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Étude sur l’existence – Analyse du premier mot des Dix Commandements : Anokhi

par: Rav Gerard Zyzek

Commentaire sur le chapitre trente-sept du Tiféret Israël du Maharal de Prague.
Synthèse d’études faites en groupe au sein de la Yéchiva des Etudiants.

Publié le 2 Aout 2024

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Le premier des dix commandements

Le verset dit (Shemot 20,2) : אנכי ה’ אלקיך אשר הוצאתיך מארץ מצרים מבית עבדים.
« Je suis l’Eternel ton D. qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte de la maison d’esclaves ».

Il y a quatre propositions dans ce verset :
– « Je suis »
– « l’Eternel ton D. »
– « qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte »
– « de la maison d’esclaves »

Notre propos s’attachera ici à la première proposition « Je suis ».

I. En quoi ce verset est-il un commandement ?

Notre tradition nous enseigne qu’il y a dans les paroles dites à l’ensemble du peuple d’Israël au Sinaï dix commandements, dix Mitsvot, spécifiques. Mais où y a-t-il un commandement dans ce verset ? Ce verset ne s’exprime nullement sous la forme d’une injonction. Or Rambam recense dans son Sefer HaMitsvot ce verset comme le premier des commandements positifs :
מצוה א היא הצווי אשר צונו בהאמנת האלהות והוא שנאמין שיש שם עלה וסבה הוא פועל לכל הנמצאים והוא אמרו אנכי ה’ אלקיך.
‘Première Mitsva. C’est l’injonction qui nous a été exigée de croire en la Divinité, c’est-à-dire d’avoir la Emouna qu’il y a une cause qui agit pour toute réalité existante, comme dit le verset « Je suis l’Eternel ton D. ».’

Mais où est cette injonction ?

Le Maharal, dans le trente-septième chapitre du Tiféret Israël, répond que l’expression אנכי, Je dans le sens emphatique, exprime l’existence de D. en tant que cette existence s’impose. Il n’est pas dit אני, Ani, qui signifie aussi Je, mais אנכי, Anokhi. Quelle est la différence ? Ani, אני, peut être compris comme le sujet du verbe, mais n’exprime pas Je en tant que tel. Rapportons les mots du Maharal :
‘« Je suis l’Eternel ton D. », Même si l’homme ne l’accepte pas comme D. Il est son D. et son roi en tant que Lui-même, comme dit le verset au sujet de ceux qui ont voulu se dégager du joug d’HaKadosh Baroukh Hou, que l’Eternel ne règne pas sur eux, dans le prophète Yé’hezkel (20,32 et 33) « Ce qui monte à votre esprit ne s’appliquera d’aucune façon, ce que vous dites : soyons comme les goyim, comme les familles des terres de servir le bois et la pierre ! Par Moi D. vivant si ce n’est par une main forte, par un bras étendu et par une fureur déversée Je régnerai sur vous ».
Pour que l’homme ne se trompe pas et s’imagine qu’il soit possible de se débarrasser de Son joug, comme cela peut arriver par rapport à un roi fait de chair et de sang où il est possible de rejeter le joug, par rapport à cela le verset dit : « Je suis l’Eternel ton D. », c’est-à-dire quoi qu’il en soit Je suis ton D., en tant que tel.’

II. Lecture des Maîtres du Talmud du mot Anokhi, Traité Shabbat 105a.

Pour avancer dans l’analyse du verset, le Maharal nous invite à étudier la Guemara du Traité Shabbat 105a.

א »ר יוחנן משום ר’ יוסי בן זימרא מנין ללשון נוטריקון מן התורה שנאמר כי א »ב המו »ן גוים נתתיך אב נתתיך לאומות בחור נתתיך באומות המון חביב נתתיך באומות מלך נתתיך לאומות ותיק נתתיך באומות נאמן נתתיך לאומות ר’ יוחנן דידיה אמר אנכי נוטריקון אנא נפשי כתיבת יהבית רבנן אמרי אמירה נעימה כתיבה יהיבה איכא דאמרי אנכי למפרע יהיבה כתיבה נאמנין אמריה.

‘Rabbi Yo’hanan nous enseigne (…): d’où savons-nous qu’il y a une notion de Notrikon dans la Torah ? אנכי, Aleph, Noun, Kaf, Youd, c’est le Notrikon de Ana, Moi, Nafshi, Mon âme, Ketivat, J’ai écrit, Yavit, Je l’ai donnée.’

Expliquons.
La Mishna du Traité Shabbat 104b nous enseigne des lois relatives à l’interdit d’écrire le jour de Shabbat. Il y a trente-neuf catégories de travaux interdits le jour de Shabbat. Une de ces catégories est l’interdit d’écrire. La transgression de cet interdit dépend d’une certaine mesure. Ecrire une lettre a ou b le jour de Shabbat est une action prohibée mais la transgression formelle (pour être condamnable en pénal) de l’interdit est actée par le fait d’écrire deux lettres.

La Mishna nous enseigne : כתב אות אחת נוטריקון ר’ יהושע בן בתירא מחייב וחכמים פוטרין.
‘Si quelqu’un a écrit une lettre Notrikon, Rabbi Yéoshoua ben Batira condamne, les ‘Hakhamim exemptent.’

Qu’est-ce qu’une lettre Notrikon ?
Rashi explique que c’est une lettre avec une apostrophe ou un point pour signifier que c’est une abréviation, comme ex. pour exemple. Disons donc que l’on écrive א’, pour signifier un mot de manière abrégée. Mais est-ce que ce stratagème peut-il être considéré comme avoir écrit deux lettres ? En d’autres termes, si quelqu’un le jour de Shabbat a écrit une lettre et aussi une apostrophe pour montre que ces signes sont un Notrikon, est-ce qu’il sera considéré comme ayant écrit deux lettres, mesure nécessaire pour qu’il soit condamnable en pénal, ou bien non.
Quel est le débat ?
Rav Yéhouda Arié Friedless, dans son livre Eizéhou Mekoman sur le Traité Shabbat, rapporte une magnifique explication au nom du commentaire Misguéret Zahav sur la Mishna. Les travaux interdits Shabbat sont fondés sur la notion de מלאכת מחשבת, de Melèkhet Ma’hashévet, de travail pensé, ce qui signifie que l’intention est première dans les actes de Shabbat. C’est pourquoi si quelqu’un fait un signe pour exprimer que cette lettre fait référence à un mot entier, on pourrait considérer ce point ou cette apostrophe comme une suite significative de la première lettre, et être compté comme seconde lettre, tel est l’avis de Rabbi Yéoshoua ben Batira. Les ‘Hakhamim, les Sages, considèrent qu’effectivement l’intention est première dans les actes de Shabbat néanmoins on ne peut prendre en compte l’intention que sur une action pleine, c’est-à-dire ici deux lettres effectives.

Abordons maintenant la Guemara citée par le Maharal dans le Tiféret Israël. Si selon Rabbi Yéoshoua ben Batira une lettre Notrikon peut être condamnable Shabbat en pénal, cela n’est possible que si cette notion est présente déjà dans la Torah, où trouvons-nous cette notion dans la Torah ?  Rabbi Yo’hanan répond que le premier mot du premier des dix commandements est un Notrikon, est une abréviation ou plutôt un acronyme. C’est-à-dire qu’il faut comprendre que chaque lettre fait référence à un mot.
Rabbi Yo’hanan dit que le א, Aleph de Anokhi, deאנכי , fait référence au mot Ana, Moi, la lettre נ, Noun, fait référence au mot Nafshi, Mon âme, la lettre כ, Kaf, fait référence au mot Ketivat, J’ai écrit, la lettre י, Youd, fait référence au mot Yavit, Je l’ai donnée.
Ce qui donne en résumé : אנכי, Anokhi, Moi Mon âme j’ai écrit j’ai donné (en acronyme).

Ce passage de la Guemara, comme beaucoup de passages d’Aggada, de textes symboliques du Talmud, nous paraît proche de l’absurde et techniquement assez invraisemblable.   Le Maharal de Prague a été confronté à son époque à beaucoup de personnes de la communauté juive perturbées par le regain de rationalisme de la Renaissance qui s’offusquaient à la vue de ces passages apparemment invraisemblables. Il s’est investi dans son œuvre considérable à dévoiler (un peu) la profondeur qui est contenue dans ces enseignements métaphoriques et symboliques du Talmud.

III. Commentaire du Maharal sur cette Guemara.

Il est bien clair que le mot אנכי, Anokhi, est le premier mot des dix commandements. Ce étant posé, regardons le commentaire du Maharal (nous en donnons notre traduction, nos ajouts sont entre crochets).  ‘Nos Maîtres veulent mettre en relief que le début de quelque chose est le principal de cette chose par cela même que ça en est le commencement. C’est pourquoi le début nous enseigne sur la chose et sur son essence car tout se trouve dans le potentiel du début en cela que cela en est le commencement. Tout est en potentiel dans le commencement mais pas de manière explicite, en pur potentiel, et de manière non discursive, car tout est dans le potentiel du début mais pas dans l’effectif du dévoilé. C’est pourquoi nos Maîtres (dans leur science supérieure) ont lu le premier mot des dix commandements, le Anokhi sous forme de Notrikon, qui est une lecture éloignée de ce que nous imaginerions (car la logique est de l’ordre du dévoilé, ce qui n’est pas dans le potentiel du commencement).  Selon Rabbi Yo’hanan [le premier mot des dix commandements qui est le début de la Torah donnée à Israël] le Anokhi nous enseigne sur l’essence de ce qu’est la Torah qui est la structure divine qui est structurée de D. lui-même, et telle est l’essence de la Torah.’

Selon cette explication du Maharal, reprenons les mots de Rabbi Yo’hanan : Anokhi : Moi Mon âme j’ai écrit j’ai donné, c’est-à-dire que D. Lui-même (si nous pouvons nous exprimer ainsi) a écrit la Torah et l’a donnée. Il est possible de dire aussi : Moi c’est Mon âme, c’est
Moi-Même que J’ai écrit (si nous pouvons nous exprimer ainsi) dans la Torah et Je l’ai donnée.  Quelle que soit la nuance, il ressort que d’après Rabbi Yo’hanan le mot Anokhi, premier des dix commandements, contient de manière concentrée la définition de l’essence de la Torah. Il n’est bien entendu pas aisé de définir l’essence de la Torah. On pourrait de cet enseignement de Rabbi Yo’hanan entendre que la Torah est le cadeau que D. nous donne par lequel les êtres créés, les humains, peuvent avoir un lien avec le Créateur. Le Midrash Shemot Rabba, chapitre 33,§1, peut nous aider à saisir le contenu de l’enseignement de Rabbi Yo’hanan.  Le verset dit (Mishlé 4,2) כי לקח טוב נתתי לכם, תורתי אל תעזובו, « Car un achat bon Je vous ai donné, Ma Torah ne l’abandonnez pas ».  Après avoir décrit monts et merveilles de ce qu’il y a dans la Torah, qui est un achat bon, le Midrash ajoute : ‘y a-t-il une marchandise pour laquelle celui qui l’a vendue est vendu avec elle ? D. dit à Israël : Je vous ai vendu Ma Torah, si nous pouvons nous exprimer ainsi, Je suis vendu avec elle.

