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Introduction à l’abattage rituel, la She’hita

par: Rav Gerard Zyzek

Publié le 18 Aout 2021

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Les lois de la Torah le plus souvent ne touchent pas une fibre intuitive en nous. Et les lois de Pigoul (1)  font bien partie de ces lois extrêmement surprenantes. Et paradoxalement, bien que ces lois ne soient plus d’actualité depuis environ deux mille ans, elles prennent une place très importante dans le Talmud et sont de fait très étudiées dans le cursus classique du talmudiste moyen. Nous verrons au fur et à mesure de cette étude a priori technique combien des sujets qui nous paraissent à première vue extrêmement éloignés de nos préoccupations quotidiennes peuvent nous éclairer justement sur notre vie aujourd’hui.

I. De quoi s’agit-il ?

Un Korban, un sacrifice, ne doit être offert que selon un protocole très précis. Certains Korbanot sont consommés, mais selon un temps précis. Passé ce temps imparti, la chair devient interdite à la consommation et doit être brûlée. C’est ce que l’on appelle ‘le Notar’. Quelqu’un qui mangerait du Notar encourrait la peine de Karet, de retranchement de l’âme. D’autre part le service des Korbanot doit être effectué à un endroit précis ainsi que la consommation de ces Korbanot.
Il y a quatre étapes-base dans le service des Korbanot : la She’hita, l’abattage, la réception du sang de l’animal dans un récipient du Service, Keli Sharèt, amener ce sang vers l’autel, l’aspersion de ce sang sur l’autel.
La Torah nous enseigne en deux endroits (Vayikra 7,18 et Vayikra 19,7 et 8) que si la personne qui opère l’une de ces actions-base du service et a l’intention dans sa pensée lors de cette action que ce Korban soit mangé hors du temps imparti, c’est-à-dire plus tard que le temps imparti par la Torah, la chair de ce Korban devient, dès cet instant, gravement interdite à la consommation. Cette chair devient ce que la Torah appelle Pigoul, פיגול. La personne qui mangerait sciemment de cette chair se rendrait passible du châtiment de Karet, retranchement de l’âme. Par contre quelqu’un qui consommerait sciemment de la chair d’un Korban qui serait disqualifié, Passoul, d’autres manières (par exemple si quelqu’un qui n’est pas Cohen a versé le sang du Korban sur l’autel, ce qui est un interdit important et qui disqualifie le Korban), serait condamnable de Malkout, flagellation, mais ne serait pas passible du châtiment gravissime de Karèt (Rambam Hilkhot Psoulé HaMoukdashim chapitre 18, Halakhot 3 et 5).
En général lorsqu’un Korban, un sacrifice, est disqualifié, inapte, la Torah ou les ‘Hakhamim l’appellent Passoul. Dans notre cas, où la personne qui opère le service introduit une pensée inepte de manger ce Korban hors du temps imparti, la Torah qualifie ce Korban de Pigoul, et le châtiment de celui qui en consommerait change du tout au tout. Quelle est la spécificité de ce défaut, de ce vice ?

Pour pénétrer plus avant dans ce grand sujet, regardons les versets afférents dans la Parashat Kedoshim (Vayikra 19, versets 5 à 8).

II. Versets au début de la Parashat Kedoshim. Vayikra 19, verset 5.

La Parashat Kedoshim, qui, du fait de son importance, a été enseignée dans le désert de Sinaï en présence de tous, commence par l’injonction d’être Kadosh, c’est-à-dire de ne pas se laisser aller après les plaisirs et les tendances naturelles. Ensuite la Torah nous enjoint de craindre nos parents et de respecter le Shabbat. Ensuite l’interdit de nous tourner vers de fausses divinités et de ne pas nous fabriquer des idoles en métal. Ensuite la Torah nous donne des précisions au sujet du Korban Shelamim, du sacrifice appelé Shelamim. Il a déjà été question du Korban Shelamim dans la Parashat Vayikra (chapitre 3). Rashi justement dans la Parashat Vayikra explique le sens du mot Shelamim. Il vient de la racine Shalom, la paix. Ce Korban apporte la paix dans le monde. Il y a aussi la paix dans le protocole de ce Korban en cela qu’une partie en est offerte sur l’Autel (certaines graisses), une partie est donnée aux Cohanim (la poitrine de l’animal et sa cuisse droite), et le reste de l’animal est mangé par ses propriétaires à l’intérieur des murailles de la ville de Jérusalem. Les versets de la Parashat Kedoshim viennent nous donner des précisions sur ce Korban Shelamim :

Verset 5 :
וכי תזבחו זבח שלמים לה’ לרצונכם תזבחוהו.
‘Et lorsque vous égorgerez un sacrifice de Shelamim pour D. c’est pour votre agrément que vous l’égorgerez.’

