I – Dans la Méguilat Esther (II, 22), nous lisons à propos d’un épisode a priori de second plan
( le complot contre le roi fomenté par Bigtan et Térech, déjoué par Mordeh’aï) : « Et Esther [le] rapporta au roi au nom de Mordeh’aï ». Ce sur quoi le Talmud (Méguila 15b) nous confie qu’on apprend de là que « Quiconque rapporte une parole au nom de son auteur amène la Délivrance (Guéoula) au monde »
C’est ce principe que nous nous proposons d’approfondir dans ces lignes.
Car à travers cette réflexion sur l’un des rouages essentiels et imprévus de cette grande scène qu’est l’histoire d’Esther, nul doute que nos Sages ont désiré par là même nous enseigner une règle générale concernant l’ attitude à adopter vis à vis de notre obligation quotidienne d’être en perpétuelle attente du Messie[1].
II – Le Maharal (Or H’adach sur Esther II, 22 et Déreh’ haH’aïm sur Avot VI, 6) nous explique la chose suivante : en étant capable de reconnaître que la mise en échec du complot était le fait de Mordeh’aï et non du sien (alors qu’elle aurait eu personnellement intérêt à le faire et renforcer ainsi sa place dans le palais et ses intrigues), Esther se montre ainsi digne et apte à servir de vecteur à la délivrance du Peuple des mains du sinistre Haman. Car cette conduite témoigne de ce que la reine fait preuve d’humilité, qualité indispensable à celui qui désire s’inscrire dans le cours des événements amenant la Géoula.
En effet, si Esther avait été dépourvue de modestie, lorsque l’histoire de Pourim connaîtrait l’heureuse fin que l’on sait, elle se serait peut être attribué tout son mérite, en mettant en avant son sens politique, sa gracieuse personne qui lui a permis de devenir reine, et sa discrétion à qui elle doit de l’être restée (ce qui est loin d’être évident au palais d’Assuérus), etc… Ce qui aurait empêché le Peuple d’Israël de prendre conscience du rôle de la Providence, qui pourtant régit ces événements du début à la fin, comme peut le ressentir n’importe quel lecteur de ce Rouleau.
Ceci d’autant plus que nous sommes alors dans un contexte particulier : comme chacun le sait, le nom de D. n’apparaît nulle part dans la Méguila, ce qui est interprété par nos Sages comme renvoyant à un moment d’ « Ester Panim »[2] correspondant aux périodes de l’Exil où la Providence est tellement cachée et les événements d’une appréhension si difficile que, bien qu’Il soit évidemment présent, on ne peut percevoir la présence du Saint Béni Soit-Il dans le déroulement de l’Histoire.
Dans ce cadre singulier, mettre en avant les acteurs humains au détriment de l’action de la Providence aurait produit, si l’on peut s’exprimer ainsi, à une Délivrance pour rien…
III – Dès lors, nous pouvons percevoir autrement l’enseignement de nos Sages : selon le Maharal, la Délivrance dont on parle ici s’identifie à un retour aux sources.
Le Talmud, par son interprétation des événements de la Méguila, vient nous apprendre qu’aucune Guéoula ne peut faire l’économie d’un effort, pour ses acteurs, vers l’identification et la recherche d’authenticité des paroles y jouant un rôle. Au point que les deux termes en viennent à se confondre.
Comment comprendre cela ?
IV – Le Maharal (idem) répond à cette question : la Délivrance est ainsi pour lui le fait de retourner à une situation optimale antérieure.
Que ce soit dans le cas d’un objet qui appartenait à Réouven et qui se trouve à présent dans les mains de Chim’on, et que l’on désire rendre à son propriétaire originel[3], ou, dans un autre ordre de grandeur, du Peuple d’Israël qui auparavant servait son D. en Terre Sainte et qui à présent se trouve disséminé parmi les Nations, et aspire à retrouver cet âge d’or[4].
Si il en est ainsi, on peut comprendre la définition précédente : si je choisis de ne pas respecter ce dont je ne suis que le vecteur, j’empêche par là même la possibilité pour la Guéoula d’advenir, parce que je brouille (volontairement ou non) les pistes, alors que tout l’objet de la Délivrance est d’arriver à clarifier et à retrouver ces éléments originels.