Le commentaire du Midrash, le Ets Yossef de Rabbi ‘Hanokh Zondel de Bialystok, explique : ‘ Il faut comprendre le verset ainsi : car une acquisition du bon qui représente D. qui est appelé Tov, bon, Je vous ai donné. C’est-à-dire qu’en acquérant la Torah, c’est comme si Israël acquérait HaKadosh Barou’h Hou lui-même, si nous pouvons nous exprimer ainsi.’

Pour mieux saisir la notion, le Midrash donne la parabole suivante : Cela ressemble à un roi qui a une fille unique. Vient un roi d’entre les rois et épouse cette fille du roi. Le voici qui veut retourner dans son pays et prendre son épouse avec lui. Le roi, le père de son épouse, lui dit : la fille que je t’ai donnée est ma fille unique, me séparer d’elle ? Cela m’est impossible. Te dire que tu ne la prennes pas avec toi, cela m’est impossible car c’est ton épouse. Alors je te demande de me faire une Tova, une bonté : qu’à chaque endroit où tu ailles, prépare-moi une petite pièce par laquelle je pourrais résider parmi vous car je ne peux pas abandonner ma fille. De même D. a dit à Israël : Je vous ai donné la Torah, Me séparer d’elle, Je ne peux pas. De vous dire : ne la prenez pas avec vous, cela m’est impossible. Alors, qu’à chaque endroit où vous allez, faites-moi une résidence dans laquelle Je puisse résider ! Comme dit le verset (Shemot 25,8) « Faites-Moi un sanctuaire ».
Le Ets Yossef explique : ‘Et même maintenant que le Temple est détruit, à tout endroit où Israël part en exil, la Présence Divine les accompagne’.

La Torah est comparée à la fille unique du roi. La fille unique est l’émanation intime du roi. Celle-ci est donnée en mariage à Israël, c’est-à-dire qu’Israël s’unit à cette intimité de D. par laquelle il y a ici sur terre un voisinage avec le Créateur, ce que notre Tradition appelle Shekhina, la présence divine, le voisinage.  Malgré ces explication précises du Maharal nous pouvons néanmoins nous demander ce qui autorise nos Maîtres à traduire le mot Anokhi par une définition de ce qu’est la Torah ?  Il faut dire que Anokhi, étant le premier mot des dix Commandements, représente en concentré l’essence de la Volonté Supérieure de communiquer avec Ses créatures, de partager avec Ses créatures, d’échanger avec Ses créatures, ce qui est la définition intime de la Torah.

IV. La Guemara va donner deux autres possibilités de lecture du mot Anokhi sous forme de Notrikon. Analyse de la lecture des Rabbanan.

רבנן אמרי אמירה נעימה כתיבה יהיבה איכא דאמרי אנכי למפרע יהיבה כתיבה נאמנין אמריה.

‘Les Rabbanan (s’opposent à Rabbi Yo’hanan et) disent : le א, Aleph de Anokhi, deאנכי , fait référence au mot Amira, אמירה, qui signifie parole, la lettre נ, Noun, fait référence au mot Néhima, נעימה, qui signifie agréable, la lettre כ, Kaf, fait référence au mot Ketiva, כתיבה, qui signifie a été écrite, la lettre י, Youd, fait référence au mot Yéhiva, יהיבה, qui signifie a été donnée.’

En d’autres termes, le mot Anokhi peut être lu pour les Rabbanan sous la décomposition suivante : parole agréable a été écrite, a été donnée.

Commentaire du Maharal : ‘Selon les Rabbanan, il n’y a à faire entrer dans ce qu’est l’essence de la Torah que ce qui est en rapport avec ce qu’est la Torah elle-même. Il n’y a pas à y introduire le sujet de l’action qui est D. . C’est pourquoi ils ont donné l’explication : אמירה נעימה כתיבה יהיבה, parole agréable a été écrite, a été donnée.’ Nous sommes ici en face d’une double difficulté. Tout d’abord les paroles du Maharal nous paraissent fermées dans leur concision. Deuxièmement, nous ne comprenons pas comment les Maîtres du Talmud peuvent-ils court-circuiter le sens du mot Anokhi qui désigne l’existence du Créateur de toute chose et bifurquer dans la définition de ce qu’est la Torah, qui, nous sommes bien d’accord évidemment, ne supporte pas que D. soit même en allusion dans sa définition.

Amis lecteurs, l’heure est grave, de quoi parle-t-on ?
Comme nous l’avons vu dans le premier paragraphe de cette étude, le mot Anokhi signifie « Je suis », expression emphatique que nous pourrions traduire par « J’existe ». Et d’ailleurs c’est en ces termes que Rambam commence son grand œuvre le Mishné Torah :
יסוד היסודות ועמוד החכמות לידע שיש שם מצוי ראשון, והוא ממציא כל נמצא, וכל הנמצאים משמים וארץ ומה שביניהם לא נמצאו אלא מאמתת המצאו. ‘Le fondement des fondements et la colonne de la connaissance est de savoir qu’il y a là un Existant premier et qu’Il donne existence à tout existant, et que tout existant, du ciel à la terre et tout ce qui se trouve entre, n’existe que par la véracité de Son existence.’

Ce étant, comment nos Maîtres peuvent-ils mettre leur énergie pour dire que surtout il ne faut pas de trace de D. dans le Notrikon du mot Anokhi qui affirme l’existence fondamentale de l’Existant premier ? Et d’autre part que signifie l’expression ‘parole agréable’ ?  Ces questions sont sévères. Nous proposons ici la démarche qui est ressortie de débats avec nos compagnons d’étude [1].

Nous n’avons aucune idée, aucune approche de ce que peut signifier que D. existe. C’est de la théologie stérile. D. nous a donné Sa Torah, Sa parole, l’expression, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de Son intimité la plus intime (comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent), pour que nous jouions avec, pour que nous jouissions de cette intimité, et que nous existions. Les psychologues de tout poil ont toujours parlé du fait religieux comme l’expression du surmoi par excellence. HaKadosh Barou’h Hou nous a donné la Torah au Sinaï pour que nous ayons, par la vie de Torah, l’expérience de ce qu’est exister. Par le jeu, et l’étude ludique de la Torah, le Talmid ‘Hakham a l’expérience qu’il existe, qu’il est là. L’injonction première de la Torah est : toi qui reçois la Torah, existe ! Laisse D. de côté !
Si, par son intimité ludique avec la Torah, le Talmid ‘Hakham existe, alors il lui est évident qu’il y a un existant premier qui lui donne existence. Il est alors inutile de faire du blabla théologique puisqu’il en a l’expérience.  L’explication des Maîtres du Talmud est maintenant lumineuse. Le Anokhi contient en Notrikon l’essence même de ce qu’est la Torah : le don agréable, ludique, qui me donne existence. Mais attention : sans D. ! car Sa présence, Son intervention, Son regard par derrière mon épaule, casserait ma possibilité d’exister, et je douterais alors toujours de l’existence de D. .

Nous avons les éléments pour aborder un fondement de notre tradition que synthétise Rambam dans le neuvième chapitre des Hilkhot Yéssodé HaTorah, Halakha 4.  (Il faut savoir qu’il y a deux notions : le ‘Hakham, le talmudiste, et le Navi, le prophète, qui nous transmet ce que D. lui a dit de dire.)

הלכה ד’. אם אמר בדין מדיני תורה שה’ צוה לו שהדין כך הוא והלכה כדברי פלוני הרי זה נביא השקר ויחנק, אף על פי שעשה אות, שהאי בא להכחיש התורה שאמרה לא בשמים היא.
‘Halakha 4. Si un Navi (un prophète reconnu et authentifié comme étant un Navi) dit au sujet d’une loi de la Torah que D. lui a ordonné que la Halakha est ainsi ou que la Halakha est comme telle opinion, c’est l’exemple même d’un prophète mensonger et il est condamnable en pénal de strangulation, et ce, même s’il fait un signe pour authentifier ses dires, car il vient nier ce qui est écrit dans la Torah qui nous ordonne (Devarim 30,12) « Elle n’est pas dans le ciel ».’

Rambam développe ce point au début de son introduction à son commentaire sur les Mishnaïot (הקדמה לפירוש המשניות). La Halakha, la loi, doit être analysée selon les modes d’exégèse de la Tradition Orale, selon les raisonnements des Sages, la discussion des Sages, selon la majorité des avis exprimés, et non depuis une révélation céleste, cette révélation peut avoir son bien-fondé dans certains domaines mais pas dans l’étude de la Torah et l’élaboration de la loi, desquels elle est bannie.

V. Développement de cette opinion des Rabbanan à partir d’un passage du Traité Shabbat 88b.

Par le don de la Torah qui est parole agréable, D. veut, exige, que Ses créatures existent. Nous invitons à réfléchir sur ce qu’est exister. Est-ce qu’avoir peur d’exister est exister ? Et si j’assume de prendre des responsabilités et de trancher la loi au risque de me tromper n’est-ce pas quelque part évacuer le Créateur ?
Rava, grand maître du Talmud, nous enseigne dans le Traité Shabbat :
אמר רבא למיימינין בה סמא דחיי למשמאילים בה סמא דמותא.
‘Pour ceux qui utilisent la Torah avec la main droite, elle est pour eux une potion de vie, pour ceux qui utilisent la Torah avec la main gauche, elle pour eux une potion mortelle.’

Rashi explique :
למיימינין. עסוקים בכל כחם וטרודים לדעת סודה כאדם המשתמש ביד ימינו שהיא עיקר.
‘Pour ceux qui utilisent la Torah avec la main droite. C’est-à-dire ceux qui s’investissent dans l’étude de la Torah avec toute leurs forces et sont perturbés pour connaître Son secret, qui utilisent la Torah comme il se doit, comme quelqu’un qui utilise sa main droite pour faire quelque chose, car la main droite est la main principale’.