La structure de ce verset est complexe. Rashi en donne deux lectures complémentaires.
Première lecture :
‘Lorsque vous offrez un Korban il est nécessaire que votre intention soit pour une bonne satisfaction, Na’hat Roua’h, qu’il soit bien agréé pour vous. En effet si vous y introduisiez une pensée inepte, il ne sera pas agréé devant Moi pour vous.’

Analyse de cette première lecture.
En quelques mots Rashi nous explique le secret de ce qu’est un Korban en Israël.
Pourquoi offre-t-on un Korban ? Est-ce que D. a besoin de cette offrande ? Lui apporte-t-on quelque chose ?
Le verset dit לרצונכם תזבחוהו, Rashi explique : pour Na’hat Roua’h, pour que D. ait une satisfaction, un bon contentement.
Rav Shimshon Raphaël Hirsch relie ce verset avec les versets précédents relatifs aux interdits d’idolâtrie. L’idolâtre s’imagine que sa divinité inepte a besoin de sacrifices, qu’il est nécessaire de donner de soi, que plus on aura dépensé plus la divinité inepte sera satisfaite.
Notre verset bouleverse complètement cette conception. Un Korban n’est pas un sacrifice. Le Korban, comme la racine du mot l’atteste (Karèv, proche), amène une proximité entre l’offrant et Son Créateur. Si D. n’a pas besoin de nos offrandes, quelle est la fonction du Korban ? Rashi explique : il apporte un Na’hat Roua’h, une satisfaction, une complétude entre le Créateur et Sa création.
Pour résumer nous pourrions dire les choses de la manière suivante. L’idolâtre dit : mon dieu, c’est sûr, m’agrée car je lui ai offert cinq beaux taureaux. Ici la Torah nous dit : c’est le fait que tu aies accompli les lois qui expriment la volonté de D. qui fait que D. agrée ton Korban.
Ceci est la première lecture du terme לרצונכם, ‘pour votre agrément’, c’est-à-dire que ce Korban soit agréé par Moi, dit l’Eternel.

Seconde lecture de Rashi du verset :
‘Nos Maîtres apprennent de ce verset (Traité ‘Houlin 13a) que si quelqu’un sectionne la trachée et l’œsophage de l’animal offert en Korban incidemment, sans intention, ce Korban est impropre (quand bien même la trachée et l’œsophage se trouvent sectionnés comme il se doit). Dans les Korbanot, il faut l’intention claire de sectionner. C’est la lecture du verset לרצונכם, c’est-à-dire selon votre intention, votre pensée.’

Analyse de cette seconde lecture.
Rashi fait référence au grand principe talmudique : מתעסק בקדשים פסול, ‘dans les Korbanot ce qui est fait sans intention est disqualifié’. En effet nous apprenons de notre verset que l’abattage du Korban doit être intentionnelle, soutenu par la volonté de sectionner.
Il y a donc deux lectures du mot לרצונכם, ‘pour votre volonté’. La première exige que ce Korban puisse correspondre à l’assentiment de D., à Sa volonté dans une certaine mesure. La seconde exige que l’acte d’abattage corresponde à la volonté de celui qui l’offre.
Nous tenons à mettre en relief la hardiesse exprimée dans le commentaire de Rashi.
Tout d’abord Rashi rapporte ce qu’il appelle ‘la première lecture’, le Pshat : le Ratson dont on parle, la volonté dont on parle correspond à celle de D., le Korban doit être fait de manière à ce qu’il porte le contentement de D. .
Ensuite Rashi rapporte la lecture des Maîtres du Talmud : la volonté dont on parle est celle de celui qui offre ce Korban, qui doit sous-tendre son action d’une volonté, d’une intention.
On parle de la volonté de D. ou de celle de l’homme ?

Il nous semble devoir expliquer ainsi : c’est justement du fait que le Korban ne sert pas à quelque chose de définissable, qu’il ne correspond pas à un intérêt du monde mais à cette subtilité du Na’hat Roua’h de D., que peut émerger la présence de l’intention de l’homme.

Expliquons-nous. Dans sa première explication Rashi nous a dévoilé le secret des Korbanot : D. n’a pas besoin de nos Korbanot, ce n’est pas parce que j’ai offert plein de sacrifices que la divinité est satisfaite, ce n’est pas parce que je me suis privé de plein de bonnes choses que tout va aller bien. Du Korban doit émaner une bonne odeur, comme dit le verset (Vayikra 1,9) : ריח ניחוח. Rashi explique : נחת רוח לפני, שאמרתי ונעשה רצוני, ‘Une bonne satisfaction devant Moi, J’ai dit et Ma volonté a été accomplie’.
Le Korban n’est pas un sacrifice, il exprime par un acte la volonté de l’homme de se rapprocher de Son Créateur en exprimant la volonté du Créateur et en faisant ce Korban selon le protocole que D. a enjoint.
Comme ce Korban n’a pas d’autre fonction que l’expression de ce Na’hat Roua’h, il ne peut pas être effectué au petit bonheur la chance, c’est l’acte de l’homme en tant qu’acte voulu, en tant qu’acte soutenu par une volonté qui est déterminant.