V – On peut aller plus loin et dire qu’ainsi la Délivrance n’est qu’un long processus, et qu’on ne peut y parvenir qu’en respectant scrupuleusement ses diverses étapes, et ce même si elles sont distantes de milliers d’années et que je n’en ai donc pas vraiment conscience.
Or celui qui néglige de citer ses sources place un gros grain de sable dans cette fragile mécanique : il empêche le processus de s’accomplir parce que l’identification n’est plus possible et qu’on ne peut plus replacer ce qu’il a rapporté dans la longue chaîne des événements. Il rend dès lors impossible d’identifier la Providence comme moteur de l’Histoire, à l’instar de ce qui se serait passé si Esther n’avait pas eu l’honnêteté de signifier au roi qu’il devait son salut à Mordeh’aï.
VI – Des preuves de cette interprétation peuvent être amenées par d’autres aspects de la Méguila elle-même :
Ainsi la Guémara (Méguila 13b) précise à propos de notre complot que « D. fait toujours précéder le remède au mal », puisque cet épisode apparemment annexe prend place juste avant celui où l’on nous raconte (Esther III, 1) que le roi Assuérus éleva Haman aux plus hautes fonctions. Le cours des événements étaient déjà prévus par le Très Haut, mais bien sûr personne ne le savait ni ne pouvait le savoir[5]. Seules les qualités d’âme de la reine Esther lui permirent de réaliser le projet divin puisqu’elle se montra capable de se conforter ainsi à ce que la Thorah attendait d’elle…[6]
De plus, cette histoire singulière de complot tourne autour du thème du langage : le Talmud (Méguila id.) nous raconte que « Mordéh’aï sut ce qui s’était passé » (Esther II, 20) parce que Bigtan et Térech dialoguaient dans une langue inconnue (le Tarse) qu’ils pensaient n’être connu de personne, ignorant que Mordéh’aï la maîtrisait, sa participation au Sanhédrin l’ayant rendu polyglotte[7].
Or qu’est ce que le langage si ce n’est -depuis la Tour de Babel – un phénomène universel tendant à créer la multitude chez l’humain, et donc à troubler la conscience de l’origine commune de l’Humanité, quand bien même cela s’avère productif et enrichissant ?
VII – La pertinence actuelle de ce principe ne fait aucun doute : de nos jours, on peut constater une certaine perte de repères. De quoi est-elle le symptôme, si ce n’est de la déconnexion d’une société qui se veut dans l’immédiat permanent, et qui oublie ainsi de se pencher sur les origines des valeurs et des éléments qui la compose ?
Cela peut prendre plusieurs formes : soit un désintérêt envers le passé (parfois revendiqué : « Du passé faisons table rase »), soit une volonté de changer, d’altérer ou de taire la vérité pour le rendre plus acceptable, etc…
D’un point de vue pratique, le fait d’être dénué de ces repères-là handicape puisqu’il crée un défaut d’enracinement : vivre dans un perpétuel présent sans se soucier du passé entraîne qu’on en est dépourvu. Ce qui ne peut qu’influencer le sens et le goût de l’existence, si on ne se sent plus faire partie d’une Histoire, d’un projet, ce qui peut conduire à une sensation de vide ou de lassitude et de grande solitude.[8]
Et là aussi nous pouvons intégrer la notion de Délivrance. Car de la même manière qu’il existe une Guéoula collective(les Temps Messianiques), il existe également une Guéoula individuelle. Et qui dit qu’avoir accès à ses origines, retrouver des repères stable dans la vie qui sont à même de nous guider dans l’existence n’en est pas une en quelque sorte ?
[1]Cf. Chabbat 31a, et le treizième et dernier Article de Foi de Maïmonide.
[2]Cf. Dévarim XXXI, 18.
[3]Cf. Vayikra ch. XXV.
[4]Cf. Netsah’ Israël, ch. I.
[5]Plusieurs années séparent les divers événements de la Méguila. A ce sujet, cf. Thorah Témima Esther II, 22.
[6]Et encore, malgré cela il a fallu l’intervention de l’Ange Gavriel pour que le souvenir des hauts faits de Mordéh’aï parviennent au roi (Méguila 15b-16a)
[7]Cf. Sanhédrin 17a.
[8]On peut se demander si ce phénomène regrettable ne touche pas aussi dans une certaine mesure la Communauté juive…
Il n'y a pas encore de commentaire.