Quelqu’un qui se donne les moyens pour être acteur de la Torah, alors la Torah est pour lui une source de vie. Si quelqu’un ne s’y met pas vraiment, alors la Torah sera pour lui un sur-moi effroyable comme il n’y en a pas de pareil, il y aura toujours D. qui ceci, D. qui cela. Il n’utilise pas la Torah selon son mode d’emploi, il explose sa vie. Le mode d’emploi est d’être sujet de la Torah et de s’en donner les moyens. C’est cela la main droite.

Mais attention l’aversion que nous avons d’exister est telle que là aussi peut s’immiscer une culpabilité de ne pas se donner assez les moyens d’investissement dans l’étude de la Torah. Là vient la troisième lecture du mot Anokhi en Notrikon.

VI. Troisième lecture du mot Anokhi sous forme de Notrikon.

La Guemara de Shabbat 105a rapporte une troisième possibilité de lire le mot Anokhi sous forme de Notrikon.
איכא דאמרי אנכי למפרע יהיבה כתיבה נאמנין אמריה. ‘Certains disent qu’il faut expliquer en lisant Anokhi à l’envers en commençant par le Youd, ensuite le Kaf, ensuite le Noun, et ensuite l’Aleph. En disant ainsi : le י, Youd, de Anokhi à l’envers est à comprendre dans le sens de ‘est donnée’, Yehiva, le כ, Kaf, est à comprendre dans le sens de ‘a été écrite’, Ketiva, le נ, Noun, est à comprendre dans le sens de ‘de confiance’, Néémanim, le א, Aleph, est à comprendre dans le sens de ‘ses paroles’, Amaréa.’

En d’autres termes, le mot Anokhi peut être lu pour les Rabbanan sous la décomposition suivante :  A été donnée, a été écrite, de confiances ses paroles.  Là aussi ne pouvons qu’être déroutés : que veulent nous dire nos Maîtres en disant qu’il faut décrypter les lettres du Mot Anokhi à l’envers ?

Ecoutons les paroles du Maharal (nous en donnons notre traduction) : ‘Pour cet avis appelé Certains disent il est impossible de faire précéder les paroles de la Torah et son écriture au fait qu’elle ait été donnée, car si cela avait été, qu’il y eût une parole de Torah et une écriture de la Torah avant que la Torah n’ait été donnée, cela nous aurait laissé entendre que la Torah eût été en effectif avant qu’elle n’ait été donnée, ce qui est faux, car c’est par le don de la Torah que la Torah existe en effectif dans le monde.’ Conséquence : c’est pourquoi cet avis va lire le mot Anokhi à l’envers pour commencer radicalement par le Youd qui fera allusion à Yehiva, ‘a été donnée’.

Évidemment en première lecture ce commentaire parait farfelu ou tout au moins complètement hermétique.
Nous tenons à dire que, dans ces quelques mots qui expliquent de manière très précise la Guemara de Shabbat 105a, le Maharal opère une révolution conceptuelle majeure : il n’y a pas de Torah avant qu’elle n’ait été donnée.
C’est-à-dire qu’il n’y a pas une Torah qui existe en tant que telle est à laquelle nous nous référons. Il n’y a pas une Halakha qui existerait et que nous rechercherions à nous y référer. La Torah est donnée maintenant. C’est maintenant qu’il y a un Don de la Torah.

Le verset dit (Shemot 19,1) : בחודש השלישי לצאת בני ישראל מארץ מצרים ביום הזה באו מדבר סיני.
« Le troisième mois de la sortie des enfants d’Israël de la terre d’Egypte ce jour-ci ils arrivèrent dans le désert de Sinaï. »

Rashi demande : que signifie l’expression ביום הזה, « ce jour-ci », il eût été plus adéquate de dire « ce jour-là » ?
Rashi répond au nom du Midrash : ‘cela nous enseigne que les paroles de Torah doivent être neuves pour nous comme si elles étaient données aujourd’hui’. Sur la base de ce que nous apprenons du commentaire du Tiféret Israël, nous pouvons ajouter : ‘les paroles de Torah doivent être neuves pour nous car c’est aujourd’hui qu’elles sont données.’

Expliquons-nous. La Torah n’existe qu’à partir du jour où elle a été donnée. Il nous semble devoir expliquer ainsi : lorsqu’un Dayan, un juge rabbinique tranche la Halakha, il ne doit pas chercher à savoir si cela correspond à La Halakha, il n’y a pas d’Halakha en soi, il n’y a que la Halakha que le juge tranche. Certes il peut se tromper, ne pas savoir pris en compte des données fondamentales, ce qui invaliderait sa décision légale, mais il n’y a en soi d’Halakha quelle tranchée par le juge, comme dit le verset (Devarim 17,9) ואל השופט אשר יהי בימים ההם, « Tu iras vers le juge qui sera dans ces jours-là ». Rashi explique :’ (même si tu penses que ce juge n’est pas au niveau des juges des époques précédentes) tu iras vers le juge qui sera en tes jours, il n’y a que le juge qui sera à ton époque’.

Ce n’est pas, si nous pouvons nous exprimer ainsi, comme dans le mythe de la caverne des philosophes où l’homme essaie de percevoir des reflets des valeurs intelligibles, la Torah ne se réfère pas à un idéal qui serait parfait, la Torah n’existe qu’à partir du moment où elle est donnée aux hommes.

En d’autres termes, cette troisième explication sous forme de Notrikon du mot Anokhi va plus loin encore que la seconde. Nous avons appris dans le paragraphe précédent que la Torah dans son essence donne existence à l’homme, ici dans cette troisième explication nous apprenons que la Torah enjoint à l’homme d’assumer d’exister au sein de sa dimension relative et limitée.

Pour que nos affirmations ne soient pas abstraites, nous pensons nécessaire de prendre quelques exemples pour mieux les saisir.

VII. Qu’est-ce qu’un bon élève ? Traité Tahanit 7a.

רבי חנינא בר פפא רמי כתיב לקראת צמא התיו מים וכתיב הוי כל צמא לכו למים אם תלמיד הגון הוא לקראת צמא התיו מים ואי לא הוי כל צמא לכו למים.

‘Rabbi ‘Hanina bar Papa relève une contradiction entre deux versets. L’un dit (Yeshaya 21,14) « Devant l’assoiffé amenez de l’eau ! », l’autre dit (Yeshaya 55,1) « Oh vous qui avez soif ! Allez boire de l’eau ! ». (La contradiction consiste en ce que dans le premier verset on te demande de faire l’effort d’amener de l’eau devant celui qui a soif, tandis que dans le second verset on dit à la personne assoiffée qu’elle bouge et qu’elle aille elle-même là où il y a à boire) Nous répondrons que le premier verset parle d’un élève Hagoun, הגון, convenable, devant lui le Maître doit faire l’effort d’apporter de l’eau (qui représente la Torah). Le second verset correspond à un élève qui n’est pas convenable, הגון, à qui nous dirons qu’il aille se débrouiller pour aller étudier la Torah.’

Que signifie être un élève Hagoun, הגון, convenable ? Rashi répond à cette question :
אם תלמיד הגון. שרוצה ללמוד ממך מצוה לרב לילך אצלו במקומו ואם לאו, ילך הוא אצל הרב.
‘Si c’est un élève Hagoun, convenable. Qui veut apprendre de toi, alors le Maître doit bouger et aller auprès de l’élève là où il se trouve. Sinon, que cet élève aille auprès du Maître.’

La Torah se transmet de maître à élève du sein d’une relation forte entre l’un et l’autre. Rashi nous explique que l’élève Hagoun dont on parle, l’élève correct, est celui qui veut apprendre de toi. Qui crée une relation avec toi, qui a un désir d’apprendre de toi. Il est Hagoun en cela que c’est par ce type de relation qu’existe la Torah. Quelqu’un qui veut apprendre la Torah, mais qui ne tisse pas de relation, qui n’a pas l’humilité de comprendre que la Torah passe par des gens précis, du sein de vécus précis, n’est pas Hagoun en cela que pour lui la Torah est un surmoi, un idéal. Ce n’est pas un bon élève.

Cette explication de Rashi nous fait réfléchir sur les mœurs de notre époque où des personnes imaginent qu’elles peuvent apprendre de la Torah par le biais de cours sur internet. Loin de nous de critiquer. Ce n’est pas notre propos [2]. Mais ce n’est pas de la Torah. La Torah se crée du sein de relations entre des personnes existantes, présentes, avec lesquelles nous avons des échanges. Où est le Don de la Torah ? Il est aujourd’hui lorsque des personnes apprennent de la Torah ensemble et débattent de Torah ensemble. A ce moment précis ils deviennent des maillons de la transmission de la Torah.

VIII. Traité Béitsa dans le Talmud de Jérusalem cinquième chapitre Halakha 2.

La Mishna dans le cinquième chapitre du Traité Béitsa nous enseigne que les Sages ont mis des limites quant au fait de danser et de taper dans les mains les jours de Shabbat et de Yom Tov de peur que l’on en vienne à prendre des instruments de musique et que l’on répare ces instruments.
Certains maîtres du Talmud permettent néanmoins de taper dans les mains si l’on le fait de manière inhabituelle, par exemple en tapant le revers d’une main contre la paume de l’autre. D’autre interdisent [3]. Il y a débat. La Guemara dans le Yérushalmi rapporte l’épisode suivant (nous en rapportons notre traduction) :
‘Rabbi (le rédacteur de la Mishna) organisait le mariage de son fils Rabbi Shimon, et le Shabbat de la semaine du mariage ils tapaient dans les mains le revers des mains contre les paumes. Rabbi Méir vint à passer et a entendu le son des battements de mains. Il dit : eh bien mes Maîtres, il n’y a plus de Shabbat pour vous (c’est-à-dire que pour Rabbi Méir cela était nettement prohibé) ? Rabbi a entendu sa voix, il dit : qui est celui qui a l’outrecuidance de faire loi chez nous ? Certains disent que Rabbi dit ainsi : qui est celui qui a l’outrecuidance de nous tourmenter chez nous ? Rabbi Méir a entendu la voix de Rabbi et a fui. Les serviteurs de Rabbi lui coururent après et, l’un dans l’autre, pendant qu’il fuyait, le vent a soulevé le turban de Rabbi Méir. Rabbi regardait par la fenêtre et a vu le cou de Rabbi Méir par l’arrière. Rabbi (ensuite) a dit : je n’ai mérité à être un maître en Torah que parce que j’ai vu le cou de Rabbi Méir par l’arrière.’