Ce commentaire de Rashi nous éveille à la réflexion suivante : nous sommes dans un monde d’acte, ce que nos Maîtres appellent Olam HaAssia (monde de l’acte). Toute la journée j’agis dans ce vaste monde. Mais où suis-je ? Est-ce que j’existe ? Où suis-je dissout dans cette accumulation d’actes ? Je pourrais dire que c’est le fait de m’arrêter d’agir qui me donne existence. Mais d’un autre côté nos Maîtres disent (Pirké Avot 1,17): לא המדרש עיקר אלא המעשה ; ‘l’analyse n’est pas l’essentiel,  mais l’acte’. Nous pouvons affirmer à partir de ce commentaire de Rashi que c’est l’acte de Mitsva, l’acte soumis à une injonction du D. Un, en cela qu’Il n’a pas besoin de mon acte, qui me donne la possibilité qu’émerge en mon acte une intentionnalité.

III. Versets 6 et 7.


Le verset 6 va nous enseigner le protocole selon lequel ce Korban doit être effectué :
ביום זבחכם יאכל וממחרת והנותר עד יום השלישי באש ישרף.
‘Le jour où il aura été abattu il sera mangé, ainsi que le lendemain. Ce qui en restera jusqu’au troisième jour sera brûlé par le feu.’

Rashi explique que ce verset vient nous enseigner qu’il est nécessaire, lorsque l’on fait la She’hita du Korban Shelamim, d’avoir l’intention de manger ce Korban dans ce temps imparti, car si le verset venait pour nous fixer le temps dans lequel il est licite de manger ce Korban, cela a déjà été enseigné dans la Parashat Tsav (Vayikra 7,16).

Verset 7 :
ואם האכל יאכל ביום השלישי פיגול הוא לא ירצה.
‘Et si l’on venait à en manger le troisième jour, ce serait Pigoul, ce ne serait pas agréé.’

La structure de ce verset pose question. En effet on apprend du passage parallèle dans la Parashat Tsav (Vayikra 7,18 voir Rashi sur place) que si la chair du Korban Shelamim est restée jusqu’au troisième jour, cette chair prend le statut de Notar mais le fait qu’elle soit restée n’invalide pas rétroactivement le Korban. Si c’est ainsi pourquoi notre verset dit-il que si l’on venait à en manger le troisième jour le Korban ne serait pas agréé ?
Nos Maîtres, dans le second chapitre du Traité Zeva’him, nous enseignent que l’on est obligé de dire que ce verset parle de l’intention au moment de l’abattage, ou bien lors d’une des quatre étapes du Service citées plus haut. Si celui qui fait l’abattage (ou l’une des quatre étapes du Service) introduit une intention de manger ce Korban Shelamim hors du temps imparti, c’est-à-dire le troisième jour, alors ce Korban devient tout de suite Pigoul et devient tout de suite inapte (sans attendre le troisième jour).
Cette explication de la Tradition Orale rend parfaitement compte du contexte du verset en cela que l’avant dernier verset mettait bien l’accent sur l’aspect déterminant de la pensée dans ce que représente un Korban, en opposition aux conceptions ineptes des idolâtres.

Rashi, sur notre verset, pose la question : Mais il a déjà été exposé dans la Parashat Tsav (7,18) la notion de Pigoul et le fait qu’un Korban devient inapte dès qu’il y a une pensée de le manger hors du temps imparti, pourquoi donc la Torah répète-t-elle ce sujet ?
Rashi répond, sur la base de l’enseignement du Traité Zeva’him (28a), que cette répétition vient inclure que l’intention lors d’une des quatre étapes du Service de manger le Korban Shelamim hors du lieu imparti rend aussi inapte tout de suite le Korban. En effet un Korban Shelamim doit être consommé à l’intérieur des murailles de Jérusalem (ou bien un Korban expiatoire, ‘Hatat, doit être consommé par les Cohanim à l’intérieur des limites de la cour appelée Azara, עזרה).
Il y a deux intentions qui disqualifient le Korban et le rendent Pigoul : l’intention de le manger hors du temps imparti, et la répétition des versets vient inclure l’intention de le manger hors du lieu imparti.
Il est écrit dans les versets (Vayikra 7,18 et Vayikra 19,8) que celui qui mangerait du Pigoul se rendrait passible du châtiment de Karet, retranchement de l’âme, ce qui est le châtiment extrême.
Rashi (sur la base de l’enseignement du Traité Zeva’him) demande : est-ce que celui qui mangerait du Pigoul à titre de l’intention de manger hors du lieu imparti est aussi condamnable de Karet ? Le verset (Vayikra 7,18) dit : והנפש האוכלת ממנו עונה תשא, ‘Et l’âme qui mangerait de cela portera sa faute’. Le terme ממנו que nous avons traduit par ‘de cela’ vient exclure et dire : celui qui mange de cela portera sa faute (condamnation de Karet), de cela précisément et pas d’autre chose. Cela nous dit que n’est passible de Karet (condamnation gravissime) que celui qui mange du Pigoul du fait de l’intention d’en manger hors du temps imparti, et non celui qui mange du Pigoul du fait de l’intention d’en manger hors du lieu imparti (il sera condamnable de flagellation mais pas de Karet).

