img-book
Catégories : ,

Ne pas confondre la fin et les moyens

par: Raphaël Bloch

Publié le 29 Novembre 2007

0.00

Quantité :
Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

Dans le chapitre 684 du Shoulhan Aroukh, au premier paragraphe, nous trouvons la halakha suivante :
« Nous lisons (pendant Hanouka) les versets qui relatent les sacrifices et les offrandes des princes, qui se trouvent dans parashat Nasso […] Le huitième jour on commencera par les offrandes du huitième jour, puis on terminera toute la liste et enfin on lira le début de parashat Beelotekha, on a l’habitude de finir par les mots : ‘ainsi a-t-il fait la Menorah’ ».

Pour quelle raison nos Sages ont-il choisi ce passage des princes et de leurs offrandes, qui a trait aux préparatifs du Mishkan, le Tabernacle portatif érigé par les enfants d’Israël dans le désert ? Le Tour nous explique, au nom de la Pessikta, que c’est parce que le travail du Mishkan s’est achevé le 25 Kislev, précisément la date du début de Hanouka.

Hanouka vient célébrer l’inauguration du Beth Hamikdash, du Temple de Jérusalem, qui avait été souillé par les Grecs avant la victoire des Hasmonéens. Il semblerait logique à première vue d’associer l’inauguration du Mishkan dans le désert à l’inauguration du Beth Hamikdash lors de Hanouka.
Pourtant, il est bien connu que l’érection du Mishkan n’a eu lieu qu’au mois de Nissan. Le travail a bien été terminé le 25 Kislev, mais l’inauguration proprement dite, marquée par les offrandes apportées par les princes des douze tribus, n’est intervenue que bien plus tard ! Ceci appelle deux questions :

1. Pourquoi trois mois se sont-ils écoulés entre l’achèvement des travaux et l’ordre divin d’ériger le Mishkan ? Tous les éléments étaient prêts, il ne restait plus qu’à les monter, ce laps de temps est donc très étonnant.

2. Si l’offrande des princes a été apportée au mois de Nissan, pourquoi justifier le choix de ce passage comme lecture pendant Hanouka du fait que les travaux se sont achevés le 25 Kislev ?

Dans le chapitre 683 du Shoulhan Aroukh, il nous est prescrit de dire le Hallel complet chaque jour de Hanouka. Plusieurs raisons sont évoquées dans le Beth Yossef, dont celle-ci au nom du Shibolei Haleket : un jour particulier était dévolu à chacun des princes pour apporter son offrande, et celui-ci récitait le Hallel complet à cette occasion. Ainsi, nous qui lisons chaque jour les offrandes d’un prince, devons-nous également réciter le Hallel complet.

On constate que les deux sujets, Hanouka et les sacrifices des princes, sont liés de manière plus étroite qu’il n’y paraît. Pour justifier la lecture du Hallel complet, nous aurions spontanément invoqué l’éclatante victoire militaire remportée sur les Grecs, et bien entendu le fameux miracle de la fiole d’huile. Il apparaît toutefois que les louanges récitées à Hanouka tirent également leur source de la joie des princes représentant les douze tribus d’Israël, lorsqu’ils ont apporté chacun à son tour des sacrifices pour inaugurer le Mishkan, plusieurs siècles auparavant !

Pourtant, à première vue, d’autres versets de la Torah semblent plus en rapport avec cette fête. Ce sont précisément ceux qui nous parlent de la Menorah, au début de parashat Beaalotekha, juste après le passage relatif à l’offrande des princes : « D. dit à Moshé : parle à Aharon et tu lui diras : lorsque tu feras monter les flammes des lampes, vers la Menorah éclaireront les sept lampes. »

Rashi commente en citant un Midrash : « Pourquoi la parasha de la Menorah se trouve-t-elle juste après celle des princes ? Lorsque Aharon vit l’inauguration des princes, il se sentit affaibli, car ni lui ni sa tribu n’avait participé à cette inauguration. D. lui dit : ‘par ta vie ! Ta part est plus grande que la leur, car c’est toi qui allume et entretient les lampes.’ »