Bien évidemment ce passage laisse perplexe : en quoi Rabbi est-il devenu un Maître majeur de notre tradition par le fait que subrepticement il a vu le cou découvert de son Maître ?
Nous proposons la démarche suivante. Un élève a peur de regarder son Maître en Torah. La Torah est la Torah d’HaShem, elle nous impressionne, et qui suis-je face à mon Maître ? Cela ressemble un peu à l’attitude de Moshé au sujet de qui la Torah dit (Shemot 3,6) ויסתר משה פניו כי ירא מהביט אל האלקים, « Et Moshé cacha son visage car il avait peur de regarder la Divinité ». Et effectivement, le Maître, quelque part est le vecteur par lequel je reçoit la Torah de D. . J’ai peur de le regarder. Mais à un moment, sans le chercher, il vit le cou de son Maître par derrière. Et là il reçut la Torah. Pourquoi ? Par ce qu’il vécut à ce moment précis que son Maître, malgré toute la déférence qu’il a à son égard, existe, est là, et n’est pas une abstraction, il a un corps. A ce moment-là il réalisa que la Torah se transmet de personne vivante, comme elle est, à une personne vivante, comme elle est. Et il devint un maillon de la transmission de la Torah.

En d’autres termes. La Torah est infinie. Elle est l’émanation de l’infini de D. . Les Maîtres disent qu’il y a deux sortes d’humilité. La première est celle de l’homme qui réfléchit et qui se rend compte de sa fragilité et de sa bêtise. Malgré son corps qui le pousse à se percevoir comme quelqu’un d’important, néanmoins il fait un effort pour se considérer comme rien du tout, ce qu’il est en fait. C’est ce que nous disons à la fin de la prière trois fois par jour : ונפשי כעפר לכל תהיה, ‘et que mon âme soit comme de la terre devant quiconque !’. C’est-à-dire que nous demandons à D. qu’Il nous aide à ce que nous nous considérions comme de la terre devant quiconque. C’est un effort.
Il y a une seconde humilité, c’est celle de l’homme qui étudie la Torah, qui, face à l’infini de la Torah, vit qu’il n’est rien. Ce n’est même pas un effort, c’est vécu. Comme dit le verset au sujet de Moshé Rabbénou (Bamidbar 12,3) : האיש משה ענו מאד מכל האדם אשר על פני האדמה, « Et l’homme Moshé était plus humble que tout homme qui se trouve sur la face de la terre ». Mais comment le verset peut-il affirmer cela ? N’est-ce pas envisageable qu’il puisse y avoir par exemple au Japon un homme sage qui serait véritablement humble ? Non, ce n’est que l’homme de Torah qui vit une intimité avec la Torah de D. qui peut vivre sans effort qu’il n’est rien.
Si c’est ainsi, comment pouvons-nous imaginer qu’il y ait eu Matan Torah, qu’il y ait eu à un moment T un don de la Torah ? C’est au moment précis où Rabbi vit subrepticement le cou de son Maître Rabbi Méir qu’il devint lui-même un maillon de la transmission de la Torah, au moment où il vit que son Maître existe, avec son corps à lui, à cet instant il fut saisi que c’est en étant lui-même, avec son corps à lui-même, que la Torah existe dans ce monde. Il réalisa quelque part que le Don de la Torah c’est maintenant.

IX. Complément. Traité Nédarim 38a.

וא »ר יוחנן בתחלה היה משה למד תורה ומשכחה עד שניתנה לו במתנה שנאמר ויתן אל משה ככלתו לדבר אתו.

‘Rabbi Yo’hanan dit : au début Moshé apprenait la Torah et l’oubliait, jusqu’à ce qu’elle lui fût donnée en cadeau, comme dit le verset (Shemot 31,18) « Il donna lorsqu’Il termina, KeKaloto, de parler avec lui au mont Sinaï deux tables de témoignage ».’

D. donna à Moshé les deux tables de la loi. Le verset dit que D. donna ces tables lorsqu’Il termina de parler avec Moshé. L’expression du verset pour dire « lorsqu’il termina » est KeKaloto. Rashi, dans son commentaire sur la Torah, relève qu’il y a une anomalie dans le verset. En effet il eût été légitime que le verset dise ככלותו, avec un Vav entre le Lamèd et le Tav. Le verset s’exprime sous forme défective, ככלתו, le Vav est prononcé O mais n’est pas écrit, ce qui nous suggère un sens induit Kala, qui signifie ‘la fiancée’, ‘la jeune mariée’. D’où l’explication : la Torah a été donnée à Moshé comme si elle était sa jeune mariée. La Guemara traduit cela en d’autres termes : à un moment Moshé a reçu la Torah comme un cadeau. Mais comment passe-t-on de l’expression Kala, fiancée, jeune mariée, à cadeau ?
Il nous semble expliquer ainsi. En vérité il est impossible d’intégrer la Torah qui est la science divine, c’est ce que Rabbi Yo’hanan dit : Moshé étudiait la Torah et l’oubliait. A un moment la Torah lui fut donnée comme une jeune mariée. C’est-à-dire qu’à un moment il comprit que la Torah est donnée à l’homme, comme l’épouse est l’alter-ego de l’homme, ils sont au même niveau, ils échangent, ils partagent leurs vies. D. a donné la Torah à l’homme, cela signifie qu’au moment où la personne saisit que la Torah n’existe qu’au moment précis où il la reçoit, alors il ne l’oublie pas, elle fait partie de lui, il a quelque part une acquisition de cette Torah.

IX. Complément. Comment la Torah se transmet-elle ? Traité Baba Batra 130b.

אמר להו רבא לרב פפא ולרב הונא בריה דרב יהושע כי אתי פסקא דדינא דידי לקמייכו וחזיתו ביה פירכא לא תקרעוהו עד דאתיתו לקמאי אי אית לי טעמא אמינא לכו ואי לא הדרנא בי. לאחר מיתה לא מיקרע תקרעוהו ומגמר נמי לא תגמרו מיניה. לא מיקרע תקרעיניה דאי הואי התם דלמא אמינא לכו טעמא, מגמר נמי לא תגמרו מיניה דאין לדיין אלא מה שעיניו רואות.
‘Rava dit à Rav Papa et Rav Houna le fils de Rav Yéoshoua : si une décision juridique que j’ai pu donner vient entre vos mains (sous forme de missive), et que vous y trouvez une objection, ne la déchirez pas avant d’être venus me voir.’

Faisons un petit arrêt avant de traduire la suite de ce passage.
Essayons de réaliser de quoi et de qui nous parlons. Rava était le grand Maître de sa génération. Il veut expliquer à ses disciples comment aborder et trancher dans des cas de divergence d’avis, voire d’erreur.
Première chose qu’il leur enseigne : si vous recevez une lettre qui transmet un de mes enseignements et que cet enseignement vous semble erroné car vous y trouvez clairement à y objecter, ne mettez pas tout de suite cette missive à la poubelle !
Interrogeons-nous ? Quelle idée ? Comment cela pourrait poindre dans notre pensée de jeter à la poubelle l’enseignement de Oh Notre Eminent Rabbi !
Donc la première chose qu’il leur enseigne est que l’erreur est humaine ! On peut se tromper, je peux me tromper ! Sachez-le, c’est fondamental ! D’autre part, et ceci est le corollaire, il n’y a pas de principe d’autorité dans la connaissance. L’autorité en soi est le contraire de la connaissance.

Mais, chers élèves, si je peux me tromper, vous pouvez aussi mal comprendre ce que j’ai pu enseigner, et alors ce serait vous qui vous tromperiez. Que faire ?
Continuons !

‘Ne déchirez pas avant d’être venus me voir. Si j’ai une bonne explication à vous donner, je vous la donnerai, sinon je reviendrai de ma décision.
Après ma mort, ni vous déchirerez, ni vous appliquerez. Ni vous ne déchirerez, car si j’eusse eu la possibilité d’être parmi vous, peut-être que je vous aurais expliqué et que vous auriez été convaincus. Ni vous n’appliquerez, car le juge n’a que ce que ses yeux voient.’

Décortiquons ces phrases fondamentales !
Comprenons bien. Rava est non seulement le grand Maître de sa génération mais se trouve avoir été a posteriori un des plus grands Maîtres du peuple d’Israël, un des chaînons-clef de la transmission de la Torah. Et d’ailleurs Rava en a conscience puisqu’il nous enseigne ici comment gérer les incertitudes inhérentes à cette transmission.
Il nous enseigne ici un paradoxe inouï.
Après ma mort, si vous avez en main une de mes décisions qui vous parait être erronée, ne la déchirez pas, car peut-être que dans quelques années, avec du recul, de la maturité et de l’expérience vous comprendrez ce que j’ai voulu dire. En attendant cette éventualité probable, vous n’avez pas le droit juridique d’appliquer mes dires, en vertu du principe qu’un juge ne doit trancher que selon la conviction profonde de son cœur, or trancher ce qui théoriquement peut être juste mais lui paraît de fait erroné est illicite.

La vie nous met sans cesse en face de doutes, d’incertitudes. La Torah a été donnée aux hommes, êtres pétris d’inconnues. Comment la loi s’articule-t-elle avec ces doutes ? Ces questions sont un des éléments fondamentaux de l’étude talmudique : la gestion des doutes.
Nous avons ici une décision d’un éminent Maître, mais nous y voyons de quoi redire, que faire ?
Premièrement, nous dit Rava, il peut se tromper, c’est une éventualité.
Deuxièmement, il se peut que nous ne comprenions pas ses dires, à ce titre ce serait nous qui nous trompions.
Mais il y a un principe plus fondamental, c’est que nous avons pour le moment la certitude de ce que nous pensons, or un doute n’a pas la force juridique d’ébranler une certitude : אין ספק מוציא מידי ודאי, Ein Safèk Motsi Méidé Vadaï.

Nous ne sommes pas que dans un problème classique de gestion des doutes. Un élément nouveau vient changer la donne : la notion apportée par Rava de ’le juge n’a que ce que ses yeux voient’.
Cette formule fait référence à une notion spécifique. Le Rashbam, dans son commentaire sur la Guemara, nous dit que nous apprenons cette notion des versets prophétiques comme nous le voyons dans le Traité Sanhédrin 6b.
Rapportons les paroles du Rashbam :
אין לו אלא מה שלבו רואהו ובפרק קמא דסנהדרין נפקא לן מועמכם בדבר המשפט, עמכם בדבר, עמכם במשפט, אין לו לדיין אלא מה שעיניו רואות.
‘Le juge n’a que ce que son cœur lui fait voir. Dans le premier chapitre du Traité Sanhédrin on déduit ce principe du verset qui dit (Divré HaYamim, Livre des Chroniques, II,19,6) « et avec vous dans la parole de justice », avec vous dans la parole, avec vous dans la justice, le juge n’a que ce que ses yeux voient.’