Nous arrivons ici au cœur de la problématique de notre étude présente.
L’étude précise des versets nous a permis de mettre en relief l’importance fondamentale de l’intention et de la nécessité d’accomplir les différentes étapes du Service du Korban selon les directives que D. nous a données dans Sa Torah. Néanmoins il n’y a que deux sortes d’intentions ineptes qui disqualifient le Korban. La dernière Mishna du troisième chapitre du Traité Zeva’him met bien l’accent sur ce point :
אין המחשבה פוסלת אלא חוץ לזמנו וחוץ למקומו.
‘La pensée ne disqualifie un Korban que dans les cas de pensée de manger hors du temps imparti et hors du lieu imparti’(2).
Les deux catégories sont appelées Pigoul, mais en fait, à l’intérieur des catégories de Pigoul, ce n’est que la pensée hors du temps imparti qui en cristallise tout le vice, et la gravité.
Nous pouvons nous interroger : mais qu’y a-t-il de tellement pervers et radicalement invalidant dans le fait d’introduire la volonté, lors d’une des quatre étapes du Service, de manger le Shelamim hors du temps imparti, alors que les autres intentions hors protocole soit n’invalident pas, soit invalide (hors du lieu) mais pas de manière aussi gravissime ?

Pour résumer. Si la Torah met tellement en exergue l’importance d’une intention juste dans la pratique des étapes fondamentales du Service, pourquoi n’y a-t-il que ces deux intentions ineptes, manger hors du temps imparti et manger hors du lieu imparti, qui méritent ce qualificatif manifestement infamant de Pigoul (Rashi dans son commentaire sur Vayikra 19,7 traduit Pigoul, פיגול, par Metouhav, מתועב, écœurant, infame) ? Et à l’intérieur de ce Pigoul, la gravité supérieure donnée à la pensée de manger du Korban hors du temps imparti ?

IV. Extension de la notion de Pigoul.

Pour mieux cerner la problématique du Pigoul il nous paraît nécessaire de lire attentivement le premier verset qui parle de ce sujet dans la Parashat Tsav (Vayikra 7,18) :

ואם האכל יאכל מבשר זבח שלמיו ביום השלישי לא ירצה המקריב אותו לא יחשב לו פיגול יהיה והנפש האוכלת ממנו עונה תישא.
‘Et si manger on mangeait de la chair de l’offrande de Shelamim le troisième jour, il ne sera pas agréé, il ne sera pas compté pour celui qui l’a offert, il sera Pigoul, et l’âme qui en mangerait de lui portera sa faute.’

Bien évidemment la structure de ce verset est très complexe et offre plusieurs niveaux de lecture.
La Tradition Orale va mettre en relief deux éléments que la lecture superficielle du verset ne laisse pas apercevoir.
Premièrement, les Maîtres du Talmud (Traité Zeva’him 29) nous disent que ce que nous avons traduit en première lecture par ‘ne sera pas compté’ devra être pris dans le sens : ‘celui qui l’offre ne devra pas penser (à le manger le troisième jour)’.
Ici le Pigoul est relié à la personne qui offre le Shelamim. Offrir fait référence au service qui consiste à verser le sang sur l’autel : זריקה, Zerika, l’aspersion du sang sur l’autel.
Deuxièmement, la répétition des termes que nous avons traduite par ‘et si manger on mangeait’ fait dire aux Maîtres du Talmud (Traité Zeva’him 28b) que la notion de Pigoul ne s’applique pas seulement à une intention inepte relative à la consommation de ce Korban mais concerne aussi une autre consommation, celle de l’autel : אחד אכילת אדם ואחד אכילת מזבח.
Rambam (Hilkhot Pessoulé HaMoukdashim, chapitre 13, Halakha 2) synthétise parfaitement le sujet (nous en donnons notre traduction) :
‘La Tradition Orale nous enseigne que cette répétition du terme « et si manger on mangeait » nous fait entendre que la notion de Pigoul ne parle pas seulement de celui qui au moment de l’aspersion du sang du Korban introduit son intention d’en manger le troisième jour. Cette répétition inclut aussi toute pensée hors du temps imparti pour toute autre étape du service du Korban ainsi que de tout Korban et non seulement un Shelamim. Cette répétition inclut aussi si à une étape du service celui qui l’effectue pense brûler sur l’autel les graisses de ce Korban hors du temps imparti pour les brûler sur l’autel. Ceci correspond à l’enseignement talmudique :  אחד אכילת אדם ואחד אכילת מזבח, le verset parle de deux consommations, celle de l’homme et celle de l’autel, dans les deux cas si lors d’une étape du service il a pensé à ce qu’il soit mangé ou brûlé hors du temps ce Korban est tout de suite Pigoul.’