Le Ramban rapporte ce Midrash tel qu’il est cité par Rashi et pose la question suivante : « En quoi l’a-t-il consolé par l’allumage des lampes plutôt que par tant d’autre choses accomplies quotidiennement ou lors d’occasions particulières par Aharon seulement ? »

Le Ramban nous répond : « Cette Aggada fait allusion à l’inauguration des lampes du Deuxième Temple, qui s’est faite grâce à ses descendants les Hasmonéens. »

A l’appui de cette thèse, le Ramban rapporte une Aggada au nom de Rabbenou Nissim qui cite explicitement Hanouka en l’occurrence. Ramban explique l’avantage de la part de Aharon sur celle des princes du fait que cette dernière ne durera que le temps du Beth Hamikdash, alors que les bénédictions des Cohanim et les lumières des lampes vers la Menorah ne s’interrompront jamais. S’il ne s’agissait que de la lumière des lampes vers la Menorah, celles-ci se sont également éteintes avec la destruction du Temple, le Midrash fait donc allusion à Hanouka, que nous devons aux descendants de Aharon.

Il est bien paradoxal de lire tous les jours de Hanouka parashat Nessiim, relative à l’offrande des princes, plutôt que Beealotekha, qui traite de l’allumage de la Menorah, et dont le lien avec Hanouka semble plus fort (celle-ci est lue également, mais le huitième jour seulement).

Peut-être une analyse plus poussée des sacrifices et des offrandes des princes pourra-t-elle nous éclairer sur cette apparente contradiction.

Nombres, chapitre VII, versets 3, 4 et 5 : « Ils apportèrent leurs offrandes devant D., six chariots recouverts et douze taureaux, un chariot pour deux princes et un taureau pour chacun, et ils les apportèrent devant le Mishkan. D. parla à Moshé en disant : prends de leur part… »

Rashi explique : « Car Moshé ne les accepta que lorsque cela lui fut dit par D. Rabbi Nathan dit : pourquoi les princes ont-ils jugé bon d’être les premiers donateurs, alors que ce ne fut pas le cas lors du travail du Mishkan ? Parce que les princes avaient pensé au départ que le peuple donnerait et qu’ils complèteraient ce qui manquerait. Quand ils se sont rendus compte que le peuple avait terminé, ils se sont dit : que nous reste-t-il à faire ? Ils apportèrent les pierres précieuses pour le tablier et le pectoral. C’est pourquoi ils furent les premiers à apporter des offrandes pour l’érection du Mishkan. »

Nous voyons donc de ce commentaire de Rashi que l’empressement des princes à apporter des offrandes lors de l’inauguration du Mishkan fait suite à leur déception au moment où les matériaux nécessaires à sa construction ont été collectés : croyant bien faire, ils se sont proposés d’attendre que le peuple tout entier apporte sa contribution, avant de compléter les éventuels manques. Sauf que le peuple a amené largement de quoi satisfaire l’ensemble des besoins, au point qu’il ne restait plus rien pour les princes des tribus. Ils ont certes offert les pierres précieuses destinées à la confection des vêtements du Grand Prêtre, mais ceci ne constituait en réalité qu’un piètre lot de consolation : d’une part, ces pierres ne faisaient pas partie des matériaux nécessaires à la construction proprement dite, et d’autre part, elles leur étaient probablement dévolues de toutes manières (il y avait en effet une pierre par tribu, il est logique de penser que le prince de chaque tribu était chargé de l’apporter).

Verset 10 : « Et les princes apportèrent à l’inauguration de l’autel… »
Rashi : « Après avoir donné les chariots et le bœufs pour porter le Mishkan, ils furent inspirés par leurs cœurs d’offrir des sacrifices d’inauguration. »

Verset 11 : « D. dit à Moshé : que chaque jour un prince différent apporte son sacrifice pour l’inauguration du Mishkan. »

Nous voyons ici une démarche en deux temps : les douze princes ont d’abord amené tous ensemble les chariots et les bœufs, et ensuite, ils ont offert chacun à son tour une offrande pour le Mishkan, avec ceci de remarquable que le sacrifice était exactement le même pour chaque tribu, et la Torah le répète douze fois de suite.

