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L’argent du blé

par: Jonathan Touitou

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La coutume du מעות חיטין (l’argent du blé) :

La période qui précède Pessa’h relève d’une effervescence générale. Nos foyers sont sens dessus dessous, et dès le lendemain de Pourim, toutes les familles plus ou moins pratiquantes, ont déjà un pied dans la fête. Cette préoccupation ambiante pourrait nous faire oublier un aspect essentiel, les pauvres qui n’ont pas les moyens de subvenir aux besoins d’une célébration digne. Pour pallier ce risque, nos sages ont
institué une coutume, le קמחא דפסחא que l’on traduit littéralement par la farine de Pessa’h. Celle-ci est aussi nommée מעות חיטין que l’on traduit par l’argent du blé. Plus précisément, l’origine de cette coutume se retrouve dans le Talmud Yerushalmi.

אמר ר׳ יוסי בר בון: לחיטא דפיסחא שנים עשר חודש, בין לישא ובין ליתן, ופירושו: אם שהה בעיר שנים־עשר חודש,
אם הוא עשיר יש לו ליתן חלקו המגיע ממנו לצורך תמיכת מעות חיטים, ואם הוא עני נותנים לו חלקו

Rabbi Yossi fils de Boune a dit: « Pour le blé de Pessa’h, 12 mois, que ce soit pour prendre ou bien pour donner. » Dans les faits, si une personne réside dans une ville durant une période de 12 mois, s’il est riche il devra donner de l’argent pour acheter du blé pour les pauvres, par contre s’il est pauvre il pourra
profiter de l’aide des autres habitants de la ville.

Dans le Choul’han ‘Aroukh, Rabbi Moshé Isserlès rapporte cette coutume quasiment dans les mêmes termes, et stipule que toute personne résidant dans la ville depuis plus de 12 mois est tenue de participer. (C.A. 429).

Plusieurs questions se posent lorsqu’on étudie en détail ce Minhag. Pourquoi à Pessa’h faire particulièrement attention aux pauvres ? Certes le Rambam dans les lois des jours de fêtes s’exprime en ces termes:(Hilkhot Yom Tom, 10) :

חייב להאכיל לגר ליתום ואלמנה עם שאר עניים האומללים אבל מי שנועל דלתות חצרו ואוכל ושותה הוא ובניו ואשתו ואינו מאכיל ומשקה לעניים ולמרי נפש אין זו שמחת מצוה אלא שמחת כרסו

“Il y a une obligation de nourrir l’étranger, l’orphelin, la veuve avec les autres pauvres qui sont dans le besoin, cependant celui qui [leur] ferme [sa] porte [..] et qui mange et qui boit et qui ni ne nourrit ni ne donne à boire aux pauvres et à ceux qui ont l’âme amère, alors ce n’est pas une joie de Mitswa mais c’est la joie de son ventre.”

Cette loi s’applique clairement pour toute fête, alors pourquoi instituer un « supplément » pour Pessa’h ? De plus pourquoi la Halakha ne demande-t-elle pas de fournir de l’argent pour le donner au pauvre qui lui-même achètera ce dont il a besoin ? Pourquoi lui donner du blé ? (sans jeu de mots…)

Soyons pratiques…

Le מטה יהודה (ramené par le Chaar Tsion) explique de façon très pragmatique que Pessa’h a fait l’objet d’une attention particulière de la part de nos sages du fait que toutes les familles sont chez elles accoudées et pleines de joie, par conséquent, il n’est pas convenable
que les pauvres se retrouvent sans le sou et affligés,
particulièrement à Pessa’h, de plus il est plus aisé de se procurer du blé que des Matsot, d’où l’intérêt de leur en procurer.(la situation avait l’air d’être à l’inverse d’aujourd’hui).

Le Michna Broura ainsi que le Maguen Avraham sur place décident qu’il faudra au moins fournir à un pauvre présent dans la ville depuis plus d’un mois mais moins de douze les Matsots nécessaires aux Yamim Tovim, comme pour les autres jours de fêtes, où il faut donner de quoi
accomplir tous les repas de celles-ci. On comprend ainsi un peu mieux le raisonnement du מטה יהודה. Donner du blé pour la semaine est plus facile pour les habitants que lui procurer des Matsots pour la semaine ; le pauvre de passage, lui, aura des Matsots, mais seulement pour 2 jours (ou 1 en Israël) et dans ce cas pas de problèmes de pénurie.

Cependant d’après cette explication, il y a un malus : pourquoi donner aux pauvres de passage, qui semblent moins prioritaires que les résidents, de la Matsa ; pourquoi ne pas leur donner du blé ? Ou alors, pourquoi ne pas donner à tout le monde de la Matsa pour les jours de fêtes, et du blé pour les jours de ‘Hol aux pauvres résidents ?

Une allusion dans les versets

Le Gaon de Vilna dans son commentaire sur la Torah nous livre une raison différente à cette coutume, qu’il tire d’une allusion dans les versets de la Parashat Bo (Chemot 13, 6-7).

ו שִׁבְעַת יָמִים, תֹּאכַל מַצֹּת; וּבַיּוֹם, הַשְּׁבִיעִי, חַג, לַיהוָה.(6
Sept jours tu mangeras des Matsot et le septième jour sera une fête pour l’eternel.
7)ז מַצּוֹת, יֵאָכֵל, אֵת, שִׁבְעַת הַיָּמִים
Des Matsot seront mangées la septaine de jours.

Le Gaon de Vilna s’etonne de la répétition de l’ordonnance de manger des Matsot deux versets de suite. De plus dans le premier l’ordre de consommer des Matsot est formulé à l’impératif « tu mangeras », alors
que dans le second sous la forme passive « sera mangée ». Alors que le verset 6 nous enjoint individuellement de manger de la Matsa, le verset 7 nous enseigne qu’il faut s’assurer que chacun puisse aussi en manger!

Plus percutant encore, lorsque l’ordre de manger de la Matsa est individuel (verset 6), le mot מַצֹּת est écrit sous la forme défective, c’est-à-dire qu’il manque un vav entre le Tsadé et le Tav pour souligner une idée de manque, alors que pour s’assurer que les pauvres ont de la Matsa la forme du mot est pleine(le vav est bien
présent). De ce détail le Gra tire l’enseignement suivant : lorsqu’il s’agit d’accomplir soi-même la Mitswa de manger de la Matsa, on peut à titre individuel se contenter de la mesure minimale que requiert la
Halakha (Kazaït à peu près 30 grammes selon les avis) et c’est pourquoi le mot מַצֹּת est défectif, en revanche pour les pauvres il faut s’assurer qu’ils puissent accomplir le commandement dans la largesse et la joie ce qui explique la forme pleine du mot מַצּוֹת.

La liberté de se rouler dans la farine :

Fort de cet enseignement le Rav Steinbuch (Haguim ouZmanim) explique que l’on fournira du blé plutôt que des Matsot aux pauvres à l’approche de Péssa’h, car le pauvre en faisant lui-même sa Matsa, aura un sentiment de largesse et de liberté, dimension essentielle de
la fête. Ainsi il se sentira libre, et aura de l’honneur à confectionner lui-même sa propre Matsa. Il fustige l’usage de son époque , qui est d’ailleurs celui préconisé par le Michna Broura, de fournir des Matsot plutôt que du blé. Il conclut toutefois en se pliant à l’avis du Michna Beroura qu’aujourd’hui fournir du blé à un pauvre pose de gros problèmes pratiques comme nous pouvons le comprendre aisément, et qu’il faudra préférer donner de l’argent plutôt que des Matsots, dépenser donnant une plus grande impression d’abondance.

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