Si le verset de la Parashat Tsav parle précisément de l’étape de la Zerika, de l’aspersion sur l’autel, nous apprenons de ‘si manger on mangeait’ que Pigoul s’applique à l’une des quatre étapes du Service. D’autre part dans la Parashat Kedoshim le verset parle particulièrement de la première étape qui est l’abattage, la She’hita. Ce point est déterminant, comme nous le verrons dans la suite. Le verset de la Parashat Tsav met l’accent sur l’étape du Service qui est l’aspersion sur l’autel. Le verset de la Parashat Kedoshim met l’accent sur l’étape du Service qui est l’abattage, la She’hita. Au niveau légal il n’y a pas d’incidence en cela que dans la conclusion les lois de Pigoul s’appliquent indifféremment à chacune des quatre étapes-base du Service, comme nous l’avons dit plus haut.

Ces éléments étant posés, nous pouvons maintenant aborder le commentaire de Rav Shimshon Raphaël Hirsch sur Vayikra 7,18 qui proposera une démarche pour résoudre les questions que nous avons posées.

V. Résolution des questions. Démarche de Rav Shimshon Raphaël Hirsch dans son commentaire sur Vayikra 7,18 ainsi que sur Vayikra 19,7.


(Nous rapportons ici le commentaire de Rav Hirsch mais en l’adaptant. En espérant ne pas en avoir fait de contresens)
Essayons de trouver l’idée de fond qui ressort de nos versets. Le point commun à toutes ces notions est le lien entre l’abattage du Korban, la She’hita, et les actions diverses inclues dans la notion de Akhila, אכילה, ‘consommation’, soit de l’homme soit de l’autel, le Mizbéa’h, מזבח.
Un lien puissant unit la consommation du Korban par l’homme, ou symboliquement D. en mettant les graisses sur l’autel, avec l’acte d’abattage, l’acte de She’hita.
L’acte de She’hita, appelée Zevi’ha dans les versets, est l’annulation de l’existence autonome incontrôlée. La She’hita du Korban est l’aspect négatif dans les étapes nécessaires du Service des Korbanot, l’annulation de l’existence jusqu’à ce moment précis. Les autres étapes qui constituent le Service des Korbanot, l’aspersion du sang sur l’autel, la combustion sur l’autel, la consommation de la chair du Korban, en constituent l’aspect positif.
Ces étapes positives donnent à l’abattage, à la She’hita, sa finalité positive. C’est-à-dire que la finalité de la négation de l’existence de cet animal est une vie plus élevée dans la Sainteté.
On peut même dire plus : lorsque l’homme consomme le Korban qu’il a immolé et qu’il a offert, cet homme reçoit en retour la vie qu’il avait supprimée pour la faire participer d’une dimension de vie supérieure.
Ces deux aspects sont liés l’un à l’autre et se complètent l’un l’autre.
De manière métaphorique nous pouvons dire ainsi :
La Torah exige de l’homme qu’il immole sa vie uniquement matérielle, ce qui est représenté par la She’hita du Korban. Mais d’un autre côté cette annulation de sa matérialité n’est pas un but en soi, c’est lui donner la possibilité de ressusciter à un niveau plus élevé, qui est voué à D. et qui accepte de faire Sa volonté seule, étape qui est représentée par le fait de consommer la chair non de la viande seule mais d’un animal qui est devenu un Korban voué à D. .
En d’autres termes, un homme ne peut mériter de sanctifier sa vie proprement terrestre que s’il refuse une vie physique simple, assujettie aux pulsions diverses et variées. Mais cette rupture n’est pas un but en soi.
Le but de l’abattage est la consommation, et la condition de la consommation est l’abattage.
La notion gravissime de Pigoul nous indique la nécessité impérieuse de relier ces deux aspects entre eux.
Un abattage de l’animal, ou de l’animalité qui est en nous, sans la consommation de la chair est une négation de soi absurde, sans vision.
D’un autre côté, la consommation de la chair sans l’abattage, sans la She’hita, est une divinisation de la matérialité, une soumission aux pulsionnalités diverses et variées.
Nous comprenons maintenant la gravité insigne du Pigoul et pourquoi la Torah l’introduit au début de la Parashat Kedoshim (3) .
Le mot Pigoul est composé des lettres Pé, Guimel et Lamed, פגל. Ce sont les mêmes lettres que le mot Pélègue, פלג, qui signifie ‘scinder, diviser, couper’. En dissociant dès le départ le Korban Shelamim de sa finalité qui est la consommation du Korban, par l’homme ou par le Mizbéa’h, la personne qui introduit dans une étape du Service du Korban l’intention de manger ce Korban plus tard que le temps imparti s’oppose à toute la Sainteté du Mikdash, du Temple. En effet c’est comme si la personne signifiait que la divinité demandait une abnégation de soi sans que cela nous transforme et nous améliore. Un abattage de l’animalité sans la consommation de la chair du Korban est le mensonge métaphysique des idolâtres. Pour eux c’est comme si la divinité exécrait le matériel et voulait se venger de la nature humaine. Il est nécessaire, voire vital de briser cette animalité, mais pour pouvoir la faire accéder elle-même à un niveau supérieur qui est appelé Kedousha.
Ces deux dimensions conjointes définissent la dimension de Kedousha, de Sainteté exprimée par le Korban Shelamim, le Korban qui exprime la plénitude de l’homme avec son Créateur, et celle du Créateur avec Ses créatures.
Certes l’intention inepte de manger du Korban hors du temps imparti est appelé Pigoul et exprime une déviance dans l’intention de vouer ce Korban au D. Un dont le service est dans un lieu précis et non éparpillé. Néanmoins le cœur de la déviance, qui porte atteinte à la définition de la Sainteté même du Temple, est de dissocier, de couper l’abattage du moment où l’on consommera la chair de ce Korban, de déliter ce lien indéfectible.