Il nous semble devoir expliquer ainsi. Comment pouvons-nous juger ? Qui sommes-nous humbles mortels, sujets à l’erreur et aux incertitudes, pour condamner ou gracier notre prochain ? C’est face à ces questionnements que le verset nous enjoint : juge ! Tu dois juger ! C’est toi qui juges ! Tu dois assumer qu’il soit possible que plus tard tu te rendes compte que tu te sois trompé, mais la Torah existe et se transmet dans la certitude présente de ta compréhension : ‘le juge n’a que ce que ses yeux voient’.

XI. Retour au commentaire du Maharal. 

Le Maharal nous a aidés à décrypter la troisième lecture du mot Anokhi sous forme de Notrikon en commençant à l’envers par la lettre Youd, Yehiva, ‘est donnée’. La Torah n’existe en effectif qu’à partir du moment où elle est donnée. Reprenons les mots du Maharal :
‘Pour cet avis appelé Certains disent il est impossible de faire précéder les paroles de la Torah et son écriture au fait qu’elle ait été donnée, car si cela avait été, qu’il y eût une parole de Torah et une écriture de la Torah avant que la Torah n’ait été donnée, cela nous aurait laissé entendre que la Torah eût été en effectif avant qu’elle n’ait été donnée, ce qui est faux, car c’est par le don de la Torah que la Torah existe en effectif dans le monde.’

Par le premier mot des Dix Commandements, HaShem, le Créateur s’exprime dans Sa création. Nous sommes dans le monde de l’exprimé. Le Anokhi contient en son potentiel tout le projet de cette volonté d’expression de l’existence de D. . Cette expression n’est dans l’exprimé, dans la réalité du monde, qu’à partir du moment de ce Don de la Torah. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’autre Torah que celle qui est exprimée ?
Le Maharal lui-même se pose la question :
‘Si c’est ainsi, que signifie l’enseignement suivant de nos Maîtres (Traité Zeva’him 116a) :
יש לו בבית גנזיו שהיתה גנוזה אצלו תתקע »ד דורות קודם שנברא העולם וביקש ליתנה לבניו חמדה טובה
D. a une merveille secrète dans ses trésors qui était conservée précieusement neuf-cent soixante-quatorze générations avant que le monde ne soit créé, et Il recherche à la donner à Ses enfants (donc nous voyons que la Torah existe avant la Création du monde) ? Certes mais ce n’était pas en effectif du tout. C’est pourquoi nos Maîtres lise le mot Anokhi sous forme de Notrikon rétroactivement en commençant par le Youd pour dire a été donnée en premier. Si l’on lisait Anokhi en Notrikon mais à l’endroit sous la forme de parole agréable a été écrite, a été donnée cela nous aurait laissé entendre que la Torah aurait été existante en effectif, en existant, auparavant, ce qui n’est pas.’

Certes il y a une dimension de Torah avant la Création du monde, mais cette Torah n’est pas בפעל, en acte pour reprendre le langage aristotélicien qu’affectionne le Maharal. Mais que signifie pour nous ce qui nous apparait comme un jargon ?

Dans la fin de ce trente-septième chapitre, le Maharal ajoute que bien que la lecture de Rabbi Yo’hanan soit la clef du sujet en cela que le mot Anokhi étant le début de la parole exprimée d’HaShem il est légitime que le tout y soit inclus de manière allusive. Néanmoins les deux autres explications s’opposent à Rabbi Yo’hanan en disant que le Notrikon Moi Mon âme j’ai écrit j’ai donné ne peut pas être lu à l’envers, ce qui est un manque. En effet il est primordial dans la lecture de Rabbi Yo’hanan de commencer par Ana, Moi etc.. Tandis que la seconde lecture et bien évidemment la troisième peuvent être lues dans un sens et dans l’autre.
Que veut dire le Maharal ?
Il nous semble qu’ici le Maharal nous donne la clef. Mais pour l’aborder prenons une parabole.
Disons que j’ai un projet. J’aimerais t’exprimer ce projet. En fait, les choses ne sont pas claires. Tu as la gentillesse de m’écouter, mais je bafouille, je cherche mes mots. A force que tu me poses des questions, ce que je voulais dire se précise. Et dans notre échange, le projet que j’avais au départ prend forme. Mais, grâce à ce que nous enseigne le Maharal ici, je me pose maintenant la question : mais où était le projet avant que je ne puisse le formuler ? Existait-il ? Quelque part oui, puisque je te dis que j’aimerais te l’exposer. Mais d’un autre point de vue il n’existait pas car dès que j’essaie de te l’exposer je bafouille et je ne trouve pas mes mots, ou bien très difficilement et surtout grâce à tes questions et remarques j’ai réussi à le saisir. De même, la Torah est appelée émanation de l’infini d’HaKadosh Barou’h Hou. Cette Torah créée avant tout réel est dans un impalpable dans lequel la notion d’existence est absente. Il n’y a aucune discursivité, il n’y a ni d’avant ni d’après. Les enfants d’Israël qui acceptèrent la Torah et la reçurent au Mont Sinaï vont amener cet infini, cet univers d’un avant la Création du monde, à l’effectif de ce monde. Si nous pouvons nous exprimer ainsi, les enfants d’Israël, lorsqu’ils étudient, discutent de Torah, font des décisions halakhiques, légales, et accomplissent les commandements de la Torah, révèlent quelque part ce que D. voulait dire, révèlent dans l’effectif de l’existence ce qui n’était que dans une dimension impalpable.
Le lieu de passage de cet impalpable du potentiel au monde de l’existant est le premier mot des Dix Commandements : Anokhi. C’est pourquoi nos Maîtres vont développer ce mot en Notrikon, car étant le début du monde de l’expression, ce mot premier contient lui-même en potentiel toute l’aventure de ce monde de l’existence. Et, dit le Maharal, comme tout potentiel, il est plus adéquat qu’il puisse se lire et à l’endroit et à l’envers [4]. Rabbi Yo’hanan rétorquera qu’au contraire, puisque le Anokhi est la première parole exprimée de D. si nous pouvons nous exprimer ainsi, il est légitime qu’elle soit à lire dans un sens et non dans l’autre, bien qu’elle exprime un potentiel.
La troisième explication du Anokhi sous forme de Notrikon condense en son sein tout le projet du Don de la Torah : par la réception et le vécu de l’étude de la Torah et son accomplissement, les enfants d’Israël vont révéler dans tous les domaines de l’existence l’intuition impalpable qui précédait à l’existence du monde. Si nous pouvons nous exprimer ainsi, cette intuition première n’existait pas, ce sont les enfants d’Israël qui lui donne existence.

XII. Étude d’un magnifique passage du Talmud. Traité Berakhot 23a. Introduction.

Pour donner un peu de consistance à ce que nous venons de démontrer sur la base du commentaire du Maharal à partir de la troisième lecture du mot Anokhi sous forme de Notrikon, il nous semble pertinent de proposer ici l’étude d’un magnifique passage du Traité Berakhot 23a. Cette étude, comme toute étude de Guemara, est complexe, mais il nous semble que ses conclusions nous permettront de bien saisir un aspect du but du don de la Torah. [Nous tenons aussi à préciser que le sujet abordé peut choquer, le but de notre travail n’est nullement de choquer ni de provoquer mais d’entrer dans la mesure de nos capacités dans la profondeur de la pensée talmudique et de chercher à en faire ressortir la grandeur]

ת »ר היה עומד בתפלה ומים שותתין על ברכיו פוסק עד שיכלו המים וחוזר ומתפלל להיכן חוזר רב חסדא ורב המנונא חד אמר חוזר לראש וחד אמר למקום שפסק קמיפלגי דמר סבר גברא דחויא הוא ואין ראוי ואין תפלתו תפלה ומר סבר גברא חזיא הוא ותפלתו תפלה.
‘Nos Maîtres enseignent : il se tenait au milieu de la Tefila, de la prière, et son urine gicle sur ses genoux. Il doit s’arrêter le temps que l’urine s’arrête, et alors il prie. Où reprendra-t-il sa prière ? Il y a débat entre Rav ‘Hisda et Rav Amnouna. L’un dit que cette personne devra reprendre sa prière au début, l’autre dit qu’il reprendra sa prière là précisément où il s’est interrompu.
Sur quoi porte le débat ?
Le premier dit que cette personne est repoussée de la prière et que sa prière n’est pas une prière. L’autre dit que cette personne est néanmoins adaptée à la prière et sa prière est une prière.’

Quel est le problème ?
Nous avons l’obligation de faire trois prières par jour, c’est ce que l’on appelle le Shmoné Esré, les dix-huit bénédictions, ou bien la Amida, עמידה , ‘être debout’, car nous sommes debout pour nous adresser à notre Créateur. Le cas qui nous occupe est celui de quelqu’un qui a commencé sa prière et qui a dû l’interrompre car il a été dépassé par les événements et il n’a pu se retenir d’uriner au milieu de la prière. Nous apprenons des versets de la Torah qu’il y a une incompatibilité entre prononcer des paroles de Torah ou faire la prière et la présence d’excréments, comme dit le verset (Devarim 23,15) והיה מחנך קדוש, « ton camp sera Kadosh, saint ». Cette notion est une notion de la Torah, les débats porteront sur les limites de ces incompatibilités.