Dans l’ordre d’énumération des princes, nous remarquons que la tribu de Yissakhar vient en deuxième. Rashi (sur les versets 18 et 19) nous explique : « pour deux raisons Yissakhar a eu le mérite d’être la deuxième des tribus à apporter son sacrifice : parce qu’ils connaissaient la Torah, comme il est dit : ‘et des fils de Yissakhar qui connaissaient la sagesse pour le calcul des temps’ et parce que ce sont eux qui ont donné le conseil aux princes d’apporter ces sacrifices. » Nous verrons plus loin que ceci a son importance.

Il ressort de l’étude de ces versets qu’à l’origine de cette mobilisation des princes, il y avait une erreur d’appréciation. Les princes ont mal compris au départ le sens profond du Mishkan. Celui-ci vient, par l’ordre de D., donner aux Juifs un moyen, un keli (כלי) pour Le servir concrètement : un lieu, des ustensiles, des sacrifices.

L’homme est alors tenté de croire qu’il est en mesure de maîtriser les choses. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’attitude des princes : s’il manque nous pourvoirons ! La leçon a été dure : d’abord, il ne manquait rien, et ensuite l’ordre d’ériger le Mishkan s’est fait attendre durant trois mois. Notre question initiale trouve ici sa réponse : le délai qui a précédé l’inauguration a servi aux Nessiim à prendre conscience que la mise en place des moyens nécessaires n’est pas une fin en soi. On ne construit pas le Mishkan comme on construit sa maison, ce n’est pas parce que les éléments matériels sont prêts que l’on a accompli ce que D. attendait de nous.

Cette prise de conscience a été suivie d’effet, les princes furent les premiers à participer à l’inauguration du Mishkan, et ensuite ils apportèrent les premiers sacrifices. Tout cela avec une volonté d’apporter exactement la même chose. Il ne s’agissait pas d’effacer leurs mérites et différences respectifs, mais de signifier qu’ils avaient compris que peu importe le moyen, il n’y a que la volonté de servir D. qui compte. Et d’ailleurs, pour les chariots comme pour les sacrifices, le texte nous indique explicitement qu’ils ont apporté leur contribution une fois que D. leur en a donné l’ordre. Tout est prêt, les moyens sont là, mais une démarche de construction spirituelle requiert plus que cela, elle doit répondre à une injonction divine.

Ceci est précisément le message de Hanouka : sans huile pure, il est impossible d’allumer la Menorah, mais une fois que tout le travail est effectué, le moyen n’est plus un problème, et le keli va être fourni miraculeusement. Nous aurions pu croire que le Beth Hamikdash manquait pour servir D., Hanouka nous apprend qu’il n’en est rien : si nous agissons comme D. l’attend, la question des moyens ne se pose même plus !

Allons plus loin : pourquoi les Grecs ont-ils souillé le Temple ? Cet édifice magnifique aurait dû susciter leur admiration en tant que promoteurs de l’esthétique et de l’harmonie architecturale ! Mais c’est la signification profonde du Beth Hamikdash qui leur posait problème. Un Temple conçu comme une fin en soi ne les aurait pas dérangé, mais le fait qu’il ne s’agisse que d’un keli va à l’encontre de leur conception : comment une œuvre pareille peut-elle être considérée comme un simple moyen de servir D. ? Que peut-il y avoir de plus élevé ?

