fit du bruit chez les Egyptiens qu’il fût proche de ces métèques !

[N’est-ce pas effectivement un des aspects du drame de l’exil, comme le dit justement Shmouel dans la Guemara (Traité Sanhédrin 99a) :אין בין עולם הזה לימות המשיח אלא שעבוד מלכויות בלבד, ‘il n’y a de différence entre notre époque et les temps messianiques que l’asservissement des Nations’ ? C’est-à-dire que dans la situation actuelle de l’exil pour être admis par les Nations il faut irréductiblement leur être soumis, à elles et à leurs cultes. Le pleur sera donc le signe d’une délivrance, d’une sortie, même pudique, de leur esclavage, car la perception bouleversante qu’il est possible finalement de servir le D. Un.]

Nous proposons de dire que de manière plus générale, servir D. est dramatique, que d’un côté il n’y a pas de plus grande joie que de servir son Créateur, et d’un autre côté à l’instant même où on Le sert, on perçoit l’incongruité absolue de le servir et que rien n’est là pour nous conforter dans cette démarche ? N’est-ce pas à la fois joyeux et dramatique ? Et source de pleurs qu’on pourrait ne pas exister, et que finalement on existe ? Ce pleur n’est-il pas finalement un signe de délivrance, que l’on sort à ce moment même de l’asservissement de la banalité du monde?

Qu’Hakadosh Barouh Hou nous donne bientôt de nos jours de goûter de ces pleurs de délivrance !

[1] La pérennité du peuple juif est bien une grande inconnue. Comment aborder l’assimilation, les persécutions, l’éparpillement, l’acculturation, qui frappent de plein fouet chroniquement le peuple d’Israël. Peu de Maîtres abordent de manière rigoureuse ces grandes problématiques. Et c’est ce que fait le Maharal dans une de ses œuvres majeures, le Nétsah Israël qui signifie justement ‘Eternité d’Israël’. Aux chapitres 32, 33, 34, il prouve que la disparition de pans entiers du peuple juif n’est pas accidentelle mais correspond à une volonté divine précise et profonde (mais là n’est pas notre propos).

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Parashat Vayigash : Est-ce possible de vivre ?”

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