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Le rêve et son double

par: Franck Benhamou

Publié le 31 Décembre 2022

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Dans le célèbre livre de Clément Rosset, le Réel et son double, l’auteur explique que dans la tragédie grecque l’oracle est une figure du destin dont la prédiction se réalise d’une toute autre façon que celle attendue. La façon réelle avec laquelle la prédiction se réalise ne devient elle-même que la copie dévisagée de l’oracle. Comme c’est toujours le cas, la Bible s’empare des thèmes mythologiques pour y réintroduire une vision libératrice et responsabilisante pour l’homme. Le chemin est difficile pour qui s’attend à vivre pleinement, mais benoitement, son destin.

Joseph encore adolescent perçoit deux rêves : l’un où il voit des gerbes qui se prosternent devant lui, l’autre où il voit le Soleil, la Lune et les étoiles s’incliner devant lui. L’interprétation est entendue : les gerbes et les étoiles sont ses onze frères, le Soleil et la Lune représentent ses parents. Le destin frappe à la porte du jeune homme qui s’en va raconter ses visions à ses frères et ses parents. Lorsque le fils chéri de son père raconte ses rêves, il ne parvient qu’à attiser une braise qui devient incandescente. Les frères profiteront de la première occasion pour le vendre en esclave. Il devient intendant en Égypte puis, accusé de viol, il est emprisonné. Voyant ses compagnons d’infortune, ex-serviteurs de Pharaon, troublés par des rêves, il leur en donne une interprétation, qui est confirmée par les évènements. Voulant se placer auprès du pharaon, il leur demande à ne pas être oublié au moment opportun. Celui-ci viendra après deux longues années : le roi à son tour rêve, il rêve de gerbes de blé maigres qui en avalent de grosses, de vaches chétives qui en gobent d’autres. Joseph est appelé et interprète le rêve prédisant des années de famine qui succéderont à des années d’abondance. Il procure alors de judicieux conseils économiques, qui le font accéder au plus haut rang parmi les ministres. Affamés, les frères alors en Israël, viennent acheter du blé lors des années de disette. Joseph les reconnaît, il ne se fait pourtant pas reconnaître : généreux avec ses frères, il les congédie en prenant soin de leur imposer la venue de son petit frère, Binyamine, lors de leur future venue en Egypte pour acheter de la nourriture. C’est avec difficulté que Jacob, concède au départ de son dernier enfant : n’a-t-il pas perdu déjà Joseph, frère par la mère de Biyamine ? Joseph revoit ses frères, il garde l’anonymat, mais il demande qu’une coupe soit placée insidieusement dans le sac du jeune frère.  Lorsque les frères partent, il les fait arrêter pour vol ; la coupe est retrouvée dans le sac de Binyamine, qui doit rester dans les geôles égyptiennes. Suit alors un long plaidoyer de Juda, qui tente de faire changer l’avis de Joseph. Mais « Joseph ne pouvant contenir tous ceux qui étaient autour de lui » se révèle. Il fait venir son père Jacob et toute sa famille, c’est l’exil égyptien qui commence. (Béréchit chapitres 37, 40 à 44).

Cette manigance de la part de Joseph semble malhonnête : pourquoi dissimuler son identité ? Pourquoi faire porter des fausses accusations ? Quelle stratégie le guide, si toutefois il s’agit de stratégie ?

Les commentateurs classiques se sont emparés de ces questions.

Pour Rachi [1], qui s’appuiera sur le Talmud [2], un rêve n’est pas une prophétie. C’est une vue partielle sur le réel. Le Talmud [3], dans un autre contexte, exprimera cela d’une très belle façon : usant de la métaphore du palais dont Dieu serait le roi, le rêve relèverait d’un bruit de couloir, d’un bruissement perçu « derrière le rideau » ; les mots du rêve sont mal entendus, ils sont soumis à l’interprétation, contrairement à la prophétie qui est limpide. Cette démarche, est celle retenue dans le Talmud. En effet pour lui « nul rêve sans futilités » : certains mots du rêve sont des supports ; « le rêve n’est qu’un soixantième de la prophétie [4]», dira-t-il encore, ou encore « le rêve est le fruit immature de la prophétie [5]». Un auteur comme Na’hmanide ne semble pas influencé par une telle lecture, même s’il l’évoque c’est pour s’en éloigner [6]. Il me semble que Na’hmanide est influencé dans sa radicalité par Maïmonide pour qui le rêve est une modalité importante de la prophétie, comme il s’en explique longuement dans le Guide des Egarés [7], dans un texte qui sera repris curieusement par Na’hamanide à la fin de la section qui nous occupe [8].