VI. La place particulière de la She’hita à l’intérieur des quatre étapes du Service des Korbanot.


Nous avons dit plus haut qu’il y a quatre étapes-base dans le Service d’un Korban : la She’hita, l’abattage, la réception du sang de l’animal dans un récipient du Service, Keli Sharèt, amener ce sang vers l’autel, l’aspersion de ce sang sur l’autel. Nous apprenons des versets de la Torah qu’à partir de la réception du sang chaque étape doit être effectuée par un Cohen, comme dit le verset (Vayikra 1,5) :
ושחט את בן הבקר לפני ה’ והקריבו בני אהרן את הדם וזרקו את הדם על המזבח סביב אשר פתח אהל מועד.
‘Il égorgera le taureau devant D. et les fils d’Aaron approcheront le sang et aspergeront le sang sur l’autel, aux coins de l’autel qui se trouve à l’entrée de la Tente d’Assignation.’
Nos Maîtres (Traité Yoma 27a) nous enseignent que la nécessité qu’il y ait des Cohanim commence avec la réception du sang. Si quelqu’un qui n’est pas Cohen a effectué une de ces étapes du Service le Korban se trouve disqualifié, Passoul.
Par contre toute personne est habilitée à faire l’abattage, la She’hita, du Korban, comme le dit la première Mishna du troisième chapitre du Traité Zeva’him :
השחיטה כשרה בזרים
‘L’abattage des Korbanot est licite si elle est effectuée par des personnes étrangères à la prêtrise, à la Kehouna.’
Ces éléments nous forcent à nous poser la question : la She’hita est-elle une partie du Service ou non ? A priori il y a lieu de répondre par l’affirmative puisque nous avons vu qu’une pensée inepte lors de la She’hita invalide gravement le Korban. Mais d’un autre côté, si la She’hita est une Avoda, une étape au sens fort du Service, pourquoi est-elle valable si elle est effectuée par quelqu’un qui n’est pas Cohen ?
Il nous semble que la démarche que nous avons étudiée dans le commentaire de Rav Shimshon Raphaël Hirsch est éclairant sur cette grande question : la She’hita n’est pas une étape au sens fort du service en cela que la She’hita est une action par la négative, c’est une destruction, on enlève la vie.
La She’hita n’est pas un but en soi. C’est une étape exigée pour rendre la suite possible. La suite est le but. Et là se positionnent les deux interdits gravissimes dans la consommation des Korbanot : l’interdit de Notar et l’interdit de Pigoul. L’interdit de Notar consiste, comme nous l’avons dit plus haut, à manger de la chair d’un Korban une fois que le temps fixé par la Torah pour sa consommation est passé. On a devant nous de la chair, mais trop de temps s’est écoulé, on n’est plus dans l’impact de la She’hita, on a perdu la perception de ce que nous enseigne la She’hita. Ce qui pouvait être porteur de Kedousha, de sainteté, s’en trouve déconnecté (4) .
Le Pigoul est la déconnection du début du Service avec sa finalité, comme si D. nous demandait un service sans que l’homme puisse se construire de ce Service, comme si D. voulait se venger de Ses créatures et leur imposait un service absurde.