Rashi explique quant au débat présent :
‘Cette personne est repoussée : lorsqu’il a commencé à prier manifestement il avait envie d’uriner (puisqu’il n’a pas pu se retenir ensuite). Et une personne qui se retient est exclue du fait de prier, donc le début de la prière qu’il a effectuée n’est pas valable et il doit la recommencer.’
‘Cette personne est adaptée : bien qu’il n’ait pas pu se retenir jusqu’à ce qu’il ait terminé toute sa prière, néanmoins la prière qu’il a faite avant qu’il soit dépassé par les événements est correcte (et il la reprend là où il s’est arrêté). ‘

Regardons la suite de la Guemara.
תנו רבנן הנצרך לנקביו אל יתפלל ואם התפלל תפלתו תועבה אמר רב זביד ואיתימא רב יהודה לא שנו אלא שאינו יכול לשהות בעצמו אבל אם יכול לשהות בעצמו תפלתו תפלה ועד כמה אמר רב ששת עד פרסה איכא דמתני לה אמתניתא במה דברים אמורים כשאין יכול לעמוד על עצמו אבל אם יכול לעמוד על עצמו תפלתו תפלה ועד כמה אמר רב זביד עד פרסה.
‘Nos Maîtres enseignent : la personne qui retient ses orifices ne doit pas prier, et si elle a prié sa prière est abominable. Rav Zivid dit, et certains disent que c’est Rav Yéhouda, ce dont on parle que sa prière est abominable (donc que sa prière est invalidée) c’est s’il ne peut pas se retenir, mais s’il peut se retenir sa prière est valide. De combien peut-il se retenir pour que sa prière soit une prière ? Rav Shéshèt dit : jusqu’à une distance de Parsa (ce qui fait quatre milles, c’est-à-dire le temps de parcourir à pied quatre kilomètres six cent d’après l’avis du ‘Hazon Ish, trois kilomètres huit-cent quarante d’après l’avis de Rabbi Avraham Naé). Certains disent que la restriction rapportée plus haut fait partie de la Beraïta elle-même : dans quel cas parlons-nous (que sa prière est abominable) ? Lorsqu’il ne peut pas se retenir, mais s’il peut se retenir sa prière est valide. De combien peut-il se retenir pour que sa prière soit une prière ? Rav Zivid dit : jusqu’à une distance de Parsa.’

XIII. Analyse de ce passage.

Il y a deux cas de figures. Le premier est celui de quelqu’un qui a été dépassé par les événements et qui a uriné au milieu de sa prière.
Le second cas est celui de quelqu’un qui se retient de faire ses besoins. La Beraïta dit que sa prière est invalidée. Ensuite il est précisé que s’il pouvait dès le départ se retenir le temps de marcher une Parsa : sa prière n’est pas invalidée. Néanmoins il a l’air de ressortir de la manière dont la Beraïta présente le sujet que sa prière n’est pas invalidée a posteriori mais qu’a priori il ne devait pas se retenir et qu’il devait faire en sorte qu’il fasse ses besoins et qu’ensuite seulement il prie. En effet la Guemara dit que s’il pouvait se retenir Parsa sa prière n’est pas invalidée, c’est-à-dire a posteriori.

Néanmoins le Rif, Rav Yits’hak Elfassi, a une version un petit peu différente du texte de la Guemara que nous avons. Voici sa version :
‘Rav Zivid dit : ce dont la Beraïta parle, que s’il se retient sa prière est abominable, c’est s’il ne peut pas se retenir Parsa, mais s’il pense qu’il peut se retenir il lui est permis de prier.’

Et d’ailleurs Rashi, bien que la version du texte de la Guemara soit celle de Rashi, explique la question de la Guemara de la manière suivante :
ועד כמה, יכול להעמיד עצמו מנקביו שיהא מותר לו להתפלל.
‘Et de combien peut-il se retenir pour qu’il lui soit permis de prier ?’
Rashi n’explique pas la Guemara comme nous l’avons expliquée plus haut spontanément : pour que sa prière soit une prière, c’est-à-dire a posteriori. Rashi prend position ici, contre le sens plus immédiat que nous aurions pu donner à la Guemara.  Néanmoins la plupart des décisionnaires prennent la Guemara dans son sens premier et interdisent de faire la prière a priori si la personne ressent qu’elle a besoin d’aller aux toilettes, même si elle peut se retenir un certain temps (Rambam, Rabbénou Yona, Rosh §24, et Shoul’han Aroukh Ora’h ‘Haim 72,§1).

Mais une question se pose : quel est le problème de se retenir de faire ses besoins lorsque l’on va faire la prière ?
En effet, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent nos Maîtres apprennent des versets de la Torah qu’il y a une incompatibilité entre prononcer des paroles de Torah ou faire la prière et la présence d’excréments, comme dit le verset (Devarim 23,15) והיה מחנך קדוש, « ton camp sera Kadosh, saint ». La Guemara dans le Traité Shabbat 25a apprend que cette incompatibilité existe aussi si l’on est en présence de quelqu’un qui urine, (excusez l’expression) en face du jet [5]. Mais ici nous ne sommes pas en présence d’excréments, nous sommes en présence de quelqu’un qui se retient. Quel est donc le problème ?
C’est la question de la suite de la Guemara :
אמר רבי שמואל בר נחמני אמר רבי יונתן הנצרך לנקביו הרי זה לא יתפלל משום שנאמר הכון לקראת אלקיך ישראל ואמר רבי שמואל בר נחמני אמר רבי יונתן מ »ד שמור רגלך כאשר תלך אל בית האלקים שמור עצמך שלא תחטא ואם תחטא הבא קרבן לפני וקרוב לשמוע דברי חכמים אמר רבא הוי קרוב לשמוע דברי חכמים שאם חוטאים מביאים קרבן ועושים תשובה מתת הכסילים זבח אל תהי ככסילים שחוטאים ומביאים קרבן ואין עושים תשובה כי אינם יודעים לעשות רע אי הכי צדיקים נינהו אלא אל תהי ככסילים שחוטאים ומביאים קרבן ואינם יודעים אם על הטובה הם מביאים אם על הרעה הם מביאים אמר הקב »ה בין טוב לרע אינן מבחינים והם מביאים קרבן לפני רב אשי ואיתימא רב חנינא בר פפא אמר שמור נקביך בשעה שאתה עומד בתפלה לפני.
‘Rabbi Shemouel bar Na’hmani dit au nom de Rabbi Yonathan : la personne qui retient ses orifices ne doit pas prier, comme dit le verset (Amos 4,12) « Prépare-toi lorsque tu vas à la rencontre de ton D. Israël ! ».
Rabbi Shemouel bar Na’hmani dit aussi au nom de Rabbi Yonathan : Que dit le verset (Kohélet 4,17) « Garde ta jambe lorsque tu vas dans la maison de D., et sois proche à écouter, plutôt que les offrandes des imbéciles qui offrent des sacrifices, eux qui ne savent pas faire le mal » ? « Garde ta jambe lorsque tu vas dans la maison de D. », garde-toi de ne pas fauter. Et si tu as fauté, amène un sacrifice devant Moi. « Et sois proche à écouter », Rava dit : sois proche d’écouter les paroles de nos Maîtres qui, s’ils en viennent à fauter, amènent un sacrifice et font Teshouva, se repentent de leurs fautes. « Plutôt que les offrandes des imbéciles qui offrent des sacrifices », Ne sois pas comme ces imbéciles qui fautent, qui amènent des sacrifices mais ne font pas Teshouva, ne se repentent pas de leurs fautes. « Car ils ne savent pas faire le mal », Mais si c’est ainsi ce sont des Tsadikim, des Justes ? Non, il faut comprendre ainsi : ne soyez pas comme ces imbéciles qui fautent et amènent des sacrifices et ne savent pas si c’est un plus d’avoir fauté et d’avoir apporté un sacrifice [c’est-à-dire qu’ils pensent que c’est bien d’avoir fauté, cela leur donne la possibilité d’apporter un sacrifice]. D. dit : entre le bien et le mal ils ne savent pas distinguer et ils amènent des sacrifices devant Moi ?
Rav Ashé, et certains disent que c’est Rabbi ‘Hanina bar Papa, dit : que signifie le verset « Garde ta jambe lorsque tu vas dans la maison de D. » ? Garde tes orifices lorsque tu te tiens en prière devant Moi [Ta jambe, c’est-à-dire fais attention lorsque tu te tiens devant moi de respecter tes jambes, c’est-à-dire de ne pas avoir des gaz lorsque tu pries devant Moi]’.

XIV. Analyse de ces Drashot, de ces explications fouillées des versets.

D’où savons-nous que l’on ne doit pas faire la prière lorsque l’on a envie de faire ses besoins ou bien lorsque l’on se retient ?
La Guemara apporte un verset du prophète Amos. Le contexte du verset est le suivant : le prophète annonce les calamités qui risquent de s’abattre sur les enfants d’Israël. Ils les exhortent à se repentir, à se reprendre et à se préparer, à s’introspecter lorsqu’ils vont à la maison de D., au Temple de Jérusalem. De ce même verset nos Maîtres apprennent que l’on ne doit pas arriver à faire la prière comme cela, vulgairement, sans préparation. Rends-toi bien disponible lorsque tu vas parler à D. . Les esprits chagrins vont dire : mais comment peut-il y avoir un sujet tellement vulgaire ? Comment le Talmud s’investit-il dans des détails si bas ? L’étude précise de ce passage du Traité Berakhot nous éveille au contraire, mais pour l’apprécier il faut réaliser une chose étonnante : il est possible que l’homme, ce petit être fragile, puisse se tenir debout devant son Créateur, Lui parle et que son Créateur lui réponde. Tel est la grandeur du peuple d’Israël comme dit le verset (Devarim 4,7) כי מי גוי גדול אשר לו אלקים קרובים אליו כה’ אלקינו בכל קראנו אליו , « Car y a-t-il un tel grand peuple dont la Divinité est proche de lui, comme l’est l’Eternel notre D., en toutes circonstances nous l’appelons ». Mais si une des caractéristiques du peuple d’Israël est de pouvoir invoquer directement le Créateur de toute chose, cette capacité ne s’improvise pas. Rabbi Shemouel bar Na’hmani, au nom de Rabbi Yonathan, amène un verset qui nous donne la clef de cette préparation : « Prépare-toi lorsque tu vas à la rencontre de ton D. Israël ! ». Comme nous l’avons dit plus haut, le contexte de ce verset est que lorsque tu vas vers la maison de D. prépare-toi, fais Teshouva ! Mais qu’est-ce que faire Teshouva ? Nos Maîtres, dans leur science supérieure, nous explique : lorsque tu vas prier devant D., fais attention de ne pas retenir tes sphincters.
Et tel est le contenu de la seconde Drasha de Rabbi Shemouel bar Na’hmani au nom de Rabbi Yonathan : ne sois pas comme ces imbéciles qui ne savent pas distinguer le bien du mal ! Ils apportent des sacrifices expiatoires au Temple mais ne se repentent pas, ne font pas Teshouva. Garde tes jambes lorsque tu vas à la maison de D., fais attention à tes jambes lorsque tu te tiens devant D., quel est le lien entre la Teshouva et le sujet qui nous occupe ? Beaucoup de personnes se perçoivent comme des gens bien, bien qu’en vérité ces personnes fautent et transgressent clairement des interdits de la Torah, comment est-ce possible ? Il faut dire que pour eux D. est une abstraction, une idéologie. Il y a une coupure entre un monde que d’aucuns appellent ‘spirituel’ et leurs existences prosaïques. Nos Maîtres nous enseignent que si une relation est possible avec notre Créateur, cela commence par une prise en compte de ce que nous sommes dans notre dimension humaine la plus simple. Avant de tisser une relation avec D., tisse une relation avec ce que tu es. Tu ne peux pas tout mélanger, parler à D. et être absent de ce que tu es. Car si je suis absent de la perception de ma corporalité je peux, à D. ne plaise, être amené à fauter tout en pensant que je suis un sacré brave type. Ou en d’autres termes, si je suis absent à ma perception de moi-même, je suis bien évidemment absent de ce qui en est la source, le Créateur.