Donnons le résumé de l’explication de Na’hmanide [9]. Lorsque les frères sont reconnus par Joseph, le verset précise que celui-ci s’est souvenu de ses rêves [10]. Rachi explique qu’il a vu ses rêves se réaliser : les frères se sont prosternés. Na’hmanide s’oppose au commentateur champenois :

C’est exactement le contraire : en voyant ses frères se prosterner devant lui, il s’aperçut que Binyamine n’était pas dans le compte : ses rêves en se sont pas intégralement réalisés ! De même le second rêve ne s’est pas encore réalisé : ses parents ne se sont pas prosternés. En les forçant à faire venir le jeune frère, par ses stratagèmes, c’est précisément qu’il voulait voir ses rêves réalisés. Si ce n’était le cas, comment comprendre qu’il ait fait souffrir ses frères ? Qu’il ne s’est pas enquis de son père pendant la vingtaine d’année où il en était séparé ? Avec le stratagème de la coupe royale, il n’a pas voulu faire souffrir ses frères, mais soupçonnait qu’une haine animait encore les frères vis-à-vis du dernier né : faire résider Binyamine seul dans les geôles royales était une façon de le préserver.

Joseph n’a pas agi par vengeance : si c’était le cas, il aurait fait mettre ses frères en prison sans forme de procès ; de plus, n’avait-il pas ouvert les réserves de nourriture en leur faveur ? Il a agi stratégiquement pour mettre à l’abris le jeune frère. N’avait-il pas été lui-même soumis à leur férocité ? S’il a préféré se dissimuler, c’est afin de faire venir Binyamine, le prendre sous son aile protectrice. Joseph a tiré un trait sur sa famille : il avait nommé d’ailleurs son ainé « Ménaché- oubli- car Dieu m’a fait oublier mes tribulations et la maison de mon père »[11]. Ni vengeance, ni haine, mais de l’oubli. Mais les rêves, les rêves comment vont-ils s’accomplir ?  Na’hmanide n’aura de cesse dans tout son commentaire de montrer l’exactitude de l’interprétation de Joseph, face à Rachi qui prendra beaucoup d’aise. Donnons un second exemple : Rachi affirme qu’une fois Jacob descendu en Egypte, la famine cessa [12]. Na’hmanide [13] s’étonne : eh quoi, la prédiction des sept années de famine ne se serait-elle réalisée ? Selon Na’hmanide le rêve est prophétique jusqu’en son dernier détail.

Pourtant à relire le commentaire de Na’hmanide, une question se pose : il n’est pas question de l’accomplissement du second rêve, celui de la prosternation de ses parents. Na’hmanide nous en a donné une interprétation légèrement différente de la première lecture que nous en avions faite. En effet, il fait remarquer que la mère de Joseph était déjà morte à son adolescence, le rêve ne pouvait donc être réalisé. C’est pourquoi le commentateur proposait une autre interprétation : l’étoile dont il s’agissait était toute la famille de Jacob. On peut ainsi comprendre que toute la tribu du patriarche se serait prosternée devant Joseph. Pourtant, le texte ne le mentionne pas, à aucun moment. Nous allons essayer de comprendre l’enjeu de la révélation de l’identité de Joseph pour répondre à cette remarque.

La stratégie employée par Joseph correspond à un double objectif : d’une part faire accomplir ses rêves, d’autre part isoler Binyamine de ses frères afin qu’il ne subisse pas le même sort que lui-même. Pourquoi Joseph s’est-il révélé à ses frères ? Pour le comprendre, il faut voir à quel moment il le fit. Lorsque Juda plaide en faveur de son frère, il dit : « maintenant, que je demeure moi, à la place de mon frère, esclave, et que l’enfant parte avec ses frères »[14]. Il semble donc que ce qui a convaincu Joseph, c’est qu’il s’aperçut que ses frères ont changé : ne sont plus ceux qui l’ont vendu. Bien au contraire, ils sont prêts à rester prisonniers pour justement éviter la prison à l’un d’entre eux. C’est semble-t-il la raison qui a fait que Joseph a cédé. Il y aurait derrière tout ce stratagème une réflexion avisée et prudente : si les frères sont tels qu’il les a connus, autant protéger le petit dernier, mais s’ils ont changé, l’affaire prendra une autre tournure. L’engagement qu’ils prennent à ce moment- là, serait donc la preuve de leur changement. Telle serait la démarche logique de Na’hmanide. Or ce n’est pas ce qu’il dit : il fait remarquer que le verset ne dit pas « Joseph ne put se contenir » mais « Joseph ne put contenir ceux qui se trouvaient là »[15]. Qui étaient-ils ? le verset suivant nous le dit : tous les Égyptiens de la cour. Pourquoi ne pouvait-il les contenir ? car, précise notre auteur, eux aussi plaidaient la pitié envers Binyamine : de voler une coupe, serait-il passible d’un enfermement à vie ? Joseph ne s’est pas dévoilé car il aurait été poussé par une force intérieure de générosité, mieux : s’il avait pu, il aurait continué sa stratégie. C’est uniquement sous la pression « de la rue » qu’il sortit de l’anonymat. C’est donc qu’il n’a pas été convaincu du discours de ses frères. Ainsi après qu’il s’est révélé, la première question qu’il leur pose « est-ce que papa est en vie ? ». Na’hamnide reste muet sur cette phrase qui pourtant agite les autres commentateurs : pour lui, Joseph n’a pas cru en ses frères et même leur engagement en faveur de Binyamine n’est pas crédible. S’il se révèle, c’est devant le tolet de sa décision arbitraire d’enfermer Binyamine. Joseph ne cède donc selon cette interprétation que devant la contestation qui devient trop bruyante.