VII. La She’hita, l’abattage rituel dans la vie de tous les jours.

Nous avons vu plus haut que la She’hita a une place ambiguë à l’intérieur des quatre étapes-base du Service des Korbanot. Notre étude nous a permis de mettre à jour en quoi la She’hita n’est pas une action positive en soi mais consistait au fait d’enlever la vie de l’animal. Dans le service du Korban nous pouvons dire que de manière métaphorique la She’hita exprime l’annihilation de soi, annihilation nécessaire pour pouvoir s’approcher de notre Créateur, et pour que par ce service nous puissions en retour nous construire et sanctifier nos actions.
De la même manière nous trouvons un grand débat chez les Rishonim, Maîtres premiers du Talmud, sur la spécificité de la She’hita, étape nécessaire pour la consommation de la viande au quotidien.
Rambam affirme que la She’hita est un commandement positif de la Torah et entre dans le compte des six-cent treize commandements de la Torah (Hilkhot She’hita chapitre 1, Halakha 1 et Séfèr HaMitsvot commandement positif 146). Le Ritzva dans Tossefot (Traité Shevouot 24a דה »מ האוכל נבלה ביום הכיפורים ) s’oppose à cette opinion. La Torah nous interdit de manger de la viande Névéla, ‘cadavre’. Pour que cette viande ne soit pas Névéla, la Torah nous dit (Devarim 12, versets 20 et 21) : וזבחת כאשר צויתיך ואכלת, ‘Tu égorgeras comme je te l’ai ordonné et tu mangeras’. Cette seconde démarche considère que la She’hita est une possibilité donnée par la Torah pour pouvoir consommer de la viande mais ne représente pas un acte positif en tant que tel pour qu’on le considère comme étant une Mitsva.
Et même si Rambam compte l’acte de She’hita comme un commandement positif de la Torah, la manière dont il expose ce commandement dans le compte des Mitsvot est riche d’enseignement (dans le Mishné Torah):
א לשחוט ואחר כך יאכל
‘Premier commandement des lois relatives à la She’hita : qu’il égorge et qu’ensuite il mange’.
De même dans le Séfèr HaMitsvot (commandement positif 146) :
מצוה קמו היא שצונו לשחוט בהמה חיה ועוף ואחר יאכל בשרם ושלא יהיה היתר אכילתם אלא בשחיטה.
‘Le commandement 146 : que nous sommes enjoints de faire l’abattage rituel des animaux domestiques, sauvages ou des volatiles et que nous mangions ensuite leur chair, et qu’il n’y ait de possibilité de les consommer que par la She’hita.’
C’est-à-dire que pour Rambam la She’hita, quand bien s’imposerait-elle comme seule possibilité de manger de la viande, n’est qu’une introduction au fait de manger cette viande et non comme un acte déconnecté de la consommation de la viande.

Est-ce que notre étude sur la notion de Pigoul peut nous éclairer sur la signification de l’abattage rituel, la Sheh’ita, de la viande de tous les jours ?
Le Sifri (Devarim §75) met en parallèle la She’hita des Korbanot et celle de la viande de tous les jours :
כאשר צויתיך. מה קדשים בשחיטה אף חולין בשחיטה
‘Tu égorgeras comme je te l’ai ordonné. De la même manière que les Korbanot, les Kodeshim, nécessitent She’hita, de la même manière la viande de tous les jours, ‘Houlin, la viande profane, nécessite She’hita.’
Malgré ce parallélisme enseigné par le verset, il y a de nombreuses différences entre la She’hita des Korbanot et celle de la viande ‘Houlin, hors le fait que pour les premiers cette She’hita doit être impérativement effectuée à l’intérieur du Temple tandis que pour les seconds celle-ci doit être impérativement effectuée hors du Temple.
Néanmoins, bien que nous ayons vu plus haut (§2) que nous apprenons du verset לרצונכם תזבחוהו que la She’hita doit être mue par une volonté, cette exigence n’est que pour les Korbanot, Kodeshim. La Tradition Orale nous enseigne que pour les ‘Houlin, pour l’abattage profane, l’intention n’est pas rédhibitoire.
Rambam, dans les Hilkhot She’hita, second chapitre, Halakha 11 et 12, synthétise le sujet sur la base de la troisième Mishna du second chapitre du Traité ‘Houlin (nous en donnons notre traduction) :
‘La She’hita des ‘Houlin ne nécessite pas intention. Même s’il fait la She’hita par hasard, en s’amusant, ou bien qu’il ait lancé le couteau pour qu’il s’enfonce dans un mur et qu’un animal soit passé et que la trachée et l’œsophage aient été tranchés comme il se doit et selon la mesure nécessaire, la She’hita est valable. (…) Par contre s’il tenait un couteau et qu’il lui soit échappé des mains et qu’il soit tombé et qu’en tombant la trachée et l’œsophage de l’animal aient été tranchés comme il se doit la She’hita n’est pas valable, car le verset dit (Devarim 12,21) וזבחת , « tu égorgeras », il faut qu’un homme égorge, quand bien même l’intention d’égorger ne soit pas exigée.’
Dans la She’hita des ‘Houlin un acte d’un humain est exigé, quand bien même l’intention de sectionner ne soit pas nécessaire.