XV. La prière quotidienne est appelée Shemoné Essré, dix-huit bénédictions. Guemara Berakhot 28b.

La Mishna dans le Traité Berakhot nous enseigne que la prière quotidienne instituée par les Sages de notre Tradition comporte dix-huit bénédictions. La Guemara demande quelle est la source à cette notion de dix-huit.

הני שמה עשרה כנגד מי. אמר רבי תנחום אמר רבי יהושע בן לוי כנגד שמנה עשרה חוליות שבשדרה. ואמר רבי תנחום אמר רבי יהושע בן לוי המתפלל צריך שיכרע עד שיתפקקו כל חוליות שבשדרה.
‘A quoi correspondent ces dix-huit bénédictions ? (…) Rabbi Tan’houm dit au nom de Rabbi Yéoshoua ben Lévy : elles correspondent aux dix-huit vertèbres de la colonne vertébrale. Et Rabbi Tan’houm dit au nom de Rabbi Yéoshoua ben Lévy rajoute : celui qui prie doit se courber (dans les passages où les Sages demandent que l’on se courbe) jusqu’à ce que chaque vertèbre de sa colonne vertébrale fasse pkak (c’est-à-dire qu’il ressente que chaque vertèbre craque l’une par rapport à l’autre).’

Bien entendu d’un point de vue anatomique il y a plus que dix-huit vertèbres dans la colonne vertébrale humaine, mais ici nos Maîtres parlent de la capacité qu’a la personne de sentir chaque vertèbre bouger lorsqu’il se courbe, et cela ne concerne qu’une partie des vertèbres. En d’autres termes la prière est structurée sur la capacité que nous avons à sentir bouger chaque vertèbre lorsque l’on se courbe durant la prière [6]. Je dois me percevoir moi dans ce que je suis de manière très prosaïque, simple, physique, pour pouvoir tisser une relation à la source de ma personne.

XVI. Démarche du Maguen Avraham Ora’h ‘Haim chapitre 72, §1.

Au chapitre 72 de Ora’h ‘Haim, §1, le Shoul’han Aroukh écrit :

היה צריך לנקביו אל אתפלל ואם התפלל תפלתו תועבה וצריך לחזור ולהתפלל, והני מילי שאינו יכול להעמיד עצמו שיעור הילוך פרסה אבל אם יכול להעמיד עצמו שיעור פרסה יצא בדיעבד אבל לכתחלה לא יתפלל עד שיבדוק עצמו תחלה יפה.
‘S’il a besoin de retenir ses sphincters, qu’il ne prie pas et s’il a prié sa prière est abominable et doit refaire sa prière. Ce dont nous parlons qu’il doit refaire sa prière c’est dans le cas où il ne pouvait pas se retenir la mesure de marcher une Parsa, mais s’il pouvait se retenir le temps de marcher une Parsa il est quitte de sa prière a posteriori. Cependant a priori il ne devait pas prier tant qu’il ne s’était pas bien vérifié (c’est-à-dire tant qu’il n’était pas allé aux toilettes pour se libérer).’

Il est à remarquer que la décision de Rabbi Yossef Caro dans le Shoul’han Aroukh s’oppose à la démarche du Rif et de Rashi pour lesquels s’il peut se retenir une Parsa il est permis a priori de faire la prière. Sur ce point Rabbi Yossef Caro suit la démarche de Rambam, Hilkhot Tefila chapitre 4, Halakha 10.

Rabbi Avraham Gombiner, dans le Maguen Avraham afférent, donne une lecture complètement innovante du sujet (nous en donnons notre traduction):
‘Tout ce dont nous parlons que s’il ne peut pas se retenir une mesure de Parsa il faut qu’il refasse sa prière c’est s’il se retient pour les gros besoins, mais s’il se retient pour les petits besoins a posteriori sa prière est une bonne prière, et telle est la lecture simple du passage du Talmud dans Berakhot 23a, et cela ressort du commentaire du Rosh (chapitre 3,§23).’

Bien que le Shoul’han Aroukh ne fasse aucune différence et dise de manière globale ‘S’il a besoin de retenir ses sphincters’, néanmoins le Maguen Avraham affirme que cela ne parle que des gros besoins et il dit que cela ressort de la lecture simple de la Guemara que nous avons abordée plus haut. Effectivement Rashi dit explicitement que le débat entre Rav ‘Hisda et Rav Amnouna est précisément ce point, comme nous l’avons d’ailleurs rapporté au paragraphe douze de cette étude :
‘L’un pense que cette personne est repoussée : lorsqu’il a commencé à prier manifestement il avait envie d’uriner (puisqu’il n’a pas pu se retenir ensuite). Et une personne qui se retient est exclue du fait de prier, donc le début de la prière qu’il a effectuée n’est pas valable et il doit la recommencer.’
‘L’autre pense que cette personne est adaptée : bien qu’il n’ait pas pu se retenir jusqu’à ce qu’il ait terminé toute sa prière, néanmoins la prière qu’il a faite avant qu’il soit dépassé par les événements est correcte (et il la reprend là où il s’est arrêté).’

Or le Rif rapporte la décision de Rav Haï Gaon qui tranche la Halakha comme l’avis qui dit qu’il revient à l’endroit où il s’est arrêté, donc cela signifie que quelqu’un qui se retenait de ses petits besoins et savait qu’il ne pouvait pas se retenir beaucoup et qu’il a commencé néanmoins à faire sa prière finalement n’a pas invalidé cette prière. Et il faut donc comprendre l’expression הנצרך לנקביו, ‘celui qui retient ses sphincters’, comme ne désignant que ses besoins importants. Et d’ailleurs le sens premier de הנצרך לנקביו, ‘celui qui retient ses sphincters’, est compris dans le sens des besoins importants comme nous le voyons dans le Shoul’han Aroukh au chapitre 406.
(Le Maguen Avraham amène aussi une preuve du Rosh mais l’analyse présente du Rosh nous amènerait ici dans des directions importantes mais qui risqueraient de nous égarer par rapport au raisonnement présent)

XVII. Démarches de Rabbi Elya Spira de Prague dans le Elya Rabba au chapitre 72,§2, du Mishna Beroura et du Aroukh HaShoul’han. 

Le Mishna Beroura (chapitre 72,§2) rapporte l’opinion du Elya Rabba (chapitre 72,§2) qui s’oppose totalement au Maguen Avraham. Il rapporte une Teshouva du Rashba (chapitre 131) qui lit la Guemara du Traité Berakhot complètement différemment de Rashi. Le débat entre Rav ‘Hisda et Rav Amnouna ne porte pas sur le cas de quelqu’un qui se retient et qui malgré tout commence sa Tefila. En effet pour cette nouvelle lecture il n’y aurait pas de débat, indubitablement sa prière serait invalidée. Le débat porte sur le cas de quelqu’un qui commence sa prière normalement sans ressentir de besoin. Et au milieu de sa prière il se trouve dépassé par les événements et l’urine dégouline sur lui, que faire ? Il attend que l’urine s’arrête et il reprend. Où reprend-il ? Le Rashba explique (et dans ses ‘Hidoushim sur Berakhot 23 le développe plus au nom de Tossefot) qu’il y a une différence entre quelqu’un qui (excusez l’expression) urine normalement, cas où d’après tous les avis il est interdit de prier d’après la Torah et le cas qui nous occupe où l’urine coule. Ce qui fait donc débat : est-ce que cela fait qu’il y a incompatibilité totale avec le fait de prier, ce qui est le premier avis, ou bien fondamentalement cela n’invalide pas et il pourrait continuer sa prière en ayant des gouttes qui coulent, seulement les Sages lui demandent d’attendre que cela s’arrête pour continuer sa prière. La conclusion légale suit le second avis.
En d’autres termes : les Sages apprennent des versets de la Torah qu’il est prohibé de prononcer des paroles de Torah ou de prier lorsque quelqu’un urine, en face de cette personne, ou bien la personne elle-même qui est en train d’uriner. Cette notion est déduite des versets de la Torah, voir Berakhot 25a. Est-ce que le cas de quelqu’un qui a de l’urine qui coule spontanément invalide entre dans la même catégorie ? Tel est le débat.
[La plupart des décisionnaires (Rosh et Rashba) tranchent comme la seconde opinion. Ceci a des incidences pratiques majeures en particulier pour des personnes qui portent des cathéters intravésicaux où l’urine s’écoule presque constamment.]

Il ressort un certain paradoxe de ce commentaire du Rashba. En effet il n’y a pas de débat, la personne qui se retient même d’uriner ne peut pas faire sa prière et a posteriori sa prière est un invalidée (si elle sait qu’elle ne peut pas se retenir le temps de marcher une Parsa). D’un autre côté si la personne a commencé sa prière normalement et qu’au milieu elle a été dépassée par les événements et que de l’urine a giclé, fondamentalement elle pourrait continuer sa prière telle qu’elle, si ce n’est que les Sages demandent qu’elle attende que cela s’arrête pour continuer. Le paradoxe est que se retenir est finalement, selon la démarche de Tossefot et du Rashba, plus prégnant que le fait que l’urine coule.

Quoi qu’il en soit, d’après le Rashba, lorsque la Guemara dit que lorsque quelqu’un se retient, sa prière est abominable donc invalidée, il n’y a pas de différence entre petits besoins et gros besoins. Le Elya Rabba mentionne aussi qu’il ressort de la Teshouva 98 des Teshouvot de Rabbi Moshé Isserless qu’il pense aussi qu’il n’y a pas de différence entre petits et grands besoins lorsque la personne se retient.
Il ressort donc qu’il y a deux manières de lire la Guemara.