Voltaire disait qu’une des plus belles phrases de la Bible était celle que prononça Juda [16] à propos du lien filial entre Jacob et Binyamine : et son âme est liée à la sienne. Une autre façon de comprendre la révélation forcée de l’identité de Joseph, c’est que, toujours à la poursuite de son second rêve, il comprend qu’en retenant son jeune frère pour faire venir son vieux père, il risque de lui causer la mort. Les exigences se contredisent [17].  Quelle que soit la lecture, Joseph est contraint d’abandonner la poursuite de son rêve de jeunesse. Alors que dans la tragédie grecque, le rêve comme une machine folle s’exécute, dans la Torah, c’est une tout autre thématique qui se trame : les rêves de la Torah n’ont pas pour but de détruire les hommes mais d’en faire une visée sur l’avenir pour que les hommes puissent y répondre. On comprend que Joseph veuille précipiter leurs accomplissements. Nous allons y revenir.

Finalement, on peut questionner Na’hmanide : Joseph pense-t-il que l’accomplissement de ses rêves ne dépend que de lui ? Un rêve n’est-ce pas un avenir énoncé avant la lettre qui va « tomber tout cuit » ? Ce n’est pas ce que pense Joseph : pour lui un rêve est une occasion, une chance à saisir. Et cette chance ne peut être saisie que par l’intelligence, plus exactement l’intelligence interprétative : par exemple, Na’hmanide [18] montre comment le conseil judicieux que donna Joseph à Pharaon n’est qu’un détail d’interprétation du rêve : les vaches maigres ont consommé les grasses, preuve de la nécessité de faire des provisions. Ainsi, le rêve ne sert qu’à celui qui veut bien y prêter attention. Mais à aucun moment, la démarche de dissimulation d’identité n’a été commandée par une quelconque interprétation de rêve : celle-ci ne relève que de Joseph qui cherche à protéger son jeune frère d’une vindicte réelle ou fictive. Alors qu’encore jeune homme, il voyait ses rêves comme des données naturelles, des évidences qu’il convient d’admettre et d’assumer, plus tard, il comprendra que les rêves sont autant de possibilités à partir desquelles l’homme doit prendre des responsabilités accrues.

Quel est le nouveau sens de ce second rêve qui semble redoubler et amplifier le premier puisqu’il ne peut être pris à la lettre, comme le pensait le jeune Joseph ? Le second rêve ne peut plus être interprété comme une simple prosternation : Joseph doit l’interpréter différemment. Comme c’est souvent le cas dans le difficile exercice d’interprétation : il faut éliminer les possibilités. Et c’est là que les choses s’éclairent : les gerbes qui se prosternaient, les gerbes Egyptiennes, se rejoignent : il s’agit d’un seul rêve [19], Joseph est celui qui va nourrir les frères en période de famine. La prosternation des étoiles n’est pas à prendre au sens d’un pouvoir pris sur ses frères et son père : il signifie la dépendance économique. Il le dit dans son long discours « c’est pour vous nourrir que je suis parvenu ici »[20] ; cette phrase il n’a pu la prononcer qu’au moment où il comprend que les rêves ne sont pas faits pour être poursuivis, car leur lettre n’est pas figée. Au lieu de poursuivre ses rêves jusqu’à être poursuivis par eux, il fallait voir dans ses rêves d’adolescent, une promesse adressée à Joseph en personne, les contours d’une responsabilité future.  Telle me semble être la démarche initiée par Na’hmanide.

On pourra ainsi retourner l’argument central de Clément Rosset : ce qui séparera toujours la tragédie, implacable dans sa logique c’est que la Torah introduit la possibilité d’interprétation qui humanise chaque parole ; certes le rêve ne se réalise jamais comme on s’y attend, mais c’est que le rêve est lui-même susceptible d’interprétation, même les oracles les plus certains, et même les paroles les plus divines ne sont pas des « données »: c’est tout l’esprit de la Torah orale.


[1] Sur Béréchit 37.10.

[2] TB Bra’hot 55 a.

[3] TB Bra’hot 18b.

[4] TB Bra’hot 57b.

[5] Béréchit Rabba 17.

[6] Commentaire sur Béréchit 37.10.

[7] II §41.

[8] Commentaire sur Béréchit 46.1.

[9] Commentaire sur Béréchit 42.9.

[10] Béréchit 42.9.

[11] Béréchit 41.51.

[12] Rachi sur Béréchit 47.19.

[13] Commentaire sur Béréchit 47.18.

[14] Béréchit 44.33.

[15] Béréchit 45.1.

[16] Cité par Wogue sur Béréchit 44.30. Note 2.

[17] Voir le commentaire Haketav Véhakabalah qui suit la démarche de Na’hmanide.

[18] Commentaire sur Béréchit 41.2.

[19] Na’hmanide le fait déjà remarquer, en passant, dans son commentaire sur Béréchit 37.7.

[20] Béréchit 45.5.

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“Le rêve et son double”

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