Pour résumer nous pouvons dire ainsi. D’un côté il y a un parallélisme entre la She’hita des Kodeshim, des Korbanot, et la She’hita des ‘Houlin, abattage profane. D’un autre côté, ce sont deux sujets différents.
Rav Shimshon Raphaël Hirsch, dans son commentaire sur Devarim 12,21, nous aide à synthétiser la problématique.
Il y a une différence de fond dans le positionnement de ce que représente l’animal que l’on égorge dans le Korban et dans la viande ‘Houlin. Dans le Korban, l’animal représente quelque part la personne humaine qui l’offre. En l’égorgeant j’exprime que je ne peux me rapprocher (Karèv) de D. que si j’annihile ma personnalité brute. Les lois de Pigoul que nous avons abordées plus haut nous ont enseignés que cette annihilation n’est surtout pas un but en soi, et qu’il faut dès le départ la relier à sa finalité qui est de faire ressusciter cette vitalité pour se construire véritablement dans notre proximité avec D. .
La viande ‘Houlin n’est pas un Korban d’aucune manière. Dans l’abattage de l’animal pour en consommer la viande, j’exprime par un acte humain, par une intervention humaine, l’annihilation de l’animalité. Je ne dois pas consommer de la chair d’un animal sur lequel l’humain n’a pas imprimé une annihilation de l’animalité. Mais par contre, là aussi, le but n’est pas de nier l’animalité, car cette vitalité est la base de toute chose, est la création de D.. Le but de cette annihilation est de lui donner la possibilité qu’elle soit ingérée par l’homme et de la faire participer du corps de l’humain, de l’élever à un niveau où cette animalité fera corps avec l’humain. Comme dans les Kodeshim, la She’hita des ‘Houlin doit être liée dès le départ à sa finalité : que cette animalité s’élève et devienne humanité, comme l’exprime si bien Rambam : לשחוט ואחר כך יאכל , ‘qu’il égorge et qu’ensuite il mange’.

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1. La traduction de ce mot va être abordée dans la suite.

2. Il y a aussi deux autres catégories mais elles n’entrent pas dans la catégorie de Pigoul.

3. En effet nous avons mis en relief plus haut une différence subtile entre la manière dont la Torah présente le sujet dans la Parashat Tsav et la manière dont elle le présente dans la Parashat Kedoshim. Dans la Parashat Kedoshim l’accent est mis sur le Pigoul effectué lors de la She’hita.

4. Cette étude nous éveille aussi sur la manière limitée que nous avons de percevoir le temps. La projection de soi sur un jour ou deux devient vite une abstraction. L’épidémie du coronavirus que nous vivons depuis un an et demi nous fait nous rendre compte la difficulté que nous avons à nous projeter dans le futur et combien nos projets deviennent vite fantasmatiques. Notre perception du temps et notre positionnement dans le temps sont limités. Voir l’explication que Rabbi Avraham Bornstein, le Rabbi de Sochaczew, rapporte dans l’introduction de son livre ‘Iglé Tal’ au nom de son père Rabbi Zeev No’houm, auteur du Agoudat Ezov, pour répondre à la question suivante : pourquoi la première Mishna du Traité Berakhot fait-elle dépendre le moment de la lecture du Shema Israël le soir du moment où les Cohanim peuvent rentrer chez eux pour manger de la Terouma ?  En un mot : on a lu le Shema le matin, et prit sur nous le joug de la royauté du Ciel, mais dès que la nuit du jour suivant est tombée, l’impact de cette lecture matinale s’est estompé, et il nous faut le raviver en nous-même. Le temps qui passe déconnecte notre perception, délite notre vécu.

 

 

 

 

 

 

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Introduction à l’abattage rituel, la She’hita”

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