Résumons. D’un côté donc le Maguen Avraham tranche que si quelqu’un avait envie d’aller aux toilettes pour faire ses petits besoins et que malgré l’ordonnance des ‘Hakhamim a commencé sa prière et qu’il n’a pas pu se retenir [ce qui est la lecture de la Guemara d’après Rashi], il attend que cela s’arrête et il continue la prière là où il s’est arrêté. D’après le Elya Rabba et d’autres décisionnaires, dans ce cas sa prière est invalidée et il doit reprendre au début.

Le Mishna Beroura (chapitre 92, §2) rapporte les deux opinions, et développe dans le Biour Halakha qu’il n’est pas dans ses capacités de trancher entre ces deux démarches puissantes. Nous ne pouvons que mettre en relief l’intense humilité de Rav Israël Méir Kagan HaCohen l’auteur du Mishna Beroura qui ne se presse pas de trancher lorsque de grands maîtres s’opposent et que les différentes démarches ont sur quoi se reposer.

Néanmoins Rabbi Ye’hiel Mikhel Epstein dans le Aroukh HaShoul’han, chapitre 92,§1, tranche sans aucune ambivalence comme le Maguen Avraham :
היה צריך לנקביו בין לקטנים בין לגדולים אל יתפלל, ואם יתפלל תפלתו תועבה כשהוצרך לגדולים וצריך לחזור ולהתפלל אבל לקטנים תפלתו תפלה דבקטנים אין זוהמא כל כך.
‘Il avait besoin de se retenir que ce soit pour ses petits besoins ou ses gros besoins il n’est pas autorisé à commencer sa prière. S’il a néanmoins prié sa prière est abominable s’il se retenait pour ses gros besoins et il doit refaire sa prière, mais s’il se retenait pour ses petits besoins a posteriori sa prière est considérée une prière car au sujet des petits besoins il n’y a pas trop de saleté (de Zouhama, de putritude).’

Le Aroukh HaShoul’han tranche le sujet en apportant une analyse liée à un ressenti : ‘au sujet des petits besoins il n’y a pas trop de saleté’, ce n’est pas aussi dégoûtant que les gros besoins.

XVIII. Démarche du Rambam, Hilkhot Tefila chapitre 4, Halakha 1 et Halakha 10.

L’analyse du Aroukh HaShoul’han nous laisse perplexe : en effet tout le monde peut évidemment se rendre compte qu’au niveau du ressenti il y a une différence entre les gros besoins et les petits besoins. Si c’est ainsi, sur quoi peut porter le débat entre le Maguen Avraham et le Elya Rabba ?

Il nous semble que Rambam dans le quatrième chapitre des lois relatives à la prière, Hilkhot Tefila, répond à notre question.

Première Halakha :
‘Cinq choses invalident la prière, la purification des mains, le fait de recouvrir son intimité, la pureté du lieu de la prière, des choses qui le perturberaient, l’intention du cœur.’
Dixième Halakha :
‘Que sont ces choses qui le perturberaient ? S’il avait besoin de faire ses besoins, il ne doit pas prier. Et toute personne qui se retiendrait et prierait, sa prière est abominable et il doit refaire sa prière après avoir fait ses besoins (…).’

Rambam, comme à son habitude, analyse le sujet par un mot דברים החופזים אותו, Devarim Ha’Hophzim Oto, que nous avons traduit par ‘des choses qui le perturbent’.
Il nous semble qu’il y a une discussion de fond entre le Maguen Avraham, le Aroukh HaShoul’han qui nous l’explique, et le Rambam.
Le Aroukh HaShoul’han, en appuyant la démarche du Maguen Avraham, explique que le problème est de se tenir devant D. lorsque l’on est plein de saleté. Qui suis-je pour ouvrir la bouche à D. dans cet état ? Si je fais une telle prière cela signifie que je suis complètement absent de ce que je suis, de l’état dans lequel je suis. Si je suis absent de ce que je vis, alors évidemment que je suis absent à D.. Ce n’est pas une prière, ce n’est pas un dialogue, c’est de la saleté, abomination. Bien évidemment se retenir d’uriner n’a pas la même portée que se retenir pour ses gros besoins.
La démarche de Rambam, et de Rashba etc. est une autre analyse : si j’ai besoin et que je me retiens, je ne suis pas disponible. D’ailleurs en français on appelle : ses besoins, comme en hébreu צרכיו. Je suis tiré par mes besoins. Comment puis-je dès lors être disponible pour parler à D. ? Dans ce cas, il n’y a pas de différence entre les gros et les petits besoins. Prépare-toi lorsque tu vas parler à ton Créateur, rends-toi disponible.

Au niveau de la conclusion légale, nous pencherions plutôt comme Rambam, d’autant plus que Rabbi Yossef Caro dans le Shoul’han Aroukh n’entre pas dans les nuances du Maguen Avraham. Nous avons vu aussi que Rabbi Shabtaï Ventura [7] dans son Nahar Shalom au chapitre 92,§1 déduit comme nous venons de le faire des paroles de Rambam.

XIX. Conclusion.

Il nous a paru nécessaire d’apporter cette étude talmudique et halakhique comme complément de notre étude sur le commentaire du Maharal de Prague sur le premier commandement. Evidemment beaucoup peuvent se demander quel en est le lien. La clef nous est venue de la décision de Rabbi Ye’hiel Mikhel Epstein dans le Aroukh HaShoul’han. En effet il dit qu’au niveau du ressenti il y a une différence de taille entre les petits besoins et les gros besoins. Dans la troisième explication du Notrikon, le Maharal nous a expliqué que la Torah proprement dite commence au moment où elle est donnée aux hommes. Il n’y a pas une Torah à laquelle les hommes doivent se référer. La Torah commence lorsque les hommes l’étudient. Nous avons vu plus haut que néanmoins la Torah avait été créée avant la Création du monde, néanmoins elle prend existence par l’étude et la parole des hommes. Les enfants d’Israël, en étudiant la Torah, en discutant de Torah, révèlent dans la réalité du monde ce que, quelque part, D. ne savait pas, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Il n’y a qu’un humain, dans sa fragilité et sa sensibilité, qui peut fixer au niveau légal de la loi qu’il y a une différence entre telle situation et telle situation vécue.
Néanmoins le débat entre les deux manières de lire la Guemara de Berakhot ne se situe pas au niveau du ressenti. Il est ridicule de dire que pour le Aroukh HaShoul’han on se perçoit différemment lorsqu’on se retient pour ses petits besoins que pour ses gros besoins et que pour les autres décisionnaires le ressenti serait le même. Le débat est un débat de fond : définir avec précision quel est le point visé par nos Maîtres lorsqu’ils interdisent de prier dans cette situation. Comme nous l’avons défini plus haut, pour le Maguen Avraham ce qui est visé est de savoir qui l’on est lorsque l’on se tient devant D. pour Lui parler. Pour Rambam, l’interdit vise le fait que l’on doit se rendre disponible lorsque l’on vient se tenir devant D. pour Lui parler.
Le ‘Hazon Ish, Rav Avraham Yishayahou Karlitz, enseigne que c’est la fine analyse intellectuelle qui est déterminante dans la prise de décision légale. C’est aussi ce que nous venons de démontrer. Le débat entre ces deux démarches est un débat de fond et non basé sur du ressenti.
L’étude présente peut nous donner la possibilité de palper le point précis de ce qui est visé dans le Don de la Torah, ou tout au moins un aspect. L’homme, l’enfant d’Israël, en étudiant la Torah et en tranchant la loi, émerge à ce qui le définit le plus : l’union de l’intellect et du ressenti, ce qui est appelé Daat, דעת. Et c’est en émergeant à son existence, à ce qui le définit le plus dans son humanité, que quelque part il donne existence à La source de son existence.


[1] Voir le début du sixième chapitre de Netiv HaTorah du Maharal. Nous en donnons notre traduction. ‘La Torah est la pensée supérieure qui est séparée de l’homme. En effet la pensée de l’homme, son intellect, se tient dans la corporalité de l’homme qui est matière. C’est pourquoi l’homme doit se donner les conditions pour pouvoir acquérir l’intellect séparé (de la matérialité). Il sera donc nécessaire que l’acquisition de la Torah se fasse en groupe, en ‘Haboura, car par le travail en groupe, en ‘Haboura, il est possible d’acquérir l’intellect séparé. Cela ne ressemble pas à une science habituelle où l’homme peut progresser dans la connaissance par lui-même car cette pensée est dépendante de la matière et n’est pas intellect séparé. Ce n’est qu’une étude acquise en groupe qui peut prétendre à être une pensée séparée de la matérialité.’ [Nous ajouterions que le terme ‘Haboura signifie ‘groupe’ mais aussi ‘blessure’. En groupe on ne s’épargne pas de se contredire et de s’opposer, de casser les limites de sa pensée personnelle. Les questions fusent et l’on peut entrer dans le sujet.]

[2] Effectivement, beaucoup de personnes apprennent de la Torah par le biais des nouvelles technologies. Et personnellement j’ai encouragé notre centre à créer deux sites internet. Ces technologies sont d’exceptionnels outils de travail mais l’étude de la Torah proprement dite s’effectue en binôme, ‘Havrouta, ou en groupe, ‘Haboura.

[3] Au niveau de la conclusion légale voir Shoul’han Aroukh Ora’h ‘Haim chapitre 339,§3.

[4] Nous voyons souvent dans les enseignements de notre Tradition des explications basées sur des valeurs numériques appelées Guématriot, ou des Notrikon, des acronymes, ou d’autres modes apparemment farfelus. Il ressort de cette étude, et grâce au commentaire du Maharal, que ces modes d’explications ne sont pas fantaisistes mais expriment une science précise et rigoureuse.

[5] Oh ami lecteur, je sens que tu te demandes quelle est la pertinence de ces sujets choquants et apparemment impudiques. Gardez patience, chers amis. Toutes vos réticences vont trouver réponse dans la suite, ou tout au moins nous l’espérons.

[6] Ce passage de la Guemara nous fait réaliser que l’univers mental de notre Tradition est plus oriental qu’occidental, n’en déplaise à certains. En effet, le travail sur la conscience de sa colonne vertébrale et le dos est très présent dans les disciplines orientales et extrême-orientale, et, à notre connaissance, complètement absent en occident.

[7] Rav à Split en Dalmatie au dix-huitième siècle.

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Étude sur l’existence – Analyse du premier mot des Dix Commandements : Anokhi”

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