La Menorah est traditionnellement liée à la hokhma, à la sagesse (la preuve la plus immédiate est le simple fait que la Menorah se trouve du côté sud dans le Saints des Saints, or le Sud est assimilé à la sagesse). Etudier signifie utiliser son intellect pour comprendre quelque chose, mais après tout, cette démarche est commune à toutes les sciences. La spécificité de l’étude de la Torah tient au fait que l’aboutissement de ma démarche ne se limite pas au sujet étudié. Après tout, l’analyse d’une page de Guemara répond à une logique qu’il est tout à fait possible d’expliquer à un non-Juif, mais lorsque j’étudie les règles relatives à la cuisson le Shabbat ou aux dommages causés par un boeuf, je recherche en fait quelque chose de bien plus profond, au-delà de la compréhension « technique » des avis en présence et de la conclusion légale !
Autrement dit, l’étude de la Torah elle-même n’est qu’un keli, un moyen d’approcher Hakadosh Baroukh Hou. Les Grecs n’ont rien à envier aux Juifs au niveau de la sagesse, mais la différence fondamentale est qu’ils considèrent la sagesse comme une fin en soi. Or dans l’étude de la Torah, la satisfaction intellectuelle n’est pas l’objectif visé, même si l’intellect est bien sûr indispensable en tant qu’outil de compréhension !

Nous voyons dans le commentaire de Rashi que Yissakhar était un génie à la fois dans la Torah et dans l’astronomie, qui sert aux calculs complexes destinés à fixer les dates des fêtes. Et c’est précisément lui qui a le mieux intériorisé la leçon du 25 Kislev, lorsque les princes se sont trouvés si dépités de n’avoir rien apporté : les actions de l’homme, et l’étude elle-même, doivent être compris comme des moyens de servir D. Même ce qui semble absolument vital, comme l’huile nécessaire pour allumer les lampes, n’est que l’ordre du keli. Une fois cette leçon comprise, on peut aborder parashat Beaalotekha, qui traite de la Menorah, et fait donc partie de la lecture de Hanouka, mais le huitième jour seulement.

Rav Dessler explique dans le Mikhtav MeEliahou que la Torah étudiée dans ce monde-ci peut rester au niveau de l’intellect, ou bien faire naître un lien profond à Hakadosh Baroukh Hou. Lorsque l’homme quitte ce monde-ci, il n’emporte avec lui que cet « attachement intérieur » (פנימית דבקות), tandis que l’aspect purement intellectuel de la Torah, somme toute commun à toutes les disciplines de l’esprit, ne l’accompagne pas. Seule la Torah qui a forgé sa réalité (תורה שבמציאותו) pourra dépasser le cadre physique de ce monde-ci.

On peut comprendre à la lumière de cet enseignement cette affirmation bien connue de la Guemara Berakhot 5b : אחד המרבה ואחד הממעיט ובלבד שיכוין לבו לשמים
« Peu importe [que l’on étudie] beaucoup ou peu, du moment que l’on oriente son cœur vers le Ciel. »

La valeur de l’étude ne se mesure pas à l’aune de ce que l’on a compris de par son intellect. L’essentiel est dans ce que l’on a intériorisé en vivant l’étude comme un moyen de nous rapprocher de Hakadosh Baroukh Hou.

Lorsque l’on agite le Loulav, tout le monde conçoit que ce geste renvoie à quelque chose de plus profond. Mais l’étude, du fait qu’elle utilise l’intellect, pourrait être appréhendée par l’esprit humain comme une finalité. Chacun imagine être propriétaire de son intellect, Hanouka vient nous rappeler que même notre sagesse n’est qu’un outil, un keli.

C’est ainsi que Rabbi Moshé Alshikh comprend la formulation du texte au début de parashat Beaalotekha : « lorsque tu feras monter les flammes des lampes, vers la Menorah éclaireront les sept lampes. »L’expression אל מול פני המנורה , que l’on traduit « vers la Menorah », signifie littéralement « au-dessus », c’est-à-dire vers le monde supérieur. Nous retrouvons ici l’idée que la Menorah elle-même n’est qu’un moyen de s’élever.

Voir l'auteur

“Ne pas confondre la fin et les moyens”

Il n'y a pas encore de commentaire.