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L’interdit de maudire autrui

par: Rav Raphaël Bloch

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Lévitique, chapitre 19, verset 14 : « ne maudis pas un sourd. ». Les commentateurs (notamment Ramban) expliquent que l’interdit de la Torah est de maudire tout Juif.

Lévitique, chapitre 19, verset 14 : « ne maudis pas un sourd. ». Les commentateurs (notamment Ramban) expliquent que l’interdit de la Torah est de maudire tout Juif. Et pourtant, nous trouvons de nombreux cas dans le Talmud où les ‘Hakhamim maudissent des gens. Par exemple : Rabbi Yehoshoua Ben Levi maudit quiconque dort sur le dos (traité Berakhot 13b) – Rav ‘Hisda maudit quiconque recherche de l’eau au moment de la tefila (Berakhot 15a) – Rav maudit quiconque travaille à Pourim (traité Meguila 5b), etc. On voit même que Rav a maudit son illustre collègue Shmouel, qui était également médecin, et lui avait prescrit un remède certes efficace, mais douloureux (traité Shabbat 108a). Comment est-ce donc possible ?

Voyons tout d’abord comment l’interdit de maudire est exposé dans le Shoul’han ‘Aroukh (‘Hoshen Mishpat, § 27) :
« Celui qui maudit un Juif [même sa propre personne, précise le Tour] par un nom de D., par l’un de Ses attributs ou par un nom que Lui donnent les non-Juifs, si c’est en présence de témoins et qu’il a été averti, est passible des trente-neuf coups. […] S’il n’y avait pas d’avertissement ou bien qu’il a maudit sans mentionner de nom ou d’attribut […] il n’est pas passible des trente-neuf coups […] mais il y a tout de même un interdit. »
Nous apprenons donc que la sanction des trente-neuf coups ne s’applique que si la malédiction a été prononcée en mentionnant le nom de D. ou l’un de ses attributs (il s’agit des treize qualificatifs par lesquels nous désignons D.). Par exemple, en disant : « que le D. d’Abraham maudisse untel », ou encore « que le Miséricordieux maudisse untel ». Si on a juste dit : « qu’il soit maudit », on a tout de même transgressé un interdit, mais sans être passible de sanction.

[La question se pose de savoir s’il s’agit dans ce cas là d’un interdit de la Torah ou d’ordre rabbinique. Le Ba’h dans son commentaire sur le Tour propose la démonstration suivante. Aujourd’hui, nous n’appliquons plus les punitions corporelles prescrites par la Torah. Le Shoul’han ‘Aroukh s’est fixé comme règle de traiter exclusivement des sujets ayant cours dans notre actualité (à la différence du Rambam par exemple), il n’aurait donc pas dû se poser la question de savoir si la sanction des trente-neuf coups s’appliquait ou non ! D’après le Ba’h, le Shoul’han ‘Aroukh, en l’acquittant des trente-neuf coups lorsqu’il maudit sans nom ni attribut, vient souligner qu’il y a tout de même un interdit (de la Torah ?) dans ce cas.
Ce raisonnement est problématique, notamment parce que juste après l’avoir acquitté des trente-neuf coups, le Shoul’han ‘Aroukh précise qu’il y a tout de même un interdit…]

L’interdiction de maudire existe-t-elle également vis-à-vis de quelqu’un qui se comporte mal (un rasha’) ? La Guemara dans le traité Sanhedrin 85a rapporte le cas de celui qui maudirait un homme en train d’être emmené pour subir une sentence de mort prononcée par le tribunal. La Guemara commence par démontrer qu’il est quitte (patour), sur la base du verset : « un prince dans ton peuple tu ne maudiras pas » (Exode, chapitre 22, verset 27), les mots « dans ton peuple » enseignent en effet que l’interdit existe seulement si la personne visée fait partie de ton peuple, c’est-à-dire si elle se conduit comme ton peuple, suivant les normes admises dans ton peuple. Or de manière évidente, explique Rashi, si cette personne est en train de sortir pour être exécutée, c’est qu’elle ne correspond pas à cette définition. La Guemara dit qu’il est quitte, mais y a-t-il un interdit de maudire le condamné ? Il est en effet possible qu’elle soit quitte vis-à-vis de la sanction, mais que l’acte lui-même soit interdit (patour aval assour). En tous état de cause, le Shoul’han ‘Aroukh ne mentionne pas l’autorisation de maudire un rasha’.

On tient comme principe qu’un interdit ne reposant pas sur un acte ne peut donner lieu à la sanction des trente-neuf coups (lav shéen bo ma’asseh en lokin ‘alav). La Guemara Temoura 3b rapporte trois exceptions : l’interdit de jurer en vain, l’interdit de désigner un animal pour en remplacer un autre qui a été consacré au Temple, et l’interdit de maudire son prochain avec le nom de D. Dans ces trois cas, bien qu’il n’y ait pas d’acte, mais uniquement une parole, on applique la sanction des trente-neuf coups (le fait qu’une parole ne soit pas ici considérée comme un acte nécessiterait un développement en soi).
La Guemara va expliquer chaque exception – pour l’interdit de maudire, la preuve apportée est un passage du Deutéronome (chapitre 28, versets 58-59) : « si tu ne prends pas garde à accomplir toutes les paroles de cette Torah écrites dans ce livre, et de craindre le nom glorieux et redoutable, Hashem ton D., alors Hashem te frappera par des coups etc. ». La juxtaposition des mots : « craindre le nom » et « Hashem te frappera par des coups » nous enseigne que si l’on n’accorde pas au nom divin le respect qui lui est dû, on est passible des trente-neuf coups. Il ne s’agit donc pas de maudire autrui ici, mais de prononcer le nom de D. en vain ! Comment les ‘Hakhamim déduisent-ils de ces versets la sanction relative à l’interdit de maudire ?
Un second principe intervient : il n’y a pas de sanction sans mise en garde (en ‘onshin éla im ken mazhirim). Or l’interdit de prononcer le nom de D. en vain ne fait pas l’objet d’une mise en garde dans la Torah : on l’apprend certes du verset « Hashem ton D. tu craindras » (Deutéronome, chapitre 6, verset 13), mais il s’agit d’un interdit découlant d’un commandement positif (issour ‘asseh), craindre Hashem impliquant en effet de ne pas prononcer Son nom en vain.
Tandis que pour l’interdit de maudire, le verset « ne maudis pas un sourd » constitue une mise en garde explicite. La sanction des trente-neuf coups que la Guemara déduit des versets « craindre le nom » et « Hashem te frappera par des coups » se rattache donc nécessairement à l’interdit de maudire, et non à celui de prononcer le nom de D. en vain.

Le Min’hat ‘Hinoukh soulève une difficulté : lorsque l’on maudit un rasha’ en prononçant le nom de D., on est certes dégagé de l’interdit de maudire autrui parce que le rasha’ n’entre pas dans la définition de « ton peuple », mais il reste tout de même le fait d’avoir prononcé le nom de D. en vain, qui constitue un issour ‘asseh, un interdit découlant d’un commandement positif ! (si l’on maudit en utilisant un attribut, cette objection problème ne se pose pas).

La première Mishna du quatrième chapitre du traité Baba Metzia enseigne qu’une transaction n’est pas conclue par le fait que l’acheteur ait donné l’argent, mais par le fait qu’il ait pris la marchandise. Donc s’il a donné l’argent mais n’a pas encore pris la marchandise, il peut toujours se rétracter. Toutefois, les ‘Hakhamim jugent très sévèrement celui qui agit ainsi, au point de lui appliquer la sentence connue sous le nom de mi shépara’ : « Celui qui a puni la génération du Déluge et celle de la Tour de Babel punira celui que ne tient pas sa parole. » Dans la Guemara (48b) est rapportée une discussion entre Abbayé et Rava à ce sujet : Abbayé considère qu’on l’informe du fait que son attitude est susceptible de lui valoir une punition divine, mais sans le maudire, car le verset enseigne : « un prince dans ton peuple tu ne maudiras pas ». Mais d’après Rava, on prononce la malédiction mi shépara’, car il ne fait plus partie de « ton peuple ».
Ceci est très étonnant, nous ne parlons pas ici d’une faute grave, il n’y a même pas d’interdit du strict point de vue juridique ! Tossfot explique : c’est sur ce point précis qu’il ne fait plus partie de « ton peuple », on prononce la malédiction par rapport à cette transaction annulée alors que le vendeur a déjà encaissé l’argent et attend de livrer la marchandise. Il y a un espace pour la malédiction par rapport à cet acte, mais pas sur la personne elle-même.

Une question se pose : la malédiction mi shépara’ ne contient pas le nom de D. ni l’un de ses attributs, pourquoi donc se pose-t-on la question par rapport au verset « un prince dans ton peuple tu ne maudiras pas » ? Est-ce à dire que même sans le nom de D. il y aurait un interdit de la Torah ?
Le Meiri répond que la formulation : « Celui qui a puni… » est l’équivalent d’un attribut divin, c’est bien de D. qu’il est question dans cette malédiction.
En tout état de cause, nous voyons qu’il est a priori autorisé de maudire quelqu’un sans mentionner le nom de D., mais même avec un attribut divin, lorsque cette malédiction porte sur un acte négatif bien défini.
Une discussion entre le Rosh et le Rambam va peut-être nous permettre d’éclaircir le sujet. D’après le Rosh, dans la formule mi shépara’, on maudit directement la personne en s’adressant à elle de manière explicite : « Celui qui a puni la génération du Déluge et celle de la Tour de Babel te punira… » Tandis que le Rambam s’en tient à la formulation de la Mishna : « Celui qui a puni la génération du Déluge et celle de la Tour de Babel punira celui qui ne tient pas sa parole. » La personne concernée doit comprendre qu’elle entre dans cette catégorie, mais elle n’est pas visée expressément.
Non seulement la formule de malédiction est restreinte à un acte précis, mais elle ne s’adresse pas directement à la personne. Cela ressemble suffisamment à une malédiction pour que l’on s’interroge sur l’interdit « un prince dans ton peuple tu ne maudiras pas », mais l’individu visé n’est pas mis en cause en tant que